Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Ce fut en ce moment que la porte de la loge de Barras s'ouvrit et que, comme si elle eût craint de porter ombrage à l'incomparable Raucourt, une femme inconnue, d'une beauté sans comparaison, même avec les plus belles, apparut dans la pénombre de l'avant-scène et s'avança lentement, timidement et comme à regret, sur le devant de la loge.
Tous les yeux se dirigèrent sur cette nouvelle venue, dont on ne fit, en quelque sorte, qu'entrevoir, perdu dans les plis de son voile de gaze, le visage céleste. Ses yeux se portèrent tout autour de la salle, s'abaissèrent sur l'orchestre, où son regard se croisa comme s'il y avait été attiré par une force invincible avec le regard de l'inconnu.
Tous deux en même temps jetèrent un cri, tous deux s'élancèrent vers la porte, l'un de l'orchestre, l'autre de la loge, et se trouvèrent dans le corridor.
Mais au moment où l'étranger arrivait au bas de l'escalier, une femme qui semblait en descendre les marches sans les toucher, vint tomber dans ses bras et se laissa glisser jusqu'à ses genoux, qu'elle baisa avec fureur en éclatant en sanglots.
L'inconnu la regarda et la laissa faire, puis, d'une voix douloureusement tirée des cavités de sa poitrine:
– Qui êtes-vous? dit-il, et que me voulez-vous?
– Oh! mon bien-aimé Jacques, lui dit la jeune femme, ne reconnais-tu pas ton Éva?
– Ce qui est dans la loge de Barras est à Barras! répondit froidement l'étranger, et n'est pas à moi, n'est plus à moi, n'a jamais été à moi!
En ce moment Barras parut au haut de l'escalier; il s'était étonné de cette fuite d'Éva et l'avait suivie.
– Citoyen Barras, dit Jacques Mérey, voilà une femme que je crois folle; invitez-la, je vous prie, à reprendre dans votre loge la place qu'elle doit y occuper.
Mais à ces mots Éva, avec le même rugissement de douleur que si elle eût reçu un coup de poignard à travers la poitrine, saisit Jacques à bras-le-corps, puis, le regardant avec une expression à laquelle il n'y avait pas à se méprendre.
– Tu sais, lui dit-elle, que si tu répètes les paroles que tu viens de dire, je me tue avec la première arme que je rencontre.
– C'est bien, dit Jacques. Le sang purifie. Morte, peut-être redeviendras-tu mon Éva.
Éva se redressa, et, se retournant vers Barras, mais sans lâcher le bras de Jacques qu'elle tenait avec la force d'un homme.
– Citoyen Barras, dit-elle, cet homme est celui que j'aimais, que tu m'as dit mort au 31 mai, retrouvé poignardé dans les landes de Bordeaux, à moitié mangé par les bêtes sauvages; cet homme est vivant, le voilà, je l'aime! N'essaye pas de me reprendre à lui, ou je t'accuse, ou je dis tout haut de quelle ruse tu t'es servi pour me perdre, ou je crie à la violence. Et toi, Jacques, pour l'amour de Dieu, emmène-moi, et si je meurs, que ce soit sous tes yeux!
– Vous êtes Jacques Mérey? dit Barras.
– Oui, citoyen.
– Cette femme a dit vrai; elle a toujours affirmé son amour pour vous, elle vous a cru mort; j'atteste que je le croyais aussi lorsque je le lui ai dit.
– Et qu'importait que je fusse mort ou vivant, répondit Jacques, puisqu'elle croit à un ciel où les âmes se réunissent!
– Monsieur, dit Barras, je reconnais n'avoir aucun droit sur cette femme. Sa fortune est à elle, la maison qu'elle habite est achetée de son bien, et, comme je n'ai jamais eu son cœur, elle n'aura pas besoin de le reprendre.
Puis, avec un côté chevaleresque dont il n'était point exempt, il salua, disparut dans le corridor et rentra dans son avant-scène.
Éva se retourna vivement vers Jacques.
– Tu l'as entendu, n'est-ce pas, Jacques? Cet homme m'avait dit que tu étais mort, j'ai voulu mourir, je n'ai pas pu, je te conterai tout cela; j'ai été sur la charrette jusqu'au pied de la guillotine, la guillotine n'a pas voulu de moi, j'ai été sauvée malgré moi; je ne voulais pas sortir de prison, c'est madame Tallien qui est venue me chercher et m'a emmenée de force. Ah! si tu savais combien de larmes versées! combien de nuits sans sommeil! combien de cris poussés pour te rappeler de chez les morts!..
Et elle se laissa de nouveau glisser à ses genoux qu'elle baisa.
– Tu me pardonnerais!
Jacques fit un mouvement.
– Non, dit Éva, tu ne me pardonnerais pas. Je ne te demande pas de me pardonner, je ne suis pas digne de pardon! Mais tu peux me faire mourir lentement sous tes reproches; si je me tue, je mourrai trop vite, je n'expierai pas; tu comprends. Dis-moi que tu ne m'aimes plus, que tu ne m'aimeras jamais. Tue-moi avec des paroles; j'ai vécu par toi; je demande à mourir par toi.
– Le citoyen Barras a dit que vous aviez votre hôtel à vous, madame; où faut-il vous conduire?
– Je n'ai pas d'hôtel à moi, je n'ai rien à moi. Tu m'as prise sur un peu de paille, dans une misérable cabane de paysan; rejette-moi sur la paille où tu m'as prise. Oh! mon pauvre Scipion, mon pauvre chien, si je t'avais là, tu m'aimerais encore, toi!
Jacques abaissa ses yeux sur Éva, mais sans que ces yeux fixes et terribles changeassent d'expression. La jeune femme était abîmée à ses pieds comme la Madeleine aux pieds de Jésus.
Mais Jésus, planant au-dessus des passions humaines, avait la mansuétude d'un Dieu, tandis que Jacques avait l'invincible orgueil d'un homme.
Il avait dit vrai. Il eût préféré retrouver morte celle qu'il avait tant aimée que la retrouver vivante dans les conditions où elle était. La terre de sa tombe lui eût semblé douce à baiser, et il frissonnait rien qu'à l'idée de sentir les lèvres d'Éva sur son visage ou sur ses mains.
– J'attends toujours, lui dit-il.
Elle sembla sortir de l'agonie, renversa la tête, le regarda de ses yeux mourants.
– Quoi? dit-elle, qu'attendez-vous? Je ne comprends pas.
– J'attends que vous me disiez où vous demeurez, afin que je vous fasse reconduire chez vous.
Elle se redressa sur un genou, et, se reprenant à la fois à la douleur et à la vie:
– Et moi, je t'ai dit que je ne demeurais nulle part, répliqua-t-elle; je t'ai dit que je ne demandais que le cercueil des suicidés dans la fosse commune, avec les derniers misérables, ou une botte de paille à tes pieds pour y vivre de pain et d'eau, et pour y mourir de faim en te regardant; ce chien, ce malheureux chien enragé qui avait mordu des hommes, tu n'as pas voulu qu'on le tuât, tu l'as emmené avec toi, tu lui as permis de t'aimer; je suis donc pour toi moins que ce chien!
Jacques ne répondit point, mais essaya de se débarrasser des liens dont l'enveloppait Éva.
Elle sentit l'effort qu'il faisait pour l'éloigner.
– Soit, dit-elle en se détachant de lui. Puisque tu as une telle horreur de moi, te voilà libre; mais tu ne peux pas m'empêcher de te suivre, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure, par la paille où tu m'as trouvée et que je te redemande inutilement, je te jure que, à défaut d'arme, je pose ma tête sous la roue de la première voiture qui passera.
– Venez donc, dit Jacques Mérey, j'oubliais d'ailleurs que j'ai une lettre de votre père à vous remettre.
Et il lui tendit le bras.
Mais, à son accent, Éva sentit bien que ce n'était pas un pardon, mais une pitié, peut-être même un simple devoir. N'avait-il pas dit qu'il ne l'emmenait que parce qu'il avait une lettre de son père à lui donner?
– Non, dit-elle en secouant la tête, je ne veux pas abuser de votre bonté; marchez devant, je vous suivrai.
Jacques Mérey marcha devant, Éva le suivit, un mouchoir sur les yeux.
Jacques fit approcher une voiture, et montra de la main à la jeune femme la portière ouverte.
Éva y monta.
– Une dernière fois, vous ne voulez pas me dire votre adresse? demanda Jacques.
Éva fit un cri de profonde douleur, un mouvement pour se précipiter hors de la voiture.
– Ah! dit-elle, je croyais que vous en aviez fini avec cette torture.
Jacques l'arrêta.
– Place du Carrousel, hôtel de Nantes! dit-il au cocher.
Il monta dans le fiacre, qui s'ébranla et roula dans la direction indiquée, et s'assit sur la banquette de devant.
Éva se laissa glisser des coussins où elle était assise, et, tombant sur ses genoux, embrassa en pleurant ceux de Jacques Mérey.
Elle ne quitta point cette humble position dans le trajet, assez court du reste, de la place Louvois à la place du Carrousel, où le fiacre s'arrêta.
VI
LA LETTRE DE M. DE CHAZELAY
Jacques Mérey était philosophe, mais en amour il n'y a pas de philosophie.
Le cœur de l'homme est ainsi fait. Lorsqu'il souffre par la femme qu'il aime, plus il l'aime, plus il éprouve le besoin de la faire souffrir à son tour; et dans cette souffrance qu'il lui impose il trouve une amère et inépuisable douceur.
Jacques Mérey eût été désespéré qu'Éva lui donnât cette adresse qu'il lui demandait.
Qu'aurait-il fait, que serait-il devenu quand elle n'aurait plus été là pour qu'il enfonçât dans son cœur les griffes de fer de sa jalousie?
Il aurait passé la nuit à errer comme un insensé dans les rues de Paris.
À qui eût-il été dire la rage qui le dévorait?
Tous ceux qu'il aimait d'amitié étaient morts; toutes les têtes aux joues desquels il avait appuyé ses lèvres étaient tombées.
Danton était mort, Camille Desmoulins était mort, Vergniaud était mort.
Il n'y avait point jusqu'au père Sanson, à qui il avait demandé un asile et qui l'avait sauvé, il n'y avait pas jusqu'à ce brave royaliste qui était mort du douleur d'avoir été forcé de tuer le roi.
Jacques Mérey s'était réfugié en Amérique, de l'autre côté de l'Océan. Il avait suivi les événements qui se passaient en France; il avait vu Marat frappé dans sa baignoire; il avait vu Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, marcher à l'échafaud; il avait vu la chute de Robespierre au 9 thermidor; il avait vu les progrès de la réaction; il avait vu les députés proscrits comme lui revenir prendre leur place sur les bancs de la Convention; enfin il avait vu le 13 vendémiaire constituer un nouveau gouvernement; alors, sans avoir aucune certitude pour sa sûreté personnelle, il était parti, emporté par son désir de revoir Éva.
Les vents contraires, la mer mauvaise l'avaient jeté sur les bancs de Terre-Neuve et lui avaient fait une traversée de quarante-neuf jours. Enfin il était arrivé le matin même du Havre, était descendu à l'hôtel de Nantes, tout naturellement, comme le lièvre revient à son lancer. Et le soir, ayant entendu parler de la solennité théâtrale qui s'accomplissait rue Louvois, il s'y était rendu dans l'espoir de trouver quelqu'un de connaissance qu'il pût interroger.
Le hasard l'avait servi au delà de ses souhaits.
Nous l'avons vu tout à la fois faible courage et méchant cœur, ne pouvant échapper à sa misérable condition d'homme, ramener chez lui Éva, heureuse d'y venir, sous le prétexte de lui donner la lettre de son père, mais en réalité pour la torturer plus longtemps.
Plus grand il voyait son amour, plus grand était son besoin de la faire souffrir.
Il rentra chez lui, et tandis que le garçon de l'hôtel, en allumant les bougies, regardait avec étonnement cette belle créature, mise avec une suprême élégance, qui restait anéantie sur le fauteuil où elle était tombée, il alla droit au secrétaire et y prit le portefeuille qui renfermait tous les souvenirs chers à son cœur.
Il revint alors s'asseoir près d'un guéridon de marbre sur lequel était posé un candélabre, et tira du portefeuille plusieurs papiers.
Le garçon était sorti et avait refermé la porte.
Son plan de douleur était dressé.
Il semblait que, non pas au point de l'amour, mais au point de vue humain, ce qu'il faisait était mal, mais une incroyable puissance le poussait à chercher dans ce cœur en lambeaux une preuve d'amour plus grande que les plaintes, les larmes et les sanglots.
– Puis-je parler, demanda-t-il d'une voix ferme à force de volonté, et m'écoutez-vous?
Éva joignit les mains, tourna ses beaux yeux baignés de larmes vers Jacques.
– Oh oui! je t'écoute, dit-elle, comme j'écouterais l'ange du jugement dernier.
– Je ne suis pas votre juge, dit Jacques, mais seulement le messager chargé de vous faire connaître quelques détails qu'il est important que vous connaissiez.
– Sois pour moi ce que tu voudras être dit-elle, j'écoute.
– Inutile de vous dire que j'ignorais où ceux qui vous avaient enlevée à moi vous avaient conduite. J'appris en même temps l'émigration et la mort de votre père, que, dans une nuit de combat, au feu de la mousqueterie, j'avais cru reconnaître dans la forêt d'Argonne.
Espérant apprendre quelque chose de vous dans les papiers laissés par votre père, je me fis autoriser à visiter ces papiers, et je partis pour Mayence dans ce but. Le quartier général français était à Francfort. Je poussai jusqu'à Francfort. Là je trouvai un aide de camp du général Custine; j'ai eu l'ingratitude d'oublier son nom.
– Le citoyen André Simon, murmura Éva.
– Oui, c'est cela.
– Je m'en souviens, moi, dit Éva en levant les yeux au ciel.
– Il me laissa prendre connaissance des papiers.
Jacques Mérey s'arrêta un instant, il sentait que sa voix s'altérait.
– Au nombre de ces papiers, continua-t-il, il y avait une lettre de vous qui m'était adressée et qui avait été envoyée par votre tante à votre père. J'eusse donné beaucoup à cette époque pour pouvoir dire ou faire savoir que votre femme de chambre vous trahissait. Voici cette lettre, je vous la rends; cette lettre n'a plus de raison d'être.
– Oh! dit Éva tombant à genoux, garde-là! garde-là!
– À quoi bon? dit Jacques en l'ouvrant, vous avez donc oublié ce qu'elle disait?
Et il lut à haute voix les premières lignes.
«Mon ami, mon maître, mon roi, je dirais mon dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de me réunir à toi.»
– Dieu vous a exaucée, dit Jacques avec un accent d'une profonde amertume, puisque nous sommes réunis.
Et il approcha la lettre de la flamme des bougies pour la brûler.
Mais Éva se précipita sur elle et la lui arracha des mains, éteignant entre ses mains un commencement de flamme qui s'emparait d'elle.
– Oh! non, dit-elle, puisque tu l'as gardée trois ans, c'est que tu m'aimais, c'est que tu l'as lue et relue, c'est que tu l'as baisée cent mille fois, c'est que tu l'as portée sur ton cœur. Je n'ai pas de lettre de toi, celle-là m'en tiendra lieu. Je mourrai avec cette lettre sur les lèvres, on la mettra dans ma tombe, et, si Dieu m'interroge, je lui montrerai cette lettre, en disant: Vois comme je l'aimais!
Et, couvrant la lettre de baisers et de pleurs, elle l'enfonça dans sa poitrine.
– Continue, dit-elle, tu me tues; cela me fait du bien.
Et elle se laissa aller couchée sur le tapis.
– Quant à celle-ci, dit Jacques d'une voix dont il essayait vainement de cacher l'altération, elle est du marquis de Chazelay; on l'apportait chez votre tante à Bourges en même temps qu'ayant appris que vous étiez à Bourges, j'étais venu vous y chercher. On me fit observer que, puisque j'étais à votre recherche, mieux valait que je me chargeasse de la lettre que de la laisser où le facteur l'avait jetée, sous la grande porte. Je ne vous rejoignis pas quand j'arrivai à Mayence; vous en étiez partie. J'eus de vos nouvelles par André. Il vous avait parlé de moi.
Un long sanglot fut la seule réponse d'Éva.
– Proscrit au 31 mai, j'eus encore un rayon d'espoir, et je bénis ma proscription; elle me permettait de vous suivre en Autriche où je savais que vous vous étiez retirée. Je traversai la France et gagnai sans accident la frontière; là, je pris la poste pour Vienne, je marchai jour et nuit; ma voiture ne s'arrêta qu'à Josephplatz, nº 11. Vous étiez partie depuis une semaine… Ce fut ma dernière déception; non, je me trompe, reprit Jacques Mérey, ce ne fut pas la dernière.
Et, laissant tomber son coude sur le guéridon et sa tête dans sa main.
– Tenez, madame, dit-il, voici la lettre du marquis de Chazelay, lisez, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de votre père; elle doit contenir ses dernières volontés. Elle est à l'adresse de votre tante, mais, votre tante étant morte, c'est à vous qu'il appartient de la décacheter.
Éva décacheta machinalement la lettre, et, comme obéissant à un ordre d'une puissance supérieure qui lui eût momentanément rendu la force, elle lut, en se rapprochant du cercle de lumière que jetait le candélabre.
«Mayence, le 1793.»Ma sœur,
»Regardez ma dernière lettre comme non avenue, et, si vous n'êtes point partie, restez.
»Je suis jugé, puis condamné par les républicains; dans douze heures tout sera fini pour moi dans ce monde.
»Au moment solennel où je vais paraître devant Dieu, mes regards se reportent sur vous et sur ma fille.
»À votre âge et avec vos principes religieux, vous me laissez peu d'inquiétude. Ou vous vivrez dans la retraite et vous échapperez à la proscription, ou vous monterez sur l'échafaud et vous y monterez la tête haute, comme une Chazelay doit y monter.
»Mais il n'en est point ainsi de ma pauvre Hélène; elle a quinze ans, elle entre dans la vie à peine, elle ne saura ni vivre ni mourir.»
– Oh! interrompit Éva en relevant la tête, vous vous trompez, mon père.
«Placé depuis ce matin en face du néant des choses d'ici-bas, je ne crois pas devoir, au moment de quitter ce monde, prendre mort une responsabilité qui, moi vivant, ne m'eût point épouvanté.
»Vivant, j'avais sur ma fille une puissance de direction que mort je n'aurai plus.
»Nous deux morts, personne ne l'aime plus ici-bas que cet homme, et de son côté elle n'aime que lui.
»Ce n'est pas un homme de notre caste, mais (vous l'avez entendu dire vingt fois) un homme honorable et honoré; ce n'est pas un noble, mais un savant, et il paraît qu'aujourd'hui mieux vaut être savant que noble.»
Éva leva les yeux sur Jacques Mérey; il restait impassible.
»D'ailleurs, continua Éva, reprenant sa lecture, si quelqu'un a sur elle des droits presque égaux aux miens, c'est lui qui l'a prise, masse inerte et abandonnée par moi à de vils paysans, et qui en a fait la créature belle et intelligente que vous avez sous les yeux.
»Hélène trouvera en lui un bon mari et vous, puisqu'il partage les principes damnés qui triomphent en ce moment, un protecteur.»
Éva s'arrêta; elle avait lu les lignes suivantes; elle étouffait.
– Eh bien, demanda Jacques d'une voix calme.
Éva fit un effort et continua:
»Je donne donc mon consentement à leur mariage, et, les pieds dans la tombe, je leur envoie ma bénédiction paternelle.
»Je veux que ma fille, qui n'a pas eu le temps de m'aimer pendant ma vie, m'aime au moins après ma mort.
»Votre frère,»MARQUIS DE CHAZELAY.»Éva laissa échapper la lettre de ses mains et, les bras étendus sur ses genoux, inclina la tête sur sa poitrine comme la Madeleine de Canova.
Ses longs cheveux, qui s'étaient dénoués, faisaient un voile autour d'elle.
Jacques la regarda un instant de cet œil dur que les hommes ont pour la femme coupable; puis, comme si, à son compte, elle n'avait point encore assez souffert:
– Ramassez cette lettre, dit-il, elle est importante.
– En quoi? demanda Éva.
– C'est son consentement à votre mariage.
– Avec toi, mon bien-aimé, dit-elle de sa voix douce et résignée, mais non avec un autre.
– Pourquoi cela? demanda Mérey.
– Parce que ton nom y est.
– Bon! dit amèrement Jacques, mon nom s'est bien effacé de votre cœur, il s'effacera bien de ce papier.
Éva se leva chancelante. On entendait le roulement d'un fiacre; elle alla en se soutenant aux meubles à la fenêtre et l'ouvrit.
– Oh! c'en est trop! murmura-t-elle.
Et elle jeta un cri rauque qui fit retourner le cocher.
Le cocher vit une fenêtre ouverte, une forme blanche à cette fenêtre; il comprit que c'était une femme qui l'appelait; il vint et rangea sa voiture à la porte.
Éva rentra.
– Adieu, dit-elle à Jacques, adieu pour toujours!
– Où allez-vous? demanda Jacques.
– Où tu m'as renvoyée, chez moi.
Jacques se rangea pour la laisser passer.
– Me donneras-tu une dernière fois la main? dit-elle avec un regard plein d'angoisse.
Mais Jacques se contenta de saluer.
– Adieu, madame, dit-il.
Éva se précipita dans l'escalier en murmurant:
– Dieu sera moins cruel que toi, je l'espère.
Jacques entendit-il ces mots? lui donnèrent-ils à penser? entrevit-il le projet d'Éva? se crut-il assez vengé ou, ne l'étant point assez, voulut-il savoir où la retrouver pour prolonger le supplice de celle à qui la veille, pour épargner un soupir, il eût donné sa vie? Le fait est qu'il revint à la fenêtre, s'effaçant de façon à ce que de la fenêtre de l'entresol il pût tout voir sans être vu.
Éva parut à la porte de l'hôtel et mit un louis dans la main du cocher.
Un louis d'or, c'était près de 8,000 francs en assignats.
Il secoua la tête.
– Comment voulez-vous que je vous rende, ma petite dame? dit le cocher; je n'ai pas de monnaie d'argent, et en assignats je ne suis pas assez riche.
– Gardez tout, mon ami, dit Éva.
– Comment! que je garde tout, vous ne me prenez donc pas à la course?
– Si fait.
– Mais alors…
– Je vous donne la différence.
– Il ne faut pas refuser le bien qui nous tombe du ciel.
Et il mit le louis dans sa poche.
Éva était montée dans le fiacre, le cocher referma la portière sur elle.
– Où faut-il vous conduire, ma petite dame demanda-t-il.
– Au milieu du pont des Tuileries.
– Ce n'est point une adresse, cela?
– C'est la mienne, allez!
Le cocher monta sur son siége et partit dans la direction indiquée.
Jacques Mérey avait tout entendu. Il resta un instant immobile et comme hésitant.
Puis tout à coup:
– Oh! non! dit-il, moi aussi je me tuerais!
Et, sans chapeau, il s'élança hors de l'appartement, laissant portes et fenêtres ouvertes.
VII
L'INSUFFLATION
Lorsque Jacques Mérey se trouva sur la place du Carrousel, le fiacre était près de disparaître sous les arcades du bord de l'eau.
Il s'élança à sa poursuite avec toute la légèreté dont il était capable; mais lorsqu'il arriva sur le quai, la voiture était déjà engagée sur le pont. Vers le milieu du pont elle s'arrêta. Éva en descendit et marcha droit au parapet.
Jacques Mérey calcula qu'il arriverait trop tard pour l'empêcher de se précipiter. Il se laissa glisser le long du talus et se trouva au bord de la rivière.
Une forme blanche apparaissait au-dessus du parapet.
Jacques Mérey mit bas son habit et sa cravate, et s'avança le plus qu'il put vers le milieu de la rivière, sur les bateaux amarrés à la plage.
Tout à coup il entendit un cri, une blanche vision raya l'ombre, un coup sourd retentit, la rivière se referma.
Jacques s'élança de manière à couper l'eau et à se trouver en avant du corps; par malheur, la nuit était sombre; on eût dit que la rivière roulait de l'encre.
Le nageur eut beau ouvrir les yeux, il ne vit rien; mais il sentit à l'agitation de l'eau qu'il ne devait pas être loin d'Éva.
Il lui fallait respirer.
Il remonta sur l'eau, vit quelque chose de blanc tourbillonner à trois pas de lui, à la surface de la rivière. Il respira profondément et plongea de nouveau.
Cette fois, ses mains s'embarrassèrent dans les vêtements d'Éva; il la tenait, il pouvait la soulever à la surface de l'eau; mais c'était sa tête qu'il fallait amener à l'air respirable.
Ses cheveux flottaient, il la prit par les cheveux et, par un vigoureux coup de pied, il remonta avec elle, et en ouvrant les yeux vit les étoiles.
Éva évanouie, complètement inerte, ne l'aidait ni ne le gênait.
Le courant était rapide. Il les avait entraînés tous deux à trente pas du pont.
Jacques Mérey calculait qu'il pouvait s'aider du courant pour gagner la berge en coupant l'eau diagonalement, lorsqu'il entendit crier derrière lui:
– Ohé, le nageur!
Jacques tourna la tête et vit une barque qui venait à lui. Il se soutint et soutint Éva au-dessus de l'eau. La barque, conduite par le courant, arriva à la portée de sa main.
Il s'y accrocha et tendit Éva à l'homme qui la montait.
L'homme tira Éva à lui, la coucha dans la barque, la tête haute.
Puis il aida Jacques à y monter à son tour.
Jacques s'aperçut alors qu'il n'avait pas de rames, mais seulement l'écope à vider l'eau.
Avec cette écope il avait godillé, et en godillant il était parvenu à l'endroit où étaient la noyée et le sauveteur.