Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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Soit jalousie de voir sa place prise dans la maison, et par conséquent dans le cœur des maîtres de cette maison, soit terreur excessive éprouvée dans cette rencontre où les forces étaient inégales, le Président, dont la vocation n'était pas la guerre, et qui depuis longtemps même, grâce à la pâtée régulière que lui donnait, deux fois le jour, la vieille Marthe, avait renoncé à la faire aux rats et aux souris, et ne regardait plus ces animaux, lorsque par hasard ils tombaient sous sa patte, que comme un dessert indigne de lui, le Président fut trois jours sans daigner rentrer à la maison, bien que, chaque nuit on entendît ses miaulements plaintifs retentir sur le toit et même dans le grenier.
Quoique Marthe la bossue n'eût point osé se plaindre, M. le docteur lui paraissant avoir droit de vie et de mort sur ce qui l'entourait, il s'était fait, à la suite de cette fugue du Président, un changement notable dans sa physionomie, et ce n'était qu'en soupirant qu'elle présentait le matin le café au lait à son maître et qu'en rechignant qu'elle trempait à midi la soupe de Scipion.
Le docteur aimait l'harmonie pour l'harmonie elle-même, comme il haïssait la guerre à cause de ses résultats. Il vit qu'un des ressorts qui faisaient mouvoir les quatre personnages de sa maison s'était arrêté, soit par lassitude, soit par accident; il s'informa à la vieille Marthe de la cause de sa tristesse et, avec l'accent du reproche et en fondant en larmes, elle se contenta de montrer le fauteuil où le chat avait coutume de dormir, en s'écriant:
– Le Président, monsieur le docteur!
C'était l'heure de la soupe de Scipion et de la pâtée du Président. Jacques Mérey ordonna à Marthe d'aller préparer l'un et l'autre et de les apporter dans des récipients de différentes grandeurs.
Marthe sortit, secouant les épaules, en femme qui dit:
– Hélas! c'est bien inutile, ce que vous m'ordonnez là.
Mais, comme elle était habituée à obéir sans discussion, elle se hâta de faire ce que lui ordonnait son maître.
À peine avait-elle refermé la porte, que le docteur était sur le balcon et cherchait des yeux le Président.
Comme la maison dominait toutes les autres et que le laboratoire dominait la maison, l'œil du docteur put plonger jusqu'aux profondeurs les plus caverneuses de la Creuse; mais il n'eut point la peine de se perdre dans ces sombres cavités: à dix mètres de lui, sur un toit de chaume, le Président dormait au soleil, enveloppé de sa fourrure tant soit peu souillée par les excursions nocturnes auxquelles il s'était livré depuis son départ de la maison.
Le docteur appela le Président avec un sifflement tout particulier. L'animal, qui dormait, sentit pénétrer ce bruit au plus profond de son sommeil et tressaillit. Il ouvrit ses grands yeux jaunes, regarda autour de lui en s'étirant, bâilla à se démonter la mâchoire; mais, au milieu de son bâillement, il aperçut le docteur qui l'avait appelé.
Soit que cette attention de son maître lui parût une réparation suffisante, soit que, comme les autres animaux, il ressentît l'influence irrésistible du magnétisme, il se mit à l'instant même sur ses quatre pattes et s'achemina vers le balcon.
Le docteur rentra, appela Scipion à lui. Un des talents de Scipion était de faire le mort pour laisser passer l'infanterie et la cavalerie légère, ne se réveillant que lorsqu'on lui annonçait la grosse cavalerie. Le docteur lui montra son tapis et lui ordonna de faire le mort. Scipion se coucha et ferma les yeux.
Au même moment, le Président montrait à l'angle du balcon sa tête fine, qui, malgré l'invitation du maître, n'était point exempte d'inquiétude.
Jacques Mérey alla à lui, le prit dans ses bras, l'embrassa sur le front, ce qui ne lui était jamais arrivé, le caressa de la main, dirigeant sa caresse depuis l'occiput jusqu'à l'extrémité de l'épine dorsale, caresse à laquelle le Président fut si sensible, que le docteur le sentit frissonner sous sa main, du museau à l'extrémité de la queue; frémissement auquel succéda à l'instant même ce ronron particulier pour exprimer le bien-être porté à la plus haute puissance.
Alors, il le coucha entre les pattes de Scipion, lui faisant un oreiller de l'une d'elles, tandis que de l'autre il lui enveloppait le corps comme une mère fait de son nourrisson. Les deux animaux, qui trois jours auparavant avaient voulu se dévorer – car, si la force était du côté de Scipion, la bonne volonté ne manquait pas au Président– , se trouvèrent nez à nez et tout émerveillés de leurs dispositions non seulement pacifiques, mais bienveillantes vis-à-vis l'un de l'autre.
Ils étaient sous le charme de ce rapprochement lorsque Marthe entra tenant d'une main la pâtée du chat, et de l'autre la soupe du chien. Son étonnement fut si grand, qu'elle posa la pâtée du chat sur la table, pour faire le signe de la croix.
Elle n'avait pas elle-même une confiance bien absolue dans la pureté de croyance de son maître, et chaque fois qu'elle lui voyait accomplir un acte qui lui paraissait dépasser les limites de la puissance humaine, elle commençait à tout hasard par se mettre en garde contre Satan, en dessinant entre elle et lui le signe de la croix.
– Ah! monsieur! dit-elle en regardant le chien et le chat entre les pattes l'un de l'autre, en voilà encore un, de vos tours!
– Donne à ces animaux leur déjeuner, et attends, dit le docteur, qui n'était pas fâché souvent d'apprécier, de ses propres yeux, l'effet que ce que le peuple appelle des miracles produisait sur les âmes vulgaires.
Marthe obéit, mais son trouble était si grand, qu'elle déposa la pâtée du chat devant le nez du chien et la soupe du chien devant le nez du chat. Et, comme elle voulait réparer cette erreur:
– Laisse faire, dit Jacques Mérey; chacun trouvera bien son écuelle.
Alors, de ce sifflement avec lequel il avait réveillé le Président, il tira les deux animaux de leur sommeil factice, et, comme il l'avait prédit, Scipion fit un bond à gauche pour arriver à sa soupe, et le Président passa entre les jambes de Scipion pour arriver à sa pâtée.
À partir de ce jour, l'harmonie la plus parfaite s'était rétablie et avait régné, à la grande satisfaction de Marthe, mais à la plus grande satisfaction encore de son maître, dans la maison du docteur.
C'était donc avec une confiance en son maître qu'avaient encore augmentée les événements que nous venons de raconter, que Marthe suivait le docteur à son laboratoire, croyant lui voir rapporter sa moisson d'herbes ordinaire.
Mais son étonnement fut grand, lorsque après avoir, avec toutes sortes de précautions, déposé son manteau à terre, le docteur en laissa tomber les quatre coins, et qu'elle vit que ce qu'elle avait pris pour des bottes d'herbes n'était rien autre chose qu'une enfant de sept à huit ans, qui resta immobile sur le parquet à l'endroit où l'avait déposée Jacques Mérey, et qui ne donna signe de vie par un mouvement quelconque que quand le chien accourut près d'elle et se fut mis à lui lécher le visage.
– Ah! mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça? s'écria Marthe la tête en avant et les bras écartés.
– Ça! dit le docteur avec son mélancolique sourire; ça! c'est une masse de chair sans âme, sans volonté, sans mouvement, oubliée par le Créateur parmi ces êtres difformes et incomplets auxquels il faut que la science rende ce que la nature a oublié de leur donner.
– Jésus Dieu! monsieur le docteur, s'exclama Marthe, vous n'allez pas encore embarrasser, j'espère bien, la maison d'un pareil fétiche? C'est bon à mettre dans les grands bocaux qui sont à la porte des apothicaires, mais pas autre chose.
– Au contraire, Marthe, dit Jacques Mérey, je vais la garder, et c'est toi qui plus particulièrement seras chargée de veiller sur elle. Pour commencer, tu vas aller acheter une baignoire de demi-grandeur, et tu vas savonner cette créature des pieds à la tête.
Comme toujours, la vieille Marthe obéit. Une heure après l'ordre donné, la baignoire pleine d'eau, tiédie à point, recevait la petite créature, et la main exercée de Marthe la frottait du plus doux savon que l'on avait pu trouver.
Le docteur assistait à cette toilette et y donnait toute son attention. L'enfant, en sortant de la cabane du bûcheron, était tellement salie par le contact des choses les plus immondes, qu'il était impossible de voir non seulement la couleur de ses cheveux, mais encore celle de sa peau.
Peu à peu, sous la main de Marthe et au milieu de la mousse savonneuse, apparaissait un corps d'une blancheur mate et maladive, comme l'est celui des enfants qui ont été tenus enfermés.
Il y a dans les atomes de l'air et dans les rayons du soleil ce que l'on pourrait appeler la couleur de la vie; les plantes qui n'ont ni air ni soleil poussent pâles et blanches, tandis que leurs sœurs qui jouissent des conditions ordinaires de la vie éclatent de toutes les couleurs qu'elles empruntent au prisme solaire.
Il était difficile de dire, même quand le soin le plus scrupuleux eut présidé au débarbouillage de la figure, si l'enfant était belle ou laide. Aucun des traits n'était assez suffisamment arrêté pour qu'on le jugeât; l'œil qui s'entrouvrait à peine et dont on ne pouvait apprécier la grandeur, était cependant d'un beau bleu céleste; la bouche, mal dessinée, renfermait des dents assez belles, mais auxquelles la pâleur des lèvres ôtait toute valeur; les sourcils étaient plutôt indiqués par les tons de chair, qu'ils n'étaient marqués par l'arc velouté dont la femme sait tirer un si bon parti, qu'ils soient abondants ou non. Sa tête était à peu près dénudée de cheveux, excepté au cervelet, où quelques boucles d'un blond pâle indiquaient que, si cette créature devenait jamais une femme, elle se rattacherait à la douce race germanique par la couleur de sa chevelure.
En somme, à part quelques engorgements au cou, aux aines et aux genoux, le docteur parut assez satisfait de l'état dans lequel il trouvait la pauvre petite abandonnée.
Un des caractères de l'idiotisme, c'est la torpeur.
La nature a fait à l'homme trois dons, et dans ce triangle elle a renfermé la vie.
Ces trois dons sont la sensation, la volonté, le mouvement. L'homme éprouve, il veut, il agit. Ces trois actions s'enchaînent et ne peuvent se désunir. Du moment que l'homme n'éprouve pas, il ne peut pas vouloir, et, ne pouvant vouloir, il n'agit pas.
L'idiot n'éprouve pas; de là la cause première de son immobilité.
Ainsi, dans la cabane du braconnier, la pauvre enfant ne quittait jamais son lit, et restait des heures entières à rouler sur elle-même comme un animal, ou à se balancer comme ces magots de la Chine qui n'ont de mouvement que dans le va-et-vient de la tête, d'une épaule à l'autre.
C'était là son plus grand rapprochement de la vie.
Elle détestait le grand air, le mouvement, la lumière, enfin, elle avait la tendance naturelle des corps bruts qui aspirent au repos.
Comme dans toutes les provinces, où le terrain ne coûte pas cher, le jardin était grand relativement à la maison. Il était planté d'arbres forestiers au milieu desquels, au sommet d'un tertre, s'épanouissait un magnifique pommier. Un cours d'eau, une source, claire, brillante, sanglotant un doux murmure, sortait du pied de ce tertre, descendait en petites cascades, et, traversant une cour pavée, dans l'encaissement d'un ruisseau, allait, après avoir arrosé le jardin dans toute sa longueur, se jeter dans la Creuse.
À cette source, si humble et si exiguë qu'elle fût, le jardin, véritable oasis, devait toute sa fraîcheur et toute sa verdure. Trois ou quatre magnifiques saules pleureurs, placés d'étage en étage, mêlaient leur feuillage doré aux différentes nuances de vert que présentait au regard la palette variée du jardin.
D'un coup d'œil, Jacques Mérey mesura tout le parti qu'il pouvait tirer pour sa petite malade d'un jardin en pente douce où le soleil, si ardent qu'il fût, était toujours tamisé par l'ombre des arbres. Un crayon à la main, il se fit à l'instant même l'architecte et le jardinier de ce petit Trianon. Une surface plane fut destinée à une fine pelouse de gazon anglais sur laquelle l'enfant pourrait se rouler tout à son aise. Un bassin, dont la profondeur ne devait pas dépasser trente centimètres, fut tracé avec des piquets de bois, que devait remplacer une grille de fer; c'était le bain futur de l'enfant sans nom et sans âme qui gisait dans le laboratoire.
Des branches de tilleul furent entrelacées par Jacques Mérey lui-même, pour former un berceau impénétrable aux rayons du soleil dans ces jours de canicule et d'exaspération de la nature pendant lesquels tout devient dangereux, même le soleil. Enfin, deux ou trois emplacements furent désignés pour y planter des fleurs, car Jacques Mérey, dans la cure qu'il allait entreprendre, comptait appeler à la lui toutes les ressources de la nature.
Le lendemain matin, quatre ouvriers jardiniers étaient, au point du jour, introduits dans le jardin, et une double paye leur était offerte s'ils avaient, en une semaine, opéré tous les travaux que le docteur venait en dix minutes de jeter sur le papier.
VII
Une âme à sa genèse
Huit jours après, la besogne était terminée; le gazon, semé dès le premier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncé de gravier pris à la rivière, entouré d'une grille qui empêchait l'enfant d'y rouler, disposé de manière à ce qu'elle y pût prendre, sous la surveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gênerait le caprice de ses mouvements, s'étendait sur un diamètre d'une dizaine de pas; enfin des fleurs avaient été transportées dans leurs pots, pour qu'elles n'eussent point à souffrir du déplacement, et formaient de leurs différentes nuances trois tapis bariolés.
Le petit Éden était prêt à recevoir sa petite Ève.
L'enfant n'avait pas de nom; on n'avait jamais pensé à lui en donner un. Qu'avait-on besoin de l'appeler, puisqu'elle ne répondait pas? Elle avait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nom de quelque saint ou de quelque sainte porté au calendrier, mais ces élus du Seigneur avaient si mal veillé sur leur filleule, que ce n'était véritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui, d'ailleurs, était probablement perdu volontairement au fond de la mémoire de ses nourriciers.
Mais Marthe la bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi un surnom, ne pouvait pas se contenter d'un pareil incognito; elle tourmenta donc tant son maître pour savoir le nom de l'enfant, que celui-ci, qui, au bout du compte, voulait l'habituer dans l'avenir à répondre à une appellation, lui répondit qu'elle se nommait Éva. Et ce n'était pas sans raison et sans y avoir réfléchi que Jacques Mérey donnait ce nom à la petite orpheline; n'avait-il pas essayé de faire sur elle la même œuvre que Dieu avait faite sur la première femme? Cette création toute matérielle qui lui était tombée entre les mains, n'allait-il pas, lui, si son projet réussissait, en faire une créature que Dieu pourrait reconnaître parmi les femmes, comme il reconnaît une fleur parmi les fleurs? Quel nom plus significatif eût-il pu lui donner que celui d'Éva?
Nous disons Éva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthe la bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda la permission de substituer ce nom à celui que le docteur lui désignait, et qui d'ailleurs n'était pas dans le calendrier.
Jacques Mérey, qui commençait à éprouver un sentiment étrange pour la petite fille, ne fut point fâché que tout le monde l'appelât d'un nom tandis que lui seul l'appellerait d'un autre, et tandis qu'à lui seul elle répondrait lorsqu'il l'appellerait de ce nom-là.
L'enfant, appelée Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteur seul appelée Éva.
Le jour où Éva fit son entrée dans le jardin était une chaude journée d'été; il fit étendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion, bien lavé, bien frotté à son tour, fut admis à partager l'ombre avec l'enfant.
Le docteur avait beaucoup compté sur le chien pour l'aider dans son œuvre de création. Le chien porterait un jour Éva sur son dos; le chien traînerait un jour la voiture d'Éva; en attendant, le chien, avec une adresse admirable, jouait avec l'enfant, lui imprimait malgré elle ce mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu'elle acceptait de la part du chien.
Pendant toute cette première journée, le docteur se tint en tiers avec les deux pauvres êtres qu'il ne quittait pas des yeux.
L'enfant était nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait, par aucun obstacle, gêner ses premiers mouvements; plusieurs fois, il essaya de la faire tenir debout; mais ses jambes plièrent, même en donnant un banc pour appui à ses mains.
Le docteur vit donc qu'il fallait, momentanément du moins, ne s'occuper que de l'organisme, pour le mettre en état d'accepter ultérieurement les bénéfices d'un traitement moral.
Les premiers jours et même les premiers mois se passèrent en soins médicaux destinés à combattre le lymphatisme de ce corps.
Ce furent d'abord des bains froids dans le bassin de la source; ces bains commencèrent d'abord à faire jeter des cris de douleur à l'enfant: il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri de douleur précède le cri de joie; puis, aux bains froids, auxquels la petite Éva s'habitua peu à peu, qu'elle supporta bientôt sans angoisse, et qu'elle finit même par prendre avec plaisir, succédèrent, quand les jours de chaleur furent passés, les bains salins et alcalins, auxquels vint en aide une bonne et succulente nourriture.
Chez le braconnier, l'enfant n'avait jamais mangé que des soupes au lait ou des panades; la soupe au bœuf y était rare, et à peine l'enfant avait-elle eu l'occasion d'en goûter deux ou trois fois dans sa vie.
D'ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucune préférence; elle avalait ce qu'on lui donnait, et le mouvement de ses mâchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, était purement instinctif.
Le docteur commença par substituer d'excellents consommés aux panades et aux soupes au lait; puis peu à peu, quand il se fut assuré que l'estomac pouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva aux gelées de viandes blanches d'abord, puis de viande noire et particulièrement de gibier, cette dernière viande contenant le double de partie nutritive des autres.
L'hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sans que l'on pût constater le moindre progrès dans l'intelligence ou dans l'organisme physique de l'enfant. Mais la patience du docteur semblait plus obstinée que la faiblesse qu'elle avait entrepris de combattre.
Souvent il était près de désespérer.
Un fait qu'il provoqua, et qui réussit selon ses désirs, lui rendit toutes ses espérances.
Un jour, il ordonna à Marthe d'emmener le chien et de l'enfermer dans une niche bâtie au fond du jardin, où l'on pouvait entendre ses cris.
Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe; il fallut que ce fût le docteur lui-même qui le conduisît à la niche et qui lui ordonnât d'y entrer.
L'intelligent animal comprenait à quelle séparation on le condamnait; contre tout autre que le docteur, à coup sûr, il se fût défendu; mais par le docteur il se laissa enchaîner et enfermer, se contentant de se plaindre douloureusement d'une pareille injustice.
Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une gamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particulièrement recommandée à la vieille Marthe. Puis il revint près d'Éva.
C'était la première fois depuis près d'un an que la petite fille était privée de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, et l'avait suivi des yeux jusqu'à la porte; en ne le voyant pas rentrer avec lui, ses yeux demeurèrent fixes et marquèrent une nuance d'étonnement.
Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle était.
Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journée se passa. L'enfant, inquiète, regardait à droite et à gauche, faisant même de certains mouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derrière elle; puis des plaintes, vers le soir, commencèrent à s'échapper de ses lèvres.
Mais ce n'étaient pas des plaintes que voulait Jacques Mérey; souvent déjà, il l'avait entendue se plaindre; c'était un sourire, car il ne l'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu, incontestablement, les traits de son visage s'étaient accentués; l'œil s'était agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague; le nez s'était formé, les lèvres s'étaient dessinées et avaient pris une teinte rosée; enfin sa tête s'était couverte de cheveux du plus beau blond.
Le docteur veilla près d'elle; les plaintes de la journée se continuèrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit des mouvements plus brusques qu'elle n'en faisait étant éveillée, et elle agita son bras avec moins de mollesse que de coutume. Rêvait-elle? y avait-il une pensée dans ce cerveau? ou n'était-ce que de simples tressaillements nerveux qui la secouaient?
Le lendemain, en s'éveillant, Éva trouva près d'elle le chat, pour lequel elle n'avait jamais manifesté ni sympathie ni antipathie; c'était Jacques Mérey qui avait placé là l'animal afin de voir comment l'accueillerait Éva.
Éva, à moitié éveillée, sentant un poil doux à la portée de sa main, commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirent et, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixèrent sur le Président, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin, reconnaissant l'identité du matou, elle le repoussa avec un dépit assez visible pour que l'irascible matou se crût insulté et sautât à bas du lit de l'enfant.
Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaînes et comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier du laboratoire, puis la porte mal fermée s'ouvrit sous une violente secousse, et Scipion parut, délivré de sa captivité.
Il avait brisé sa chaîne et mangé sa porte.
Il vint se jeter sur le lit d'Éva.
Éva jeta un cri de joie, et, pour la première fois, sourit.
C'était le dénouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eût préparé d'une autre façon, et qu'il eût compté sans la vigueur et sans l'impatience de Scipion.
Il s'empressa de détacher du cou du chien le collier et la chaîne qu'il traînait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres délicats de l'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant dans une mutuelle caresse.
Ainsi, la veille, l'enfant avait bien véritablement regretté le chien.
Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien véritablement rêvé.
Ainsi, malgré les vingt-quatre heures écoulées, Éva n'avait point oublié Scipion.
Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mémoire encore, du moins le germe de la mémoire.
Jacques Mérey murmura tout bas la devise de Descartes: Cogito, ergo sum (je pense, donc je suis).
L'enfant pensait, donc elle était.
Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son cours et son murmure; quand avril eut fait éclater les bourgeons laineux des hêtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tête verte percé la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle matinée, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrée dans son paradis.
Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surprise attendait Jacques, qui fut la récompense de ses soins. En se cramponnant à l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-même, et aidée du docteur, qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le docteur fut une exclamation de triomphe.
Ainsi venait de se révéler presque en même temps le double progrès de la pensée dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept années, se développaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autre divin, qu'on appelle le corps et l'âme.
VIII
Prima che spunti l'aura
C'était un progrès à ravir le docteur de joie, mais un progrès relatif.
Éva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de son rayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque bruit qui se fît autour d'elle, elle ne se retournait point.





