Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

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Nous avons dit que, dans ce jardin, grand au reste comme un parc, Jacques Mérey avait tracé un cercle où devait se promener Éva sans jamais le dépasser.
Éva, dans son obéissance passive, n'avait jamais eu l'idée de franchir la limite désignée.
À l'extrémité du jardin, il y avait une grotte toute garnie de mousse, où sourdait, dans un petit réservoir limpide comme l'air, la source qui reparaissait au pied du tertre sur lequel était planté le pommier.
Le docteur l'appelait la grotte des Méditations.
C'était là que, isolé du monde, éloigné de tout bruit, délivré de toute préoccupation, il venait rêver à ces choses inconnues que, tant qu'elles ne sont pas réalisées, on croit des choses impossibles.
Il y était venu souvent avant de connaître Éva, plus souvent peut-être depuis qu'il la connaissait.
L'entrée de cette grotte, éclairée intérieurement par une ouverture donnant au-dessus d'un réservoir, était toute masquée par des lierres et des lianes pendantes. Il fallait la connaître pour se douter qu'elle était là.
Éva, en prenant la baguette de la gueule de Scipion, n'éprouva d'abord aucun changement en elle. Puis, comme elle la garda involontairement entre ses mains, au bout d'un instant elle ressentit cette inquiétude vague, ce besoin de mouvement, cette nécessité d'air qui force à ouvrir les fenêtres de sa chambre si le temps est mauvais et à sortir si le temps est beau.
En conséquence, elle s'achemina vers le jardin, sa promenade habituelle, ou plutôt sa seule promenade.
Cette fois, sans même y songer, sans être arrêtée par aucun obstacle matériel ou idéal, elle franchit la limite hier encore imposée à sa volonté, et, la baguette à la main, guidée en quelque sorte ou plutôt réellement par elle, elle écarta les lierres et les lianes, et apparut à la porte à moitié éclairée par le jour extérieur, pareille à une fée tenant sa baguette à la main.
Elle avait une longue tunique de cachemire blanc serrée à la taille par un ruban bleu. Ses cheveux blonds qui descendaient jusqu'aux genoux voilaient ses épaules.
La présence de Jacques Mérey dans la grotte ne lui arracha aucun cri de surprise. Son sens intérieur, son sens affectif, son âme enfin savait qu'il était là.
Elle prononça le nom de Jacques avec la plus douce intonation et lui tendit les bras.
Jacques tint quelque temps Éva pressée contre son cœur.
Entre ces deux êtres qui, attirés l'un vers l'autre, semblaient se chercher dans le grand mystère de la nature, c'était une sorte de communion silencieuse et ineffable.
Ils s'assirent l'un près de l'autre sur un banc de mousse.
Alors, Éva prit les deux mains de Jacques dans les siennes, le regarda avec ses grands yeux fixes dont l'émail semblait taillé dans la nacre perlière, et lui dit d'une voix lente, profonde, réfléchie, qui savourait une à une toutes les lettres de ces deux mots:
– Je t'aime!
Au même instant, elle renversa sa tête sur l'épaule de Jacques, et ses cheveux roulèrent sur le visage du jeune médecin, le mouvement du cœur et des artères perdit son rythme ordinaire, et le souffle parut s'arrêter sur les lèvres entrouvertes de la jeune fille.
Les magnétiseurs du dernier siècle ont donné plusieurs noms à cet état d'assoupissement et d'insensibilité qui ressort du somnambulisme, mais qu'il ne faut pas confondre avec lui. L'âme, dans ce moment-là, semble rompre ses liens avec le corps. Psyché reprend ses ailes et s'envole on ne sait où. Sainte Thérèse monte au ciel et s'agenouille devant Dieu.
Ce mot éternel et divin que murmurait depuis plus d'un mois toute la nature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnétique avait en quelque sorte arraché de son âme, ce mot je t'aime avait envoyé Éva au troisième ciel de l'extase.
L'extase diffère du magnétisme, en ce que, pendant cet état, comme si la personne magnétisée avait trouvé un protecteur plus puissant, elle échappe à son magnétiseur. L'influence de Jacques Mérey avait jusque-là trouvé dans Éva une docilité d'esclave. La pauvre enfant obéissait à l'action du magnétisme. Sans le savoir, sa volonté était enchaînée à une force extérieure, toute-puissante, irrésistible; mais les limites du magnétisme dépassés, cette force avait beau agir, commander, l'âme fugitive ne répondait plus à ses ordres que par l'insensibilité de la résistance. En vain Jacques rassembla toute son énergie pour sommer une dernière fois Éva de s'éveiller, le sommeil continuait malgré lui, un sommeil qui, mêlé de catalepsie, prenait peu à peu la rigidité de la mort.
Ce sommeil glaçait Jacques Mérey d'épouvante et d'inquiétude.
Épuisé de fatigue, il était tombé à genoux devant Éva, appuyant ses lèvres sur sa main.
Au contact de ses lèvres, il sentit sa main tressaillir; mais ce tressaillement était si obscur et si insensible, cette main ressemblait si bien à celle d'une jeune trépassée, que sa crainte redoubla, la sueur lui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans ses deux mains et regardant Éva avec des yeux effarés.
C'est alors qu'il vit sa bouche entrouverte et ses lèvres tressaillant sous un léger frémissement, qui n'était rien autre chose que le souffle, et qu'une inspiration lui vint.
Le baiser qu'il avait donné à la main, s'il le donnait aux lèvres!..
Jacques Mérey avait le sentiment de la délicatesse poussé au plus haut degré. Avait-il le droit, lui éveillé, de poser ses lèvres sur les lèvres d'Éva endormie?
N'était-ce point une atteinte à la pudeur féminine? une souillure à cette colombe immaculée?
Si cependant c'était le seul moyen de la sauver?
Jacques Mérey leva les yeux au ciel, prit Dieu à témoin de la pureté de son intention, demanda pardon à la Vesta antique, à la chasteté symbolisée dans la personne de la mère de Jésus, se pencha sur Éva, et toucha ou plutôt effleura sa bouche de ses lèvres.
À l'instant même, comme si la chaîne qui liait la jeune fille au monde supérieur se brisait par cet attouchement humain, Éva jeta un léger cri, et, frémissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux:
– Qui m'a éveillée? dit-elle. J'étais si heureuse!
Puis, tournant ou plutôt élevant son regard vers le docteur, elle parut étonnée de voir un homme devant elle; mais aussitôt une subite rougeur couvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques, éveillée cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu'elle venait de lui dire endormie:
– Je t'aime!
Puis elle porta la main au côté gauche de sa poitrine; la jeune fille venait de trouver la place de son cœur.
XII
L'anneau sympathique
Ce fut pour Éva comme une révélation de toute la nature; ce qu'elle avait vu dans son extase, le ciel, Dieu, les anges, resta dans son esprit, dans sa mémoire, dans son âme: peut-être ces trois mots n'expriment-ils qu'une seule et même chose, voilà pourquoi nous les disons tous les trois au lieu de n'en dire qu'un seul.
Mais le miracle ne se borna point à la vue extérieure.
Pour la première fois, à cette lumière nouvelle, elle distingua sous leur véritable aspect le ciel, la terre, les oiseaux, les fleurs; jusque-là, dans le demi-jour de son indifférence, Éva n'avait rien apprécié de toutes ces merveilles. Il faut, pour voir et entendre la Création, autre chose que des yeux et des oreilles.
Il faut de l'amour.
À mesure que le cercle des objets visibles et matériels s'élargissait pour elle, Éva apprenait à parler de toutes ces choses jusque-là inconnues, car les idées nouvelles inspirées par des objets nouveaux appellent naturellement les paroles afférentes à ces idées et à ces objets.
Cette éducation était ce que les psychologistes d'alors appelaient une transfusion.
Éva recevait tout de Jacques; le docteur lui apprit le nom des plantes, des animaux, des étoiles. Il lui raconta le poème tout entier de la Création.
La jeune fille l'écoutait avidement et devinait en quelque sorte la science de Jacques, tant ce qu'il lui disait était imprégné de sympathie et d'amour. En lui, elle étudiait par cœur toute la nature; dans la pensée du maître, elle lisait sa pensée à elle et la raison des choses, non seulement perceptibles, mais abstraites, non seulement visibles, mais invisibles.
L'immensité de l'univers et le spectacle de la vie expliqué par Jacques lui donnaient le sentiment de l'existence de Dieu, dont lui avaient seulement parlé jusque-là le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le rayon caressant du soleil de mai.
Au grand livre de la nature, le docteur donna pour commentaire les ouvrages des poètes allemands ou anglais, qu'Éva ne tarda point à lire et voulut absolument comprendre.
La langue allemande et la langue anglaise étaient aussi familières à Jacques que sa langue maternelle, et, au bout de deux ou trois mois, Éva savait lui dire: Je t'aime, en trois langues différentes.
Ce jeune cerveau était comme ces terres vierges de l'Amérique qui n'ont rien produit depuis la création et qui, pour donner trois moissons à l'année, n'attendaient qu'une triple semence.
Jacques apprenait ainsi à Éva non seulement à devenir savante, mais en même temps elle apprenait toute seule à devenir belle: elle avait pour cela des dispositions très rares.
Mais, en dépit de ses grands yeux, de ses traits irréprochables, de ses formes admirablement modelées, elle ne produisait, dans son état primitif, sur le peu d'étrangers qu'elle voyait, qu'une impression pénible et presque désagréable; pour être belle, il lui manquait d'être femme.
Le traitement moral du docteur révéla chez Éva une beauté toute nouvelle, la beauté de l'âme, la beauté de la vie, la beauté de la pensée.
Sa physionomie, autrefois morne et uniforme, commença de se multiplier comme par miracle.
Ce sentiment pour lequel nous n'avons pas de nom, que les Allemands désignent sous le nom de Gemüth, et les Anglais sous celui de feeling; ce sentiment pour lequel notre langue n'a d'autre terme que celui de sens affectif ou sens émotif, était venu poétiser la forme en l'animant. Ce n'étaient plus ces lignes froides et immobiles dont rien ne dérangeait la régularité glacée; ce n'était plus ce visage toujours le même, mais où l'absence de la pensée imprimait le sceau du néant; il y avait maintenant dans Éva plusieurs individualités, suivant les impressions personnelles qu'elle recevait, suivant surtout le visage de Jacques, dont elle reflétait la joie ou la tristesse.
Avec l'amour se déclara chez elle la coquetterie, qui est pour ainsi dire la fleur de l'amour. Éva, jusque-là insouciante d'elle même, prit un plaisir extrême à soigner sa toilette, à relever et à lisser elle-même ses longs cheveux, à être belle enfin.
La perpétuelle relation dans laquelle vivaient Jacques et Éva avait créé, et chaque jour resserrait entre ces deux êtres une sympathie unique et sans borne. Ils étaient évidemment sous l'entière puissance de cette loi universelle que les savants appliquent au monde et les poètes aux individus; que les premiers appellent l'attraction et que les autres appellent l'amour.
Encore le mot d'amour, si délicat et si puissant qu'il soit, ne saurait-il exprimer cette vie à deux que le lien magnétique avait formé entre ce jeune homme et cette jeune fille.
Tout ce qu'on observe des affinités mystérieuses qui existent entre certains frères jumeaux que la nature a soudés l'un à l'autre, tout ce que les poètes ont raconté des sympathies de l'héliotrope et du soleil, tout ce que les savants ont imaginé des rapports enchaînés de la lune et de l'Océan, ne donnerait qu'une idée bien imparfaite de l'état d'identification auquel étaient parvenus Jacques et Éva.
Et, en effet, ils se pressentaient, ils se devinaient, ils se cherchaient, se parlaient dans la rêverie des bois, dans la plainte éternelle des fontaines, dans l'harmonie générale des êtres. Ils aspiraient l'un et l'autre à tout ce qui s'élève, à tout ce qui monte vers le ciel. Les jours où l'un était malade, l'autre était souffrant. S'il arrivait à Jacques de rougir, le même nuage rose se formait sympathiquement sur les joues d'Éva. Dans les moments de gaieté, un même sourire de bonheur glissait sur leurs lèvres. Ils étaient émus de la même manière par les mêmes lectures; ce que l'un pensait, l'autre l'avait deviné déjà. C'était le même être aimant deux fois dans une seule existence; le lien qui les unissait l'un à l'autre était une sorte d'égoïsme double.
Ils buvaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, la vie à la même coupe.
Jacques, voulant exprimer cette parfaite conformité de sentiment, nommait Éva sa sœur; Éva appelait Jacques son frère; mais ces deux mots comme tous les autres étaient impuissants à caractériser cette union que les langues humaines n'ont pas prévue.
Les choses trop tendres que Jacques avait pudeur de dire, car leur attachement, si intime qu'il fût, se distinguait surtout par l'absence des procédés terrestres, ou par leur innocence s'il était forcé d'y recourir, les choses trop tendre que Jacques avait pudeur de dire, il les communiquait aux arbres sous lesquels Éva venait s'asseoir; ces arbres agitaient sur la tête de la jeune fille leurs rameaux, et leurs feuilles, comme autant de langues vertes et mobiles, racontaient dans un chuchotement mystérieux le cœur de Jacques au cœur d'Éva!
Le magnétisme a comme la magie ancienne des signes et des moyens occultes pour bouleverser les rapports naturels des choses et même pour changer les choses de goût, de nature et d'aspect. Jacques se servait de cette puissance sur Éva. Il donnait aux roses l'odeur des violettes; il changeait l'eau en vin; il multipliait le pain de la table; il faisait sécher et reverdir les arbres à fruit. Tous ces miracles, bien entendu, n'existaient que dans l'esprit halluciné du sujet. Or, c'était précisément l'intention de Jacques de créer autour d'Éva un monde fabuleux sur lequel dominât sa pensée. Jacques ne se servait de cette influence redoutable que pour le bonheur de son élève. S'il s'était fait le dieu d'Éva, c'était pour achever en elle l'œuvre imparfaite du Créateur.
Un jour que Jacques était allé voir un pauvre malade à une lieue d'Argenton, et qu'une opération trop difficile pour qu'il la confiât à un autre le retenait deux heures de plus qu'il ne comptait consacrer à ce voyage, voulant voir jusqu'où allait chez lui la transmission de la pensée, il prit une feuille de papier à lettres, blanche, tailla une plume neuve, et écrivit sans encre sur le papier, de manière que pour tout autre qu'Éva, l'écriture ne laissait aucune trace.
Retardé pendant deux heures. Sois sans inquiétude, sœur chérie, et attends-moi à cinq heures sous l'arbre de la science du bien et du mal,
Ton frère,
Jacques.C'était ainsi que le docteur appelait le pommier, depuis l'aventure où, pour la première fois, Éva avait rougi.
Puis il noua le billet au cou de Scipion et lui ordonna d'aller retrouver Éva.
Scipion obéit.
Il trouva Éva près du ruisseau où il avait l'habitude de boire; il vint à elle: la jeune fille dénoua le billet, et, quoiqu'il ne portât aucune trace d'écriture, elle lut.
Éva n'avait ni montre ni pendule, mais, sans même regarder le ciel pour voir où en était le soleil, à cinq heures moins cinq minutes, elle vint s'asseoir sur le tertre.
À cinq heures précises, Jacques, rentré par la petite porte du jardin, venait s'asseoir à l'ombre du pommier où Éva, cinq minutes auparavant, venait s'asseoir elle-même.
Jacques poussa un cri de joie, Éva avait la seconde vue.
Il faisait une belle soirée d'automne. Les deux amants étaient fiers et heureux de vivre, de se voir, de se toucher sympathiquement par toutes les fibres de l'âme; leur poitrine se gonflait superbement, il leur semblait à chaque bouffée d'air qu'ils respiraient le ciel.
À la figure solennelle et grave de Jacques, Éva se douta tout de suite qu'elle allait recevoir une communication délicate et importante.
Et en effet celui-ci regardait doucement et sérieusement la jeune fille.
– Éva, lui dit-il, j'ai exercé jusqu'ici sur vous une action qui était nécessaire pour vous amener au point moral et physique où vous êtes parvenue aujourd'hui, mais à laquelle je renonce. Au moment où je vous parle, je retire à moi toute ma puissance magnétique; je vous rends la triple liberté de l'âme, du cœur et de l'esprit; je vous rends votre libre arbitre enfin; ce n'est point à moi que vous allez obéir, c'est à vous-même. Jusqu'ici, nous n'avons jamais parlé ensemble de l'engagement que l'homme contracte avec la femme et qu'on appelle le mariage; les devoirs de cet état, je vous les expliquerai plus tard, nous n'en sommes encore qu'aux fiançailles. Vous avez jusqu'ici vécu dans la solitude, il est temps de vous mettre en relations avec le monde et de choisir un homme que vous aimiez.
– Jacques, vous savez bien que c'est inutile, répondit Éva, mon fiancé, c'est vous.
Jacques appuya la main d'Éva contre son cœur, et, tirant un anneau d'or de son doigt:
– Si telle est votre volonté, Éva, telle est aussi la mienne. Recevez donc, selon l'usage, cet anneau d'or, c'est le témoin de notre promesse, c'est notre anneau de fiançailles.
Et il lui glissa au doigt un anneau magnétisé par lui avec l'intention que toutes les fois qu'Éva penserait à Jacques ayant cet anneau à la main, elle le verrait, tout absent qu'il fût, sinon avec les yeux du corps, du moins avec les yeux de l'âme.
XIII
Unde ortus?
Arrivés au point où en étaient les deux amants, c'est dire au jour de leurs fiançailles, une grave question devait se présenter à leur esprit, sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiétude.
De qui Éva était-elle la fille?
On sait comment Jacques Mérey avait obtenu du braconnier et de sa mère l'enfant qu'il avait emportée chez lui.
Deux motifs les avaient déterminés à confier la petite fille au docteur: le premier, tout égoïste, est qu'en l'emportant, il les débarrassait d'un grand ennui.
Le second, moins personnel, était l'espérance que les soins de Jacques Mérey pourraient améliorer l'état de l'idiote.
Mais, en l'emportant, le docteur avait pris l'obligation formelle de rendre l'enfant le jour où elle serait réclamée par ses parents véritables.
La certitude où il était que ses parents n'étaient ni le braconnier ni la vieille femme, la certitude qu'il avait que sa vraie famille avait voulu se débarrasser d'elle en la déposant chez le braconnier, lui donnait l'espoir qu'elle ne serait jamais réclamée.
C'est pour cela qu'il avait enfermé Éva dans le paradis terrestre qu'il lui avait créé et qu'il ne l'avait laissé voir que des quelques personnes que nous avons nommées.
La première, la seconde, la troisième année même, Joseph, c'était le nom du braconnier, et Magdeleine, c'était celui de la vieille femme, n'étaient venus qu'une fois chaque année prendre des nouvelles de l'enfant et demander à la voir.
Chaque fois, Éva avait été apportée devant eux; mais, comme dans les trois premières années sa guérison n'avait pas fait de grands progrès, ils avaient à peu près perdu l'espérance que le docteur, si savant qu'il fût, pût jamais faire de cette créature inerte, sans parole et sans pensée, un être digne de prendre sa place dans le monde des intelligences.
Puis, il faut bien accuser Jacques Mérey de cette petite tromperie dans laquelle son cœur avait fait taire sa conscience: quand le mieux s'était déclaré d'une manière sensible, c'est lui qui, sans attendre que Joseph et sa mère vinssent demander des nouvelles d'Éva, allait leur en porter.
Pour se faire un ami du braconnier, à chacune de ses visites, il lui faisait cadeau de quelques boîtes de poudre et de quelques livres de plomb que le braconnier, qui n'osait acheter ces objets à la ville, recevait toujours avec une vive reconnaissance.
Aux questions sur l'état, sur la santé d'Éva, le docteur répondait évasivement:
– Elle va un peu mieux, je n'ai pas perdu l'espérance, la nature est si puissante!
Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Éva la boule informe de chair qu'on avait emportée de chez lui, haussait les épaules en disant:
– Que voulez-vous, docteur, à la grâce de Dieu!
Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forêt. Après que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieille mère, il tuait un ou deux lièvres, trois ou quatre lapins; il rapportait son gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit de la course qu'il venait de faire et des gens qu'il avait visités.
Quant à Éva, elle avait été longtemps insouciante de sa naissance, comme de tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tiré son esprit des limbes où cette espèce d'hydrocéphalie dont elle était atteinte l'avait reléguée, elle commença à se préoccuper de son origine.
Elle avait un vague souvenir d'avoir revu, dans une des dernières visites qu'ils lui avaient faites, le braconnier et sa mère. Mais ce souvenir n'avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuait pour eux dans son cœur.
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