Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Le batelier n'était autre que le cocher, qui, voyant ce qui se passait, était descendu sur la berge, avait sauté dans un bateau, avait détaché la chaîne, mais, ne trouvant pas les rames, enlevées par précaution, s'était servi de l'écope comme d'une godille.
En continuant la même manœuvre et au bout d'une minute ou deux, il accosta.
On tira la barque à terre; les deux hommes transportèrent Éva évanouie le long de la berge.
Arrivé au pont, le cocher alla chercher son fiacre où il l'avait laissé, l'amena sur le quai, à la naissance de l'arche, puis il souleva par les épaules Éva soutenue par Jacques Mérey et l'attira à lui.
Jacques escalada le talus à son tour, et, prenant Éva entre ses bras, il la transporta dans le fiacre.
Le cocher demanda l'adresse, comme la première fois; Jacques donna celle de l'hôtel, et le fiacre partit au grand trot.
À la porte il s'arrêta, Jacques descendit avec Éva et mit sa main à sa poche pour récompenser le cocher; mais celui-ci vit le mouvement, et, écartant le bras de Jacques:
– Oh! ce n'est pas la peine, dit-il, la petite dame a payé la course, et bien payée!
Et il partit au petit trot dans la direction de la rue de Richelieu.
Jacques emporta rapidement Éva et retrouva la porte de sa chambre comme il l'avait laissée.
Il posa la jeune femme sur un lit et s'assura que la respiration et la circulation étaient suspendues; le sang, ne pouvant plus pénétrer dans les vaisseaux pulmonaires, avait reflué dans les cavités droites du cœur.
Il commença par poser Éva sur un plan incliné, puis avec un couteau il ouvrit sa robe du haut jusqu'en bas, mit le torse à nu, en l'inclinant sur le côté droit, en lui penchant légèrement la tête et en lui écartant les mâchoires avec la lame du couteau.
Puis, comme il craignait que cette eau glacée d'où il l'avait tirée n'empêchât la chaleur de revenir, il fit chauffer une couverture de laine du lit, et tandis qu'elle chauffait à la cheminée au dos d'un fauteuil, il déchira le reste des habits qui couvraient le corps toujours inerte de l'asphyxiée.
Une fois enveloppée d'une couverture bien chaude, Jacques passa aux moyens plus actifs, c'est-à-dire à la respiration artificielle.
Il commença par des pressions exercées avec la main sur la poitrine et l'abdomen, de manière à simuler l'acte respiratoire.
Sans donner encore un signe direct d'existence, Éva commença de rejeter une partie de l'eau qu'elle avait prise.
C'était déjà un grand point.
Jacques avait préparé sa trousse. Il était décidé, si l'immobilité continuait et si la respiration ne se rétablissait pas, à inciser le tuyau laryngo-trachéal, opération qui n'était point encore connue à cette époque, mais qu'il s'était toujours promis d'appliquer en cas de nécessité.
Il appliqua son oreille dans la région du cœur et s'assura que le cœur continuait de se contracter; alors il redoubla les pressions respiratoires, ce qui fit de nouveau rejeter à Éva une certaine quantité d'eau.
Alors il eut recours aux moyens suprêmes, qu'il semblait avoir hésité jusque-là à employer. À cette époque où Chaussier n'avait point encore inventé le tube laryngien, on employait l'insufflation pulmonaire, c'est-à-dire que, de bouche à bouche, on introduisait de l'air dans les poumons des noyés.
Jacques Mérey approcha ses lèvres des lèvres d'Éva, puis, comme il ne voulait pas lui insuffler un air déjà respiré, c'est-à-dire chargé d'acide carbonique, il remplit le plus qu'il put sa bouche d'air atmosphérique, et, les lèvres sur lèvres, lui serrant les narines pour qu'il n'y eût point déperdition, il souffla à trois reprises différentes, à petites quantités, d'une façon intermittente, pour rendre l'élasticité aux poumons.
Un faible mouvement indiqua qu'Éva commençait à revenir à elle, et qu'en lui insufflant son haleine Mérey lui avait insufflé la vie.
Le traitement que venait d'employer le docteur, joint à cette suprême preuve d'amour que venait de lui donner Éva en voulant mourir parce qu'il l'abandonnait, influa sur le docteur lui-même; cette tension nerveuse, sous l'empire de laquelle il avait agi et qui l'avait si longtemps rendu impitoyable, s'amollit peu à peu; son cœur contracté et qui ne battait plus qu'au centre se dilata doucement, se gonfla de soupirs et se mouilla pour ainsi dire de larmes.
Il prit dans sa bouche une cuillerée d'eau de mélisse, et, appuyant de nouveau ses lèvres sur celles d'Éva, non plus pour l'insufflation, mais pour la distillation, il laissa tomber goutte à goutte la liqueur astringente, qui, rencontrant un obstacle dans l'œsophage, amena une légère toux. Cette toux indiquait le retour à la vie, et en même temps un reste d'eau qu'il fallait expulser.
Jacques baissa la tête d'Éva; l'eau tomba sur le tapis.
Alors il recommença ses insufflations, et nous ne voudrions pas dire que cette fois la science du médecin ne fût point un prétexte aux désirs sensuels de l'amant.
Tout à coup Jacques sentit la bouche d'Éva s'animer sous la sienne; il fit un mouvement pour s'éloigner, mais les bras de la jeune femme l'enveloppèrent, et il saisit ces mots murmurés par cette bouche qui se croyait plongée dans la mort au moment même où elle revenait à la vie:
– Mon Dieu! je te remercie de nous avoir réunis au ciel!
Mérey se dégagea vivement. C'était plus qu'il n'avait voulu. Il était loin encore d'avoir pardonné, et, au fur et à mesure qu'Éva revenait à la vie, lui rentrait dans sa douleur et dans sa sévérité.
Au reste, après les quelques mots qu'elle avait prononcés, Éva avait laissé retomber sa tête, et avait été prise de cette espèce d'assoupissement qui suit presque toujours les asphyxies et surtout les asphyxies par l'eau.
Il tâta ses pieds. Ses pieds, encore froids, indiquaient que la circulation n'était pas complètement rétablie.
Alors il sonna. Une fille de l'hôte monta. Jacques lui donna l'ordre de mettre des draps au lit et de les bassiner chaudement.
La chambrière obéit. Jacques enleva Éva, toujours enveloppée dans sa couverture, s'assit devant le feu et la mit en travers sur ses genoux comme on met un enfant.
En sentant la douce chaleur du feu qui pénétrait sa couverture, Éva rouvrit les yeux; mais craignant ou d'être sous l'empire d'un songe, ou que Jacques, en la voyant revenir à elle, ne s'éloignât, elle les referma aussitôt sans rien dire, et s'abandonna à cette douce sensation de se sentir bercée dans les bras de l'homme qu'elle aimait.
Le lit refait et bien chauffé, Jacques y porta Éva, laissa tomber la couverture qui l'enveloppait, posa ce beau corps dans toute sa longueur, écarta aux deux côtés de ses bras les cheveux, qui encore mouillés auraient pu les refroidir, regarda un instant avec un frémissement presque convulsif cette splendide statue, et, n'y pouvant plus tenir, étouffant sous l'action du sang qui se précipitait vers son cœur, il la recouvrit rapidement, se jeta dans un fauteuil, et, les mains enfoncées dans les cheveux, moitié colère, moitié douleur, il éclata malgré lui en sanglots.
Au bruit de ces sanglots, Éva, qui ne feignait le sommeil que pour prolonger la vague situation dans laquelle elle se trouvait, se souleva doucement, tendit ses deux beaux bras vers Jacques, resta un moment immobile, haletante, comme la statue de la prière, et, ne pouvant devant cette grande douleur demeurer plus longtemps dans une fausse insensibilité, elle murmura d'une voix à peine perceptible:
– Oh! Jacques, Jacques!
Ces deux mots, si bas qu'ils fussent prononcés, furent entendus par le cœur de Jacques plus que par son oreille. Il bondit du fauteuil, tout honteux d'avoir été surpris dans son attendrissement.
Alors seulement Éva s'aperçut que Jacques était sans cravate et sans habits; il les avait jetés sur la berge de la Seine et n'avait point songé à les reprendre.
Tout préoccupé de secourir et de sauver Éva, il n'avait point songé à lui et était resté avec les mêmes vêtements qu'il avait en plongeant à la rivière. Les cheveux étaient collés à ses tempes, et sa chemise fumait sur ses épaules et sur sa poitrine.
Elle comprit tout.
– Jacques, dit-elle, écoute-moi; je ne viens plus te prier pour moi, je viens te prier pour toi, pour toi dont la vie est mille fois plus précieuse que la mienne, pour toi qui es un apôtre de cette grande religion de l'humanité que j'ai tant entendu prêcher et vu si peu pratiquer. Jacques, ne reste pas ainsi mouillé, j'ai entendu dire que l'on pouvait mourir d'un refroidissement.
– Croyez-vous que ce serait un bien grand malheur pour moi de mourir? demanda Jacques.
Éva secoua la tête.
– Du moment où tu m'as sauvé la vie, dit-elle, tu n'as plus le droit de mourir ou de me quitter; car alors pourquoi m'aurais-tu sauvé la vie? Si tu voulais mourir, il fallait mourir avec moi quand nous roulions tous les deux dans ces eaux noires et glacées. Un instant j'en ai eu l'idée, quand je t'ai senti pour la première fois, j'ai deviné qui c'était. Quel autre miséricordieux se serait dévoué pour une misérable créature comme moi? J'avais encore le sentiment. Oui, un instant j'ai voulu t'envelopper de mes bras et t'entraîner avec moi au plus profond de la rivière. Mais je me suis dit: Peut-être ce qu'il fait il le fait par pure humanité, peut-être ne veut-il pas mourir, lui. En ce moment, j'ai perdu connaissance, tout a disparu. Je me suis sentie morte, j'ai vu noir, ou plutôt je n'ai plus vu du tout. À part une douleur obstinée au cœur, c'était un état assez doux; la sensation générale c'était le froid. Je me sentais glacée, puis j'ai senti dans ma poitrine comme des coups de lame de feu, des bondissements dans mon cœur, quelque chose comme une cataracte intérieure qui ruisselait de mon cerveau, puis mon âme s'est concentrée sur mes lèvres. Je me suis dit: Oh! il m'aime toujours, il m'embrasse. Je me trompais, ce n'était pas un baiser à la femme, c'était un secours à la noyée. Eh bien, la voilà revenue à elle, la noyée, et c'est à elle de supplier Jacques de lui obéir. Eh, mon Dieu! il n'y a pas d'amour dans tout cela; tu serais un étranger que je te supplierais tout de même. Du moment où tu m'as sauvée par pitié, du moment où ce n'est pas un baiser que tu m'as donné, du moment où je ne reviens pas à la vie la main dans ta main; du moment où tu me dis que ce ne serait pas pour toi un grand malheur de mourir, c'est que tout est fini entre nous; mais, mon Dieu Seigneur! en échange de ton amour que je te rends, tu peux bien ne pas mourir.
Jacques Mérey n'avait plus ni soupirs ni sanglots, seulement les larmes coulaient silencieuses le long de ses joues.
Il sonna. Un garçon monta.
– Faites du feu dans la chambre à côté, dit-il, et portez-y mes malles. Je la prends pour moi. Madame garde celle-ci.
Cinq minutes après, on vint lui dire que la chambre était prête.
Jacques Mérey sortit, et, comprenant le regard suppliant d'Éva qui l'accompagnait jusqu'à la porte.
– Je reviendrai, dit-il.
Et il sortit.
Éva respira.
Mais à peine la porte se fut-elle refermée sur Jacques et Éva se trouva-t-elle seule, que, sans sortir du lit, elle allongea le bras et reprit sa robe, que, pour la déshabiller plus vite, Jacques avait ouverte avec un couteau. C'était dans le corsage de cette robe qu'elle avait caché la lettre que Jacques voulait brûler et qu'elle lui avait arrachée des mains.
Cette lettre, elle tremblait, au milieu des événements de la soirée, de l'avoir perdue.
Elle chercha avec anxiété dans les plis de la robe, dans ceux du corset, dans ceux de la chemise.
Enfin, elle jeta un cri de joie, elle venait de froisser un papier.
Ce papier c'était cette lettre bien-aimée, qui tant de fois avait été lue et relue par Jacques, tant de fois avait été baisée par lui.
Seulement, détrempée par l'eau de la Seine, une partie des caractères s'était effacée.
C'était un souvenir de plus, souvenir terrible, à ajouter aux doux souvenirs qu'éveillait ce billet.
VIII
LA SÉPARATION
Lorsque, après un quart d'heure d'absence de la chambre d'Éva, Jacques Mérey y rentra, il avait changé de vêtements, et nous dirons presque de visage.
Son front était encore triste, et l'on sentait que, pour longtemps, sinon pour toujours, il serait perdu dans de sombres nuages; mais sa physionomie, pendant quelques heures pleine de menace et de haine, avait secoué la tempête et avait pris l'aspect d'une morne sérénité.
La jeune femme jeta sur Jacques un regard inquiet; ce fut lui qui le premier prit la parole.
– Éva, dit-il, c'était la première fois qu'il l'appelait Éva, elle tressaillit; Éva, vous allez écrire à votre femme de chambre de vous envoyer pour demain matin du linge et des robes. Je me chargerai de faire parvenir votre lettre.
Mais Éva secoua la tête.
– Non, dit-elle, c'est la seconde fois que vous me sauvez la vie: la première fois la vie de l'intelligence, la seconde fois celle du corps; autrefois comme aujourd'hui, vous m'avez prise nue à la mort. Je ne veux pas avoir plus de passé aujourd'hui qu'il y a neuf ans; c'est à vous de m'habiller; ce ne sera pas cher; je n'ai besoin ni de linge fin ni de belles robes.
– Mais que ferez-vous de votre maison et de tout ce qui est dedans?
– Vous vendrez la maison et tout ce qu'il y a dedans, Jacques, et vous en emploierez le prix à de bonnes œuvres. Vous rappelez-vous, mon ami, que vous disiez toujours que quand vous seriez riche vous feriez bâtir un hôpital à Argenton; l'occasion est venue, ne la laissez pas échapper.
Jacques regarda Éva, elle souriait du sourire des anges.
– C'est bien, dit-il, j'approuve votre idée, et dès demain je la mettrai à exécution.
– Je ne vous quitterai jamais, Jacques. (Jacques fit un mouvement. Éva sourit tristement.) Jamais un mot d'amour ne sortira de ma bouche, Jacques, aussi vrai que vous m'avez sauvé la vie, et, vous le voyez, j'ai déjà cessé de vous tutoyer… Oh! il m'en coûte beaucoup, continua-t-elle en essuyant avec ses draps les grosses larmes qui coulaient de ses yeux; mais je m'y ferai. Ce n'est point assez de me repentir, mon ami; il faut que j'expie.
– Ne prenons pas d'engagements éternels, Éva. Ils sont, vous le savez, trop difficiles à tenir.
Elle s'arrêta un instant; le reproche de Jacques lui avait coupé la parole.
– Je ne vous quitterai que si vous me chassez, Jacques, reprit Éva; est-ce mieux ainsi?
Jacques ne répondit point; il appuyait son front brûlant sur la vitre de la fenêtre.
– Que vous restiez à Paris ou que vous retourniez à Argenton, vous avez besoin de quelqu'un près de vous. Si vous vous mariez et que votre femme veuille me garder près d'elle, ajouta-t-elle d'une voix altérée, je serai sa dame de compagnie, sa lectrice, sa femme de chambre.
– Vous, Éva! n'êtes-vous pas riche, ne vous a-t-on pas rendu tous les biens de votre famille?
– Vous vous trompez, Jacques, je n'ai rien. Si on me les a rendus, c'est pour les pauvres; moi, je veux vivre du pain que vous me donnerez, m'habiller de l'argent que vous me donnerez; je veux dépendre en tout de vous, mon doux maître, comme j'en dépendais dans la petite maison d'Argenton, sachant que si je dépends de vous, Jacques, vous en serez meilleur pour moi.
– Nous ferons du château de votre père une maison de refuge pour les pauvres du département.
– Vous en ferez ce que vous voudrez, Jacques. Pourvu que je trouve ma petite chambre dans la maison d'Argenton, c'est tout ce que je vous demande; vous m'apprendrez à soigner les malades, n'est-ce pas? les pauvres femmes et les petits enfants; puis, s'il y a quelque fièvre contagieuse et que je l'attrape, vous me soignerez à mon tour. Je voudrais mourir dans vos bras, Jacques, car je suis bien sûre d'une chose, c'est qu'avant que je ne meure, quand vous seriez bien sûr que je n'en puis revenir, vous m'embrasseriez et me pardonneriez.
– Éva!
– Je ne parle point d'amour, je parle de mort!
En ce moment l'heure sonna à l'horloge des Tuileries.
Jacques compta trois heures.
– Vous rappellerez-vous tout ce que vous venez de dire, Éva? demanda Jacques avec une certaine solennité.
– Je n'en oublierai pas une syllabe.
– Vous rappellerez-vous que vous avez ajoute qu'il y avait des fautes pour lesquelles le repentir ne suffisait pas, pour lesquelles il fallait l'expiation?
– Je me souviendrai de l'avoir dit.
– Vous rappellerez-vous enfin que vous ferez de la charité même au risque de votre vie?
– J'ai touché deux fois la mort de la main. Je n'aurai jamais peur de la mort.
– Dormez sur cette triple promesse, Éva, et demain en vous éveillant vous trouverez sur votre lit tout ce dont vous avez besoin.
– Bonne nuit, Jacques, dit doucement Éva.
Jacques, sans répondre, passa dans sa chambre; mais une fois la porte fermée, il répondit par un soupir, en murmurant:
– Il faut que cela soit ainsi.
Le lendemain Éva trouva en effet six chemises de fine toile sur une chaise à côté de son lit, et sur son lit deux peignoirs de mousseline blanche.
Jacques était sorti au point du jour, et avait fait les achats lui-même.
Une bourse contenant cinq cents francs d'or était déposée sur la table de nuit.
Pendant toute la matinée les marchandes se succédèrent: couturières, faiseuses de mode, – bonnetières, – toutes venaient de la part de la même personne, qui envoyait à choisir parmi les objets choisis par elle-même.
À deux heures de l'après-midi le trousseau était complet; mais, chose étrange, ce qui avait fait le plus de plaisir à Éva, c'était l'argent, l'argent étant un signe de dépendance. Et Éva, à quelque titre que ce fût, voulait appartenir à Jacques.
À deux heures, Jacques revint avec une procuration notariée au nom de mademoiselle Hélène de Chazelay, pour vendre et disposer de tous ses biens meubles et immeubles, à commencer par la maison et les meubles de la rue…
Il y avait un blanc.
Éva n'avait qu'à remplir ce blanc et à signer.
Elle ne voulut pas même lire, rougit en mettant l'adresse, sourit en signant, et rendit la procuration à Jacques.
– Comment comptez-vous agir avec votre femme de chambre? demanda Jacques.
– Lui payer son mois, lui donner une gratification et la renvoyer.
– De quel prix est son mois?
– Son mois est de 500 francs en assignats, mais je lui donne d'habitude un louis d'or.
– Elle s'appelle?
– Artémise.
– C'est bien.
Jacques sortit.
La maison dont l'adresse était portée à la procuration, était située rue de Provence, nº 17.
Le notaire devant qui l'acte avait été passé se nommait le citoyen Loubou.
Elle avait été payée 400,000 francs en assignats, à une époque où, étant moins dépréciés, les 400,000 francs d'assignats valaient 60,000 francs en or.
Jacques se rendit immédiatement à la petite maison de la rue de Provence. Il se fit reconnaître de mademoiselle Artémise, fort inquiète de n'avoir pas vu rentrer sa maîtresse, lui donna trois louis, un louis pour ses gages, deux louis de gratification, et lui signifia son congé.
Resté seul dans la maison il en fit l'inventaire. La première chose qu'il trouva dans un petit secrétaire de Boule, fut un long manuscrit avec cette suscription:
«Récit de tout ce que j'ai pensé, de tout ce que j'ai fait, de tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis séparé de mon bien-aimé Jacques Mérey, écrit pour être lu par lui si jamais nous nous revoyons.»
Jacques poussa un soupir, essuya une larme en lisant ces mots et mit le manuscrit à part.
C'était, de tous les objets que renfermait la maison et de la maison elle-même, la seule chose qui dût échapper à la vente.
Jacques envoya chercher un commissaire-priseur.
À cette époque, où le luxe faisait à Paris sa bruyante et fastueuse rentrée, tous les objets d'élégance, au lieu de perdre, augmentaient chaque jour de valeur. Le commissaire-priseur donna le conseil à Jacques de faire voir la maison telle qu'elle était à quelques-uns de ses fastueux clients, et de la vendre en bloc avec tout ce qu'elle renfermait.
Il ferait du reste un calcul détaillé qu'il lui présenterait le lendemain.
Il se mit à l'instant même à l'œuvre.
Jacques, de son côté, son manuscrit sur sa poitrine entre sa redingote boutonnée et son gilet, écrivit à Éva la lettre suivante:
«Éva,»Comme rien ne vous retient à Paris, et qu'il est, j'espère que ce sera votre avis, inutile que vous y attendiez la fin des affaires qui m'obligent à y rester, vous pouvez partir ce soir par la diligence de Bordeaux, et vous arrêter à Argenton, où elle passe.
»Je ne sais si la vieille Marthe est morte ou vivante; vous sonnerez à la porte; si elle est vivante elle viendra vous ouvrir; si elle est morte et que personne ne vous réponde, vous irez chez M. Sergent, notaire, rue du Pavillon, vous lui montrerez le paragraphe de cette lettre qui a rapport à lui, vous lui demanderez la clef de la maison et une femme pour vous servir.
»Si enfin M. Sergent était mort ou n'habitait plus Argenton, vous feriez venir Baptiste ou Antoine, et, avec l'aide d'un serrurier, vous ouvririez la porte.
»Une fois dans la maison, je n'ai plus de recommandations à vous faire.
»Comme j'ai pris à mon compte tous les objets que vous avez choisis, vous n'avez rien eu à dépenser, il vous reste donc les vingt louis que je vous ai laissés ce matin. C'est plus qu'il ne vous faut pour vous rendre à Argenton, où je ne tarderai pas à vous rejoindre.
»J'ai trouvé le manuscrit, je vais le lire.
»Jacques Mérey.»Jacques appela un commissionaire, il lui donna un assignat de 100 francs, et l'envoya porter la lettre à l'hôtel de Nantes.
Puis il reprit la plume, et écrivit à chacun de ses fermiers:
«Mon cher Rivers,
»En attendant que nous fassions nos comptes, qui, à mon avis et sauf vérification, vous feraient mon débiteur d'une soixantaine de mille francs, envoyez-m'en, si vous le pouvez, trente mille, c'est-à-dire moitié, à l'adresse de M. Sergent, notaire à Argenton.
»Si cette somme vous paraît trop forte et qu'elle vous gêne, faites-moi vos observations. Vous savez que vous avez en moi plus qu'un ami, un homme à qui vous avez donné l'hospitalité quand il était proscrit, et que vos fils ont, au risque de leur vie, conduit hors de France.
»Votre dévoué et reconnaissant,
»Jacques Mérey.»Il écrivit à ses deux autres fermiers deux lettres à peu près dans les mêmes termes, sauf les remerciements qu'il devait à Rivers et qu'il ne devait pas aux autres.
Il s'était arrangé pour toucher une somme de 80,000 francs, qui, avec le produit de la vente des meubles et de la maison de la rue de Provence, devait suffire à tous ses projets.
Après un premier coup d'œil jeté sur le tout, le commissaire-priseur estima la maison 65,000 francs, et ce qu'elle contenait une somme à peu près égale, ce qui mettait à sa disposition une somme de 200,000 francs.
Le lendemain, au reste, comme il l'avait dit, il donnerait un résumé exact de son inspection.
Le commissaire revint avec une réponse.
Elle ne contenait que ces quatre mots:
«Je pars.
»Merci.
»Éva»À cinq heures, en effet, la diligence de Bordeaux partait de la rue du Bouloy; elle avait une excellente place de coupé que prit Éva.
Elle n'emportait absolument rien qui ne vînt de Jacques.
Il ne lui restait que la mémoire incessante et douloureuse du passé qu'elle n'avait pu laisser au fond de la Seine.
On arriva le lendemain soir à Argenton. La voiture relaya à l'hôtel de la Poste, et en relayant descendit Éva et son bagage à l'hôtel.
Elle prit un commissionnaire pour porter sa malle et s'achemina à pied vers la petite maison du docteur.
Il était huit heures du soir; il tombait une pluie fine; toutes les portes et tous les contrevents étaient fermés.
En quittant Paris, si bruyant à cette époque et si resplendissant de lumière à cette heure, on eût cru en arrivant à Argenton descendre dans une nécropole.
L'homme marchait devant, son falot à la main, sa malle sur l'épaule.
Éva suivait par derrière en pleurant.
Cette obscurité, ce silence, cette tristesse lui avaient navré le cœur. Il lui semblait rentrer à Argenton sous un funeste présage. Elle fit ce que font tous les cœurs tendres et croyants en pareille occasion: les cœurs tendres et croyants sont toujours superstitieux.
Elle se posa une question sur son bonheur ou son malheur futur, question qu'elle chargea le hasard de résoudre.
Elle se dit:
– Si je trouve Marthe morte et la maison vide, je suis à tout jamais malheureuse; si Marthe vit, mes malheurs n'auront qu'un temps.