- -
- 100%
- +
Résumé brillamment et complété par Hotman, au XVIe siècle, réédité par Schardius, puis encore au XVIIe siècle par Banck, qui le donne comme une pièce capitale pour l’histoire des démêlés du Saint-Siège avec les puissances, le traité de Laurent Valla mérite assurément de ne pas tomber dans l’oubli. C’est une œuvre. L’auteur a extrêmement soigné, au point de vue de la composition et du style, ce pamphlet ou plutôt ce plaidoyer qui était pour lui un morceau de prédilection et qu’il retoucha jusque dans sa vieillesse. La forme en est légèrement artificielle, comme tout ce qui tient au genre oratoire et demande de la symétrie; mais la langue est pure, puisée aux bonnes sources, digne de celui qui avait recueilli et commenté les Élégances de la langue Latine. Les premières pages sont toutes Cicéroniennes. Laurent Valla y prête successivement la parole, avec une grande ampleur, aux fils et aux amis de Constantin, au Sénat, au Peuple, qui tous le supplient de ne pas donner l’Empire; enfin à Sylvestre, qui refuse de le recevoir, et il a placé dans la bouche de ces différents personnages les raisons les plus propres à faire toucher du doigt les impossibilités matérielles et morales soit de la Donation, soit de son acceptation. Ce ne sont pas là de vaines tirades déclamatoires, des morceaux de rhétorique plus ou moins achevés; la forme oratoire ne nuit en rien à la vigueur des arguments, et, sous l’abondance du style, la cadence des périodes, l’éclat et la hardiesse des figures, des apostrophes, on sent une robuste dialectique, comme des muscles solides sous une draperie. Le discours de Sylvestre surtout est remarquable. Tous les motifs du refus qu’il le suppose faire, avec une malicieuse bonhomie, tirés de la prédication et de l’enseignement de Jésus, des Épîtres de Saint Paul, des écrits des Pères, appliqués avec une rare justesse, s’appuient sur des textes qu’on ne peut guère écarter; mais c’est une ironie bien cruelle que de placer dans la bouche d’un Pape cette audacieuse contre-partie des prétentions de Grégoire VII, fondées sur des allégories de la Lune et du Soleil. Ces polémistes du XVe siècle étaient de rudes jouteurs, et, en pareilles matières, leur connaissance profonde des lettres sacrées les rendait bien redoutables. L’Église, maîtresse de l’instruction publique, lui donnant pour base l’étude des livres saints, pour couronnement celle de la théologie et du droit canonique, formait sans doute des prêtres instruits et se préparait des apologistes; mais elle se créait aussi de dangereux adversaires en ceux qu’elle nourrissait ainsi de sa moelle et que venait à éclairer un rayon de libre pensée. Ce sont des théologiens qui lui ont fait le plus de mal.
La discussion proprement dite de l’acte incriminé se trouve dans la seconde moitié du livre; elle est mordante, acharnée, spirituelle; le polémiste, auquel M. Nisard lui-même reconnaît pour habitude «d’alléguer des raisons avant de dire des injures,» y redouble d’invectives, mais le «grammairien» surtout, éplucheur de mots et de syllabes, y triomphe. Valla, et ce n’est point son moindre mérite, a ouvert la voie à la critique diplomatique, un art encore en enfance à son époque, et que l’Église n’était guère tentée de protéger. Toute brillante et passionnée qu’elle est, sa discussion repose sur un examen approfondi du texte, au point de vue historique comme au point de vue grammatical; il passe tout au crible avec un soin minutieux, et si l’on analyse les moyens de vérification qu’il emploie pour saisir les traces de fraude, on se convaincra que les Mabillon et les d’Achéry n’en ont point eu d’autres: ils ont précisé et formulé les règles que Valla appliquait d’intuition.
Février 1879.
IX
LES CONTES
DE VOISENON36
L’Abbé de Voisenon est une originale figure du XVIIIe siècle. Presque aussi laid qu’un singe, d’une taille petite et rabougrie, la mine chétive, envahie d’une jaunisse perpétuelle, bâti par la nature dans un moment de distraction, d’une santé délabrée, avec cela, et de temps en temps, étouffé par un asthme qu’il prétendait tenir de sa nourrice, il ne laissa pas d’être un homme à bonnes fortunes; c’était un abbé galant, un coureur d’alcôves. Ne rappelons pas qu’à vingt-cinq ou vingt-six ans il avait été grand-vicaire, ce qui nous est au moins aussi indifférent qu’à lui-même, et que sur son refus d’accepter l’épiscopat, il reçut l’abbaye royale du Jars, près de son château de Voisenon, avec trente mille livres de rente: entré dans les lettres sous les auspices de Voltaire, il nous est rien que pour cela sympathique, et s’il conserva de fructueux bénéfices en restant fidèle à cette amitié de sa jeunesse, il en aurait obtenu bien d’autres en passant dans le camp des cafards, sans avoir besoin de changer de mœurs. Voltaire, que l’on nous peint aujourd’hui comme un mangeur de prêtres, comme l’ogre du clergé, Voltaire eut toute sa vie autour de lui une véritable cour de gens d’Église; à voir, dans sa Correspondance, la peine infinie qu’il se donne pour procurer du pain à celui-ci, un emploi de secrétaire à celui-là, un canonicat à cet autre, on pourrait croire qu’il tenait le bureau de placement de tous les abbés de France.
Voisenon fut un des premiers à tirer parti de cette bienveillance; patronné par Voltaire, il se lança dans les cercles des beaux esprits et les salons des jolies femmes. Il eut sa place marquée dans la Société du bout du banc et le Recueil de ces Messieurs; ses petits vers plurent, quoiqu’ils n’eussent pas toujours le sens commun; ses reparties piquantes et sa malice empêchèrent de trop voir les disgrâces de sa personne, et il eut des succès, il fit des conquêtes! Les femmes ne se l’arrachaient pas, cela se conçoit; elles le prenaient par curiosité, pour amuser le tapis, et se le repassaient de l’une à l’autre comme un magot sans conséquence. Elles l’appelaient leur ami Greluchon, leur petite poignée de puces. Voisenon dit que Crébillon fils passait pour être insolent envers les femmes, sans avoir de quoi justifier son insolence; mais lui-même aurait peut-être été bien embarrassé, avec son asthme, d’en montrer davantage, et cela ne l’empêchait pas d’être insolent. Stendhal conte de lui une bonne histoire. Le duc de Sône le surprend, une nuit, au lit avec sa femme. L’abbé ordonne à la duchesse de faire semblant de dormir, et se met à lire tranquillement. Quand le duc paraît sur la porte, l’abbé, le doigt sur la bouche, lui fait signe de se taire, et lui dit tout bas qu’il a gagé de s’introduire dans le lit de la duchesse à une heure du matin, sans qu’elle s’en aperçût. «Mais est-il déjà une heure?» dit le mari; et pendant qu’il consulte la pendule, Voisenon se lève, s’habille et s’en va. L’anecdote est jolie; elle serait plus certaine s’il avait existé un duc et une duchesse de Sône au XVIIIe siècle. Du reste, la lecture semble avoir été, au lit, l’occupation favorite du maladif abbé; plus tard, quand il rencontra de tendres consolations près de la jolie Madame Favart, devenue une grosse et réjouie commère, le duc de Lauraguais prétend qu’on le trouvait le matin lisant son bréviaire entre les draps; Madame Favart, en cornette de nuit, répondait: Amen37.
Ses Contes, ce qu’il a fait de plus agréable, en somme, et l’œuvre qui le reflète le mieux, ne sont, comme sa vie et ses amours, qu’une parodie et une gageure. La note tendre, émue ou passionnée n’est pas dans ses cordes; sa tête seule travaille, les sens absolument calmes, et il résout à chaque instant le problème en apparence insoluble d’écrire des contes libertins qui ne soient pas le moins du monde érotiques: ceux qui y chercheraient des impressions voluptueuses seraient bien déçus. Aussi ne faut-il pas placer ses légères esquisses, simples débauches d’esprit, à côté des toiles chaudement colorées de Crébillon fils ou de Diderot. Voisenon n’a pour lui que l’esprit, le style et l’imagination bouffonne; il conte vite et bien, plutôt en causeur qui veut éblouir, qu’en romancier qui voudrait intéresser; il s’enchevêtre dès les premières pages dans des inventions impossibles, et ne se tire d’affaire qu’en renchérissant sur ses propres extravagances.
La mode était de son temps aux Contes de fées et, à la fin du siècle, le libraire Panckoucke, qui en raffolait encore, ainsi que des Voyages imaginaires, a pu en réunir, dans les 37 volumes in-8o de son Cabinet des Fées, la plus étonnante collection. Ce genre aimable, auquel nous devons quelques gracieux chefs-d’œuvre de notre littérature, avait pris naissance aussitôt après la Révocation de l’Édit de Nantes: dans l’étouffant silence qui pesait sur toutes les plumes, alors qu’il était dangereux de penser, le mieux que l’on pouvait faire était de se passionner pour le Rameau d’or ou de courir après l’Oiseau bleu. La Maintenon encourageait cette littérature inoffensive, elle s’y intéressait au delà de tout, et le fuseau lui échappait des mains en écoutant Peau d’Ane ou Riquet à la houppe. Des gens sérieux disaient que les Contes de fées étaient l’histoire du cœur et l’école des rois. Ce goût enfantin survécut à ses causes, mais ceux qui s’y livraient, d’une imagination moins inépuisable que les Persans et les Arabes, ne tardèrent pas à tomber dans le galimatias et l’insipidité. On est vite à bout d’expédients, dans ce genre qui demande tant de ressources, tant de délicatesse, pour ne pas être ennuyeux, et Hamilton lui-même regrettait d’avoir donné une suite à ses Quatre Facardins:
… Je ne fus pas assez sagePour m’en tenir à ce fragment;Je joignis un second étage,Pour marquer les absurditésDe ces récits mal inventés…Du temps de l’abbé de Voisenon, ce n’était plus un second ni même un troisième étage qu’on élevait: on surchargeait outre mesure de constructions parasites le frêle édifice. Voisenon résolut de le faire crouler en lui apportant sa pierre, le Sultan Misapouf; il se trompait: cette parodie des Contes de fées eut autant ou plus de succès que les vrais Contes, et l’abbé continua de s’exercer dans ce genre facétieux. Naturellement, ces bluettes n’étaient pas destinées à voir le jour; mais on sait l’histoire: dès qu’elles sont écrites, il se trouve toujours un secrétaire infidèle pour en prendre copie, et un coquin de libraire pour profiter de l’indiscrétion. Ainsi coururent sous le manteau le Sultan Misapouf, Tant mieux pour elle et la plupart des autres Contes de Voisenon, à la grande désolation de l’honnête Favart, qui se lamentait de voir affiché de la sorte «un homme respectable autant par ses mœurs que par son état.»
Aujourd’hui, la mode semble revenir à ces bagatelles du temps passé: on réédite avec luxe Boufflers, Caylus, Crébillon fils, Voisenon; Montcrif, Godard d’Aucourt, La Morlière et Fromaget auront leur tour. Mais il y a plus à laisser qu’à prendre dans ces jolis habilleurs de riens. Voisenon, en particulier, est très inégal; son Histoire de la Félicité, quoique courte, a des longueurs; Zulmis et Zelmaïde, Il eut raison, Il eut tort, Ni trop ni trop peu, sont insignifiants. Quand une bonne âme, Madame de Turpin de Crissé, crut devoir réunir ses Œuvres complètes (1781, 5 vol. in-8o), tout le monde s’aperçut que le sémillant abbé perdait plus qu’il ne gagnait, à être ainsi délayé en cinq tomes, et faisait la mine d’un papillon écrasé sous un in-folio. Tout récemment, M. Octave Uzanne a extrait de ce gros recueil tous les Contes de Voisenon38. Nous nous en tiendrons, pour notre compte, à ses deux ouvrages les plus célèbres, ceux où il se piquait d’avoir mis tout son art et reculé l’extravagance au delà des limites ordinaires: le Sultan Misapouf et Tant mieux pour elle, en complétant le recueil par la Navette d’amour, bluette sentimentale qui donne une idée suffisante de son savoir-faire dans le genre gracieux. Voisenon a l’haleine courte, c’est un auteur de petit format; il a fait fortune sous le manteau: qu’on puisse le fourrer dans la poche.
Mai 1879.
X
LA NUIT ET LE MOMENT
PAR CRÉBILLON FILS39
Les romans légers du XVIIIe siècle, non réimprimés depuis longtemps, si ce n’est peut-être en Belgique, et dont quelques-uns sont mis à l’index en France, par une pruderie exagérée, deviennent peu à peu assez rares pour n’être plus qu’entre les mains exclusives des bibliophiles. Leurs éditions anciennes, classées soit dans les cabinets des amateurs, qui les gardent avec un soin jaloux, soit dans les bibliothèques publiques, où l’on refuse généralement de les donner en lecture, se trouvent par le fait retirées de la circulation, et si tout le monde connaît, au moins de titre, les plus fameux, la connaissance se borne là. Un spirituel écrivain, qui met de la grâce dans l’érudition, et qui sait bien le prix du petit volume où il a consigné ses recherches sur cette partie de notre littérature, car il l’a maintes fois réimprimé sous toutes sortes de titres (Bibliothèque galante, 1855; Galanteries du XVIIIe siècle, 1862; Amours du temps passé, 1877), M. Charles Monselet, commence par déclarer qu’il ne parlera ni d’Angola, ni d’Aline et Valmont, ni du Sultan Misapouf, ni du Hasard du coin du feu, par la raison qu’ils sont connus de tout le monde, ou peuvent l’être. Est-ce si sûr que cela? Il nous semble, au contraire, qu’on en parle un peu par ouï-dire et qu’on les juge sur commune renommée. Des phrases toutes faites sur l’effronterie, l’immoralité, la corruption d’un siècle pervers, voilà ce qui se répète, sans conviction d’ailleurs, et rien que pour ne pas rompre en visière aux préjugés. Sommes-nous devenus si collets-montés depuis Rabelais et Brantôme?
Entre toutes les productions de Crébillon fils, la Nuit et le Moment, ce petit chef-d’œuvre d’une perfection achevée, a généralement trouvé grâce devant ces censeurs moroses ou prévenus, mais il n’en a pas été pour cela apprécié avec plus d’exactitude. «Dans un très-joli roman intitulé la Nuit et le Moment, Crébillon fils a raconté les joyeux passe-temps de la campagne.» Libre à l’imagination de bâtir sur ces trois lignes de Jules Janin tout ce qu’elle pourra rêver d’agréable dans le genre champêtre et bucolique: promenades sous les grands arbres du parc, tendres entretiens à l’ombre des cabinets de verdure, danses et dîners sur l’herbe, jeux d’escarpolette, feux d’artifice au bord de l’eau, etc.: elle en sera pour ses frais. Et cependant la courte et sèche indication du défunt prince des critiques, qui ne dit pas un mot de plus de ce livre charmant, n’est pas entièrement fantaisiste; la scène se passe dans un château des environs de Paris ou de Versailles: c’est là tout ce qu’il y a d’un peu champêtre dans l’action, qui montre pour décor, non les grands bois, mais les tentures d’une chambre à coucher; le bocage, avec ou sans mystère, est remplacé par les rideaux de l’alcôve.
Les grandes maisons du XVIIIe siècle avaient pris un instant la mode de donner ce qu’on appelait des journées de campagne, où elles offraient à leurs invités des divertissements exquis et de toutes sortes. Crébillon, aussi bien et mieux qu’un autre, aurait pu nous retracer une de ces journées; mais avec sa finesse ordinaire, il s’est contenté d’en raconter l’épilogue. La dernière fusée éteinte, la dernière coupe de Champagne vidée, quand chacun s’est mis en quête de son appartement, il semble que tout soit fini; au contraire, tout commence. Ces sortes de réunions servaient de prétexte à des rencontres, à des arrangements fortuits; l’imprévu était de la fête. Cidalise s’est enfermée chez elle, mais elle a oublié de pousser le verrou; l’a-t-elle vraiment oublié? Clitandre, en simple robe de chambre de taffetas, erre par les couloirs, trouve une porte qui s’ouvre toute seule et pénètre chez Madame sans se faire autrement annoncer. Est-ce bien là qu’il croyait entrer, et Madame l’attendait-elle, si toutefois elle attendait quelqu’un? Autant de points qui restent dans l’ombre; Crébillon fils est le peintre des demi-teintes et l’homme des sous-entendus: il laisse plus à deviner qu’il ne donne à voir. La conversation s’engage, légère et spirituelle d’abord, puis de plus en plus intime; on se rapproche, on se fait des confidences. On se croyait invinciblement attaché de part et d’autre, et bientôt, à la manière dont Cidalise tout comme Clitandre parlent de leurs amours de la veille, ils s’aperçoivent que ce sont des amours déjà bien lointains, bien effacés, ils entrevoient qu’ils ne sont peut-être pas aussi indifférents l’un à l’autre qu’ils le supposaient. Crébillon fils est un maître en ce genre d’escrime amoureuse; les stratagèmes insidieux de l’attaque, les coquetteries de la défense, le trouble de la défaite, il nous a peint tout cela vingt fois, et toujours avec un art parfait, de nouvelles délicatesses de sentiment et de style. Ce sont des variations sur une seule corde, toujours la même, mais quelle corde! la fibre la plus déliée et la plus sensible du cœur humain.
Ce n’est pas d’ailleurs chose facile que de donner un intérêt croissant à un dialogue de ce genre, qui aurait au théâtre une durée de deux ou trois heures. En cela, Crébillon a plus d’une ressemblance avec Marivaux et semble souvent avoir voulu reprendre sous une autre forme, plus vive et d’une couleur plus chaude, le Jeu de l’amour et du hasard de son devancier. Tous deux sont du même monde et, à quelques années de distance, s’inspirent des mêmes modèles, raffinent les préciosités des mêmes salons. Mais l’auteur dramatique a, pour se soutenir, une intrigue qu’il emmêle et file jusqu’au dénouement, les allées et venues de la scène, les incidents qu’il lui plaît de créer: le romancier se sauve par la peinture des caractères et les descriptions. Crébillon fils, à la fois auteur dramatique et romancier dans ce petit livre, s’est volontairement privé des ressources de l’un et de l’autre. Une causerie qui parcourt tous les tons, qui commence par le badinage et finit par l’attendrissement, les progrès d’un sentiment, d’un caprice, d’une fantaisie que l’on voit naître et se développer, cela lui suffit pour éveiller la curiosité. Et que de jolies digressions, d’anecdotes lestement troussées, pour remplir les vides et amuser les entractes! Quoi, il fallait tant d’esprit, de ténacité, de persuasion et d’éloquence, des phrases si bien tournées, des compliments si adroits pour décider à l’indulgence une de ces femmes que l’on nous peint comme de fieffées impures! Le XVIIIe siècle est une époque calomniée.
«La vérité ne saurait être plus exacte,» dit Palissot, «que dans les romans de Crébillon fils, les caractères mieux tracés, les situations filées et graduées avec plus d’art. Ne l’accusons pas de la licence des mœurs qu’il a peintes, il pourrait dire à tout son siècle:
«Est-ce ma faute à moi, si ces mœurs sont les vôtres?»»Le comte Hamilton est le seul écrivain à qui Crébillon ait été comparé. Si Hamilton a donné dans ses Mémoires de Grammont un modèle de plaisanterie exquise que personne n’est tenté d’imiter, ses contes, quoiqu’il en ait fait de très agréables, n’ont pas à ce qu’il nous semble la gaîté piquante, ni l’originalité des romans de Crébillon, ni surtout cette vérité de mœurs qui les fera vivre tant qu’on sera curieux de connaître les Français du XVIIIe siècle. La réputation de ces romans peut, à la vérité, décroître par le changement qui s’est déjà fait dans nos habitudes, mais il sera toujours vrai que Crébillon a été l’historien le plus fidèle des mœurs de son temps.» Ce jugement doit rester; Crébillon n’est pas seulement un écrivain délicat, c’est un observateur pénétrant et un peintre fidèle. Par la nature du cadre qu’il s’impose généralement, il ne peut s’appesantir sur aucun caractère, sur aucune situation; il faut qu’il aille vite, que les tableaux se succèdent, et chaque personnage n’a que le temps de dessiner en passant sa silhouette. Toutes sont justes et précises, elles ne paraissent qu’effleurées et sont étudiées à fond. Ses portraits ont cette vérité et cette variété infinie que rencontrent seulement ceux qui peignent sur le vif; aucune de ses femmes ne ressemble à l’autre, n’a le même ton, le même visage, la même langue, et toutes cependant sont des rouées et des coquettes; elles ne diffèrent que par des nuances pour ainsi dire insaisissables: ces nuances, il les a saisies et fixées. Bien peu d’écrivains du même genre ont si finement arrêté les contours de physionomies fugitives et donné ce cachet de réalité aux filles de leur imagination.
Juillet 1879.
XI
LES NOUVELLES
DE SACCHETTI40
Les Trecento Novelle de Franco Sacchetti sont un des monuments de la littérature Italienne: comme style, de pur Toscan, elles font autorité et se classent parmi les testi di lingua; comme fond, elles ont l’inappréciable avantage d’être des tableaux de mœurs d’une vérité, d’une précision et d’une couleur on ne peut plus rares. Il y a lieu de s’étonner qu’elles soient restées manuscrites près de cinq siècles; presque contemporaines de Boccace, elles n’ont vu le jour que du temps de Voltaire. Les Italiens de la Renaissance les connaissaient pourtant à merveille; Strapparola, Bandello, le Lasca, Pogge surtout, en ont largement profité, mais l’idée de s’en faire l’éditeur n’est venue à personne de ceux qui les mettaient si bien à contribution. Peut-être était-ce par remords et pour ne pas dévoiler leurs larcins: croyons plutôt qu’ils les trouvaient d’un style trop rude, trop archaïque, et qu’ils préféraient de bonne foi à ces vieilleries leurs amplifications ou rajeunissements. Bottari les imprima le premier en 1724; Poggiali en donna une édition plus correcte et plus exacte (Livourne, sous la rubrique de Londres, 1795, 3 vol. in-8); à cette époque, le temps avait déjà produit dans l’œuvre de Sacchetti des ravages irréparables. Les copies en étaient encore nombreuses; il y en avait à Florence, à Rome, dans les bibliothèques publiques et dans les collections particulières; mais la plupart étaient de date récente, du XVIIe siècle ou de la fin du XVIe, et leurs auteurs ne semblaient avoir eu qu’une préoccupation: rajeunir le texte et lui enlever toute saveur, raccourcir ou délayer les Nouvelles, substituer leurs propres réflexions à celles de Sacchetti; ces copies ne pouvaient être d’aucune utilité. Un manuscrit ancien de la Bibliothèque Laurentienne, à Florence (on le croit du XVe siècle), servit de base aux travaux de Bottari, de Poggiali et de tous ceux qui vinrent après eux; malheureusement, il était mangé des vers, perdu d’humidité, des feuillets avaient été arrachés, le commencement et la fin manquaient. Le commencement fut retrouvé, cousu à une copie plus récente, dans la Bibliothèque Magliabecchi; la fin n’a jamais été découverte, et, même en rejoignant les deux parties, séparées l’une de l’autre, nous ne savons à quelle occasion, on ne réussit pas à combler toutes les lacunes. Dans l’état où elles sont actuellement, après cinq ou six éditions dont la meilleure est celle de M. Ottavio Gigli (Firenze, Le Monnier, 1868, 2 vol. grand in-18), les Trois cents Nouvelles se trouvent réduites à deux cent vingt-trois41.
Placé entre Boccace, qui le précède d’une vingtaine d’années, et Pogge, qui le suit à un demi-siècle de distance, Sacchetti tient à la fois de l’un et de l’autre; il refait à sa manière certains contes du Décaméron, par exemple le Diable en enfer, comme pour montrer ce que l’on peut tenter, même après un chef-d’œuvre; et par courtoises représailles, Pogge traite à son tour en Latin, avec l’originalité qui lui est propre, un grand nombre de sujets tirés des Trecento Novelle. Mais Pogge a une préférence marquée pour les brèves anecdotes, les reparties spirituelles, surtout pour les contes gras; il vise au trait et va droit au mot de la fin en une page ou deux. Boccace, conteur éloquent et fleuri, Cicéronien d’éducation et de style, affectionne les récits longuement accidentés, les aventures épiques. Peu lui importent le lieu de la scène et le temps de l’action; il choisit dans l’histoire ancienne, aussi bien que parmi les événements contemporains, le fait qu’il juge propre à captiver l’intérêt, il l’idéalise et le transforme en une peinture générale des travers, des vices et des passions: chacune de ses Nouvelles est un poème, une tragédie, une comédie. Sacchetti a de moins hautes visées; tandis que son prestigieux rival rehausse de tout l’éclat de son imagination les aventures déjà empreintes d’un caractère exceptionnel, lui se borne à nous raconter la vie au jour le jour, le fait divers de la semaine, l’aventure bourgeoise qui a défrayé les commérages du quartier. Les personnages de Boccace, même les plus vulgaires, deviennent des types, comme ceux de Molière et de Shakespeare: ils représentent l’humanité; ceux de Sacchetti restent des individus. Mais si l’auteur des Trecento Novelle n’a pas les hautes facultés d’idéalisation de son rival, il possède d’autres qualités à peine inférieures, et, en concentrant sur un seul foyer la peinture des mœurs Italiennes à son époque, toute l’intensité de son observation, il a réussi à nous laisser des tableaux pleins de l’animation de tout ce qui est vrai et sincère; on y sent la vie. L’un de ses mérites, très sensible même aux étrangers (combien doit-il l’être plus aux Italiens!), consiste dans le naturel et la justesse de l’expression, empruntée toute vive à la langue populaire, dans un style fourmillant d’idiotismes Florentins. Il a quelque chose de notre Villon, qui, lui aussi, nous a conservé tant de vieux proverbes et de locutions Parisiennes: l’absence de toute recherche littéraire et, sous cette négligence apparente, la précision du trait, du détail caractéristique, l’art d’esquisser une physionomie, de donner le croquis d’une scène, d’une manière ineffaçable, en deux ou trois coups de crayon; il ne compose pas un récit, il vous met la chose même sous les yeux.