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– Vous vous trompez, cher monsieur Michel, je n'ai oublié ni l'invention, ni la demande de brevet que vous m'avez adressée pour la faire valoir, et je vous ai envoyé chercher tout particulièrement, au contraire, pour vous parler de cela; mais chaque chose a son tour. L'ordre, a dit un philosophe, est la moitié du génie, nous n'en sommes encore qu'à votre mariage.
– Ne pourrions-nous nous dispenser de cela, monseigneur?
– Impossible, que deviendrait votre titre de marquis, puisqu'il vous fut donné par la duchesse Nicole de Lorraine, à propos de votre mariage? Il a couru sur vous et sur cette digne duchesse, à cette époque, beaucoup de bruits que vous vous êtes bien gardé de démentir, et quand elle est morte, il y a six mois, vous avez fait prendre le deuil à un bambin de cinq ans que vous avez; mais, comme chacun a le droit d'habiller ses enfants à sa fantaisie, je ne vous ferai point de remontrances à cet endroit-là.
– Monseigneur est bien bon, dit Souscarrières.
– Quoi qu'il en soit, vous revîntes de Lorraine avec une jeune fille que vous aviez enlevée, Mlle Anne de Rogers; vous la disiez fille d'un grand seigneur, et elle était tout simplement fille de la duchesse. Ce fut à l'occasion de votre mariage avec elle que vous fûtes, dites-vous, fait marquis de Montbrun; mais, pour que la promotion fût valable, il eût fallu que ce fût M. Michel qui fût fait marquis, et non M. de Bellegarde, puisque étant enfant adultérin, vous ne pouviez être reconnu, et que n'ayant pas le droit de vous appeler Bellegarde, on ne pouvait pas vous faire marquis sous ce nom qui n'est pas et qui ne peut pas être le vôtre.
– Monseigneur est bien dur pour moi.
– Tout au contraire, cher monsieur Michel, je suis doux comme sirop, et vous allez le voir.
Mme Michel, qui ne connaissait pas quel bonheur lui était tombé en partage d'épouser un homme tel que vous, Mme Michel se laissa cajoler par Villaudry, vous savez, Villaudry, le cadet de celui que Moissens a tué; vous eûtes vent de quelque chose et la voulûtes jeter dans le canal de Souscarrières; mais vous n'étiez pas bien sûr, et comme vous n'êtes pas au fond un méchant homme, vous attendîtes d'être plus assuré.
L'assurance vint à propos d'un bracelet de cheveux qu'elle donna à Villaudry; cette fois, comme vous aviez la preuve, une lettre écrite tout entière de sa main, qui ne vous laissait point de doute sur votre disgrâce, vous la menâtes dans le parc, et, tirant votre poignard, vous lui dîtes de prier Dieu. Cette fois, ce n'était point comme lorsque vous l'aviez menacée de la jeter dans le canal, et elle vit bien que ce n'était point pour rire.
Et, en effet, vous lui portâtes un coup qu'elle para heureusement avec la main, mais elle en eut deux doigts coupés. Voyant son sang, vous en eûtes pitié, lui fîtes grâce de la vie et la renvoyâtes en Lorraine. Quant à Villaudry, justement parce que vous aviez été clément avec votre femme, vous résolûtes d'être implacable avec lui, et comme il était à la messe aux Minimes de la place Royale, vous entrâtes dans l'église, lui donnâtes un soufflet et mîtes l'épée à la main. Mais lui ne voulut point commettre un sacrilége et garda la sienne au fourreau.
Il est vrai de dire qu'il ne se souciait pas fort de se battre avec vous, et qu'il dit même: «Je le poignarderais, si ma réputation était bien établie; mais, par malheur, elle ne l'est pas, ce qui fait que je dois me battre.» Et, en effet, il vous appela, et comme si vous étiez le véritable fils de M. de Bellegarde et que vous n'ayez pas plus de mémoire que lui, vous vous battîtes sur la place Royale, là même où s'étaient battus Bouteville et Beuvron; vous vous conduisîtes à merveille, je le sais, vous acceptâtes toutes les exigences de votre adversaire, et il en fut quitte pour six coups d'épée que vous lui donnâtes avec la pointe et autant de soufflets que vous lui donnâtes avec la lame.
Mais Bouteville, lui aussi, s'était conduit à merveille, ce qui n'empêcha pas que je lui fisse couper la tête, ce que j'eusse fait aussi pour vous, si au lieu d'être M. Michel tout court, vous eussiez été réellement Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières; car, de plus que Bouteville, vous aviez tiré l'épée dans une église, ce qui fait qu'on vous eût coupé le poing avant de vous couper la tête; vous entendez, mon cher monsieur Michel.
– Oui, pardieu, monseigneur, j'entends, répondit Souscarrières, et je dois dire que j'ai, dans ma vie, entendu des conversations qui m'ont plus réjoui que celle-là.
– D'autant mieux que vous n'êtes pas au bout, et que ce soir encore vous êtes retombé dans la récidive avec ce pauvre marquis Pisani; en vérité, il faut être endiablé pour se battre avec un pareil polichinelle.
– Eh! monseigneur, ce n'est pas moi qui me suis battu avec lui, c'est lui qui s'est battu avec moi.
– Voyons: ce pauvre marquis n'était-il pas assez malheureux de ne pas avoir ses entrées dans la rue de la Cerisaie, comme vous et le comte de Moret y avez les vôtres.
– Comment, monseigneur, vous savez…
– Je sais que, si la pointe de votre épée n'avait pas rencontré le sommet de sa bosse, et s'il n'avait pas eu la chance d'avoir les côtes imbriquées les unes sur les autres de manière que le fer a glissé comme sur une cuirasse, il était cloué comme un scarabée contre la muraille: vous êtes donc une bien mauvaise tête, cher monsieur Michel.
– Je vous jure, monseigneur, que je ne lui ai aucunement cherché querelle, tout le monde vous le dirai; seulement, j'étais échauffé d'avoir couru depuis la rue de l'Homme-Armé jusqu'à la rue du Louvre.
A ces mots de la rue de l'Homme-Armé; Richelieu ouvrit à la fois les yeux et les oreilles.
– Il était échauffé, lui, continua Souscarrières, d'une querelle qu'il avait prise dans un cabaret.
– Oui, dit Richelieu, qui marchait comme en plein jour dans le chemin que Souscarrières, sans s'en douter, venait de lui ouvrir, dans le cabaret de l'Homme-Armé…
– Monseigneur! s'écria Souscarrières étonné…
– … Où il était allé, continua Richelieu au risque de s'égarer, mais voulant tout savoir, où il était allé pour voir, si, par l'intermédiaire d'un certain Etienne Latil, il ne pourrait pas se débarrasser du comte de Moret, son rival; par bonheur, au lieu de trouver un sbire, il a trouvé un honnête spadassin, qui a refusé de tremper sa main dans le sang royal. Mais, savez-vous bien, mon cher monsieur Michel, qu'il y a dans votre épée tirée dans l'église, dans votre duel avec Villaudry, dans votre complicité au meurtre d'Etienne Latil, et dans votre rencontre avec le marquis de Pisani, de quoi vous faire couper le cou quatre fois, si vous aviez trente deux quartiers de noblesse au lieu d'avoir soixante-quatre quartiers de roture?
– Hélas, monseigneur, dit Souscarrières fort ébranlé, je le sais, et je déclare hautement que je ne dois la vie qu'à votre magnanimité.
– Et à votre intelligence, mon cher monsieur Michel.
– Ah! monseigneur, s'il m'était permis de mettre cette intelligence à la disposition de Votre Eminence, s'écria Souscarrières, en se jetant aux pieds du cardinal, je serais le plus heureux des hommes.
– Je ne dis pas non, Dieu m'en garde! car j'ai besoin d'hommes comme vous.
– Oui, monseigneur, d'hommes dévoués, j'ose le dire.
– Que je pourrai faire pendre le jour où ils ne le seront plus.
Souscarrières tressaillit.
– Oh! ce n'est jamais, dit-il, à moi qu'un pareil malheur arrivera, d'oublier ce que je dois à Votre Eminence.
– Cela vous regarde, mon cher M. Michel; vous tenez votre fortune entre vos mains, mais n'oubliez pas que moi je tiens le bout de la corde dans les miennes.
– Si seulement Son Excellence daignait me dire à quoi il lui conviendrait que j'appliquasse l'intelligence qu'elle veut bien me reconnaître.
– Oh! quant à cela, volontiers.
– J'écoute de toutes mes oreilles.
– Eh bien, supposons que je vous accorde le brevet de votre importation d'Angleterre.
– Le brevet des chaises à porteurs! s'écria Souscarrières, qui voyait se dessiner sous une forme palpable cette fortune que le cardinal venait de lui dire être entre ses mains, mais que jusque-là il n'avait entrevue qu'en rêve…
– De la moitié, dit le cardinal, de la moitié seulement; je réserve l'autre moitié pour un don que je veux faire.
– Encore une intelligence que Monseigneur veut récompenser, hasarda Souscarrières.
– Non, un dévouement, c'est plus rare.
– Monseigneur en est bien le maître; en me donnant un brevet pour la moitié, il me comblera.
– Soit! vous avez donc moitié des chaises à porteurs de Paris, mettons deux cents, par exemple.
– Mettons deux cents, oui, monseigneur.
– Cela fait quatre cents porteurs de chaises; eh bien, monsieur Michel, supposons ces quatre cents porteurs intelligents, remarquant où ils conduisent leurs pratiques, écoutant ce qu'elles disent, et tenant exactement note de leurs paroles et de leurs allées et venues; supposons encore à la tête de cette administration un homme intelligent qui me rende compte à moi, mais à moi seul, de ce qu'il voit, de ce qu'il entend, de ce qu'on lui rapporte; enfin, supposons toujours que cet homme n'ait que douze mille livres de rente, il s'en fera facilement vingt quatre, et qu'au lieu de s'appeler messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun et seigneur de Souscarrières… je lui dirai: Mon cher ami, prenez autant de noms que vous en voudrez; plus vous en prendrez de nouveaux, meilleur sera; et quant aux noms que vous vous êtes appropriés déjà, défendez-les contre ceux qui les réclameront, s'ils sont réclamés; mais ce n'est pas moi, soyez bien tranquille, qui vous chercherai le moindrement querelle pour cela.
– Et c'est sérieux ce que dit là monseigneur?
– Très-sérieux! mon cher monsieur Michel; le brevet de la moitié des chaises à porteurs en circulation dans Paris vous est accordé, et demain votre associée, qui aura déjà signé pour sa part le cahier des charges, ira vous le porter, pour que vous le signiez à votre tour: cela vous convient-il?
– Et le cahier des charges portera-t-il les obligations qui me sont imposées? demanda en hésitant Souscarrières.
– Aucunement, cher monsieur Michel; vous comprenez que la chose reste entre nous; il est même de la plus haute importance qu'elle ne soit pas ébruitée. Peste! si l'on vous savait à moi, tout serait manqué; il n'y aurait même point de mal à ce que l'on vous crût à Monsieur ou à la reine; pour cela il vous suffira de dire que je suis un tyran, que je persécute la reine, que vous ne comprenez pas que le roi Louis XIII vive sous un joug aussi dur qu'est le mien.
– Mais je ne pourrai jamais dire de pareilles choses! s'écria Souscarrières.
– Bon! en vous forçant un peu, vous verrez que cela viendra. Ainsi, c'est convenu, vos chaises vont devenir à la mode: elles feront de l'opposition; vous allez avoir toute la cour; on n'ira plus nulle part qu'en chaise, surtout si les vôtres sont à deux places et ont des rideaux bien épais.
– Monseigneur n'a pas de recommandation particulière à me faire?
– Oh! si fait! je vous recommande particulièrement les dames: Mme la princesse, d'abord; Mme Marie de Gonzague, Mme de Chevreuse, Mme de Fargis; puis les hommes: le comte de Moret, M. de Montmorency, M. de Chevreuse, le comte de Cramail. Je ne vous parle pas du marquis de Pisani; grâce à vous, il en a pour quelques jours à ne pas m'inquiéter.
– Monseigneur peut être tranquille; et quand commencerai-je mon exploitation?
– Le plus vite possible; dans huit jours cela peut être en train, à moins, toutefois, que les fonds ne vous manquent.
– Non, monseigneur; d'ailleurs, pour une pareille affaire, me manqueraient-ils personnellement, j'en trouverais.
– Dans ce cas-là, il ne faudrait pas même chercher, mais vous adresser directement à moi.
– A vous, monseigneur?
– Oui, n'ai-je pas un intérêt dans l'affaire? Mais, pardon, voici Cavois qui, à ce qu'il paraît, a quelque chose à me dire; c'est lui qui ira vous faire signer demain le petit papier en question, et, comme il en connaîtra toutes les conditions, même celles qui restent entre nous, c'est lui qui irait vous les rappeler en cas d'oubli; mais je crois être sûr que vous ne les oublierez pas. Entre Cavois, entre, tu vois monsieur, n'est-ce pas?
– Oui, monseigneur, répondit Cavois, qui avait obéi à l'ordre du cardinal.
– Eh bien, il est de mes amis; seulement il est de ceux qui viennent me voir de dix heures du soir à deux heures du matin; pour moi, mais pour moi seul, il s'appelle M. Michel; mais pour tout le monde c'est messire Pierre de Bellegarde, marquis de Montbrun, seigneur de Souscarrières. – Au revoir, monsieur Michel.
Souscarrières salua jusqu'à terre et sortit, ne pouvant croire à sa bonne fortune et se demandant si le cardinal lui avait parlé sérieusement ou n'avait voulu que se moquer de lui.
Mais, comme on savait le cardinal fort occupé, il finit par comprendre que le cardinal n'avait pas le temps de se moquer de lui, et, selon toute probabilité, il avait parlé sérieusement.
Quant au cardinal, comme il avait la conviction qu'il venait de recruter ses forces d'un puissant allié, sa bonne humeur lui était revenue, et ce fut de sa voix la plus aimable qu'il cria:
– Madame Cavois! eh! madame Cavois, venez donc.
CHAPITRE XIV.
OU LE CARDINAL COMMENCE A VOIR CLAIR SUR SON ÉCHIQUIER
A peine cet appel était-il fait, que le cardinal vit entrer une petite femme de 25 à 26 ans, leste, pimpante, le nez en l'air, et qui ne paraissait nullement intimidée de se trouver en sa présence.
– Vous m'avez appelée, monseigneur, dit-elle, prenant la parole et avec un accent languedocien des plus prononcés, me voilà.
– Bon! et Cavois qui disait que peut-être vous ne voudriez pas venir.
– Moi, ne pas venir quand vous me faisiez l'honneur de m'appeler! Je n'avais garde! Votre Eminence ne m'eût point appelée, que je fusse venue toute seule.
– Mme Cavois! Mme Cavois! fit le capitaine des gardes, essayant de grossir sa voix.
– Mme Cavois tant que tu voudras, monseigneur m'a fait venir pour une chose ou pour une autre. Est-ce pour me parler? qu'il me parle. Est-ce pour que je lui parle? je lui parlerai.
– Pour l'un ou pour l'autre, Mme Cavois, dit le cardinal, faisant signe à son capitaine des gardes de ne pas intervenir dans la conversation.
– Ah! vous n'avez pas besoin de lui imposer silence, monseigneur, il suffira que je lui dise de se taire et il se taira. Est-ce que par hasard il voudrait faire croire qu'il est le maître?
– Monseigneur, excusez-la, dit Cavois, elle n'est point de la cour, et…
– Que monseigneur m'excuse! Ah! tu me la bâilles bonne, Cavois, c'est monseigneur qui a besoin d'être excusé.
– Comment! dit le cardinal en riant, c'est moi qui ai besoin d'être excusé?
– Certainement! Est-ce que c'est d'un chrétien de tenir des gens qui s'aiment, éternellement séparés l'un de l'autre, comme vous le faites?
– Ah ça, mais vous l'adorez donc votre mari?
– Comment ne l'adorerais-je pas, vous savez comment je l'ai connu, monseigneur?
– Non, mais dites-moi cela, madame Cavois, cela m'intéresse énormément.
– Mireille! Mireille! fit Cavois, essayant de rappeler sa femme à l'ordre.
– Cavois! Cavois! fit le cardinal, imitant l'accent de son capitaine des gardes.
– Eh bien, vous savez, moi, je suis la fille d'un gentilhomme de qualité du Languedoc, tandis que Cavois est fils d'un gentillâtre de Picardie.
Cavois fit un mouvement.
– Cela ne veut pas dire que je te méprise, Louis; mon père s'appelait de Serignan. Il a été maréchal de camp en Catalogne, ni plus ni moins. J'étais veuve d'un nommé Lacroix, toute jeune, sans enfants, et jolie; je puis m'en vanter.
– Vous l'êtes toujours, madame Cavois, dit le cardinal.
– Ah bien oui, jolie! J'avais seize ans, j'en ai vingt-six aujourd'hui, et huit enfants, monseigneur.
– Comment, huit enfants! Tu as fait huit enfants à ta femme, malheureux, et tu viens te plaindre que je t'empêche de coucher avec elle!
– Comment! tu t'en es plaint, mon petit Cavois! s'écria Mireille. O amour que tu es, laisse-moi t'embrasser.
Et, sans s'inquiéter de la présence du cardinal, elle sauta au cou de son mari et l'embrassa.
– Madame Cavois! madame Cavois! s'écria le capitaine des gardes tout tremblant, tandis que le cardinal, complétement ramené à la bonne humeur, se pâmait de rire.
– Je reprends, monseigneur, dit Mme Cavois, lorsqu'elle eut embrassé son mari tout à son aise. Il était dans ce temps-là à M. de Montmorency, il n'y avait donc rien d'étonnant que, quoique Picard, il vînt en Languedoc. Là il me voit et tombe amoureux de moi; mais comme il n'était pas très riche et que j'avais un peu de bien, voilà mon imbécile qui n'ose pas se déclarer. Sur ces entrefaites, il ramassa une mauvaise querelle, et, comme il devait se battre le lendemain, il s'en va chez un notaire, fait un testament en ma faveur et me donne, quoi? Tout ce qu'il a, ni plus ni moins, à moi, qui ne savais pas même qu'il m'aimât. Tout-à-coup, je vois arriver chez moi la femme du notaire, qui était mon amie; elle me dit: «Vous ne savez pas, si M. de Cavois meurt, vous héritez!»
– Cavois! je ne le connais pas. – Oh! reprit la femme du notaire, un beau garçon! – Il était beau garçon dans ce temps-là, monseigneur; depuis il est un peu déformé, mais n'importe, je ne l'en aime pas moins, n'est-ce pas, Cavois?
– Monseigneur, dit Cavois, d'un ton suppliant, vous l'excusez, n'est-ce pas?
– Dites donc, madame Cavois, fit Richelieu, si nous mettions ce pleurard à la porte?
– Oh! non, monseigneur, je ne le vois pas assez pour cela. Voilà donc qu'elle me conte qu'il m'aime comme un fou, qu'il se bat en duel le lendemain et que, s'il est tué, il me laisse tout son avoir. Ça me touche, vous comprenez. Je raconte ça à mon père, à mes frères, à tous mes amis, je les fais monter à cheval dès le matin et battre la campagne pour empêcher Cavois et son adversaire de se rencontrer. Bon! ils arrivent trop tard. Monsieur que vous voyez là a la main leste, il avait déjà donné deux coups d'épée à son adversaire; lui, rien. On me le ramène sain et sauf; je lui saute au cou. Si vous m'aimez, lui dis-je, il faut m'épouser. C'est mauvais de rester sur son appétit, et il m'épousa.
– Et il ne resta point sur son appétit, à ce qu'il paraît, dit le cardinal.
– Non parce que, voyez-vous, monseigneur, il n'y a pas d'homme plus heureux que ce coquin-là. C'est moi qui ai tout le soin des affaires, il n'a lui que son service près de Votre Eminence, une charge de paresseux; quand il revient au logis, par malheur c'est rare, je le caresse: mon petit Cavois par-ci, mon petit mari par-là! je me fais la plus jolie que je puis pour lui plaire; il n'entend parler de rien de fâcheux, pas de criailleries, pas de plaintes enfin; c'est comme si le sacrement n'y avait point passé.
– Ce que je vois dans tout cela, c'est que vous aimez mieux maître Cavois que le reste du monde.
– Oh! oui, monseigneur.
– Mieux que le roi?
– Je souhaite toutes sortes de prospérités au roi; mais si le roi mourrait que je n'en mourrais pas; tandis que si mon pauvre Cavois mourrait, tout ce que je pourrais désirer de mieux, c'est qu'il m'emmenât avec lui.
– Mieux que la reine?
– Je respecte Sa Majesté; seulement je trouve que, pour une reine de France, elle ne fait pas assez d'enfants; s'il lui arrivait un malheur, elle nous laisserait dans l'embarras; de cela je lui en veux.
– Mieux que moi?
– Je crois bien, mieux que vous, monseigneur; vous ne me faites que de la peine, tantôt en étant malade, tantôt en m'éloignant de lui, tantôt en l'emmenant à la guerre, comme vous venez de faire pendant près d'un an à La Rochelle, tandis que lui ne me fait que du plaisir.
– Mais enfin, dit Richelieu, si le roi mourait, si la reine mourait, si je mourais, si tout le monde mourait, que feriez-vous tous deux, tous seuls.
Mme de Cavois se mit à rire en regardant son mari:
– Eh bien, dit-elle, nous ferions…
– Oui, que feriez-vous?
– Nous ferions ce qu'Adam et Eve faisaient, monseigneur, quand ils étaient seuls aussi.
Le cardinal se mit à rire avec eux.
– Donc, dit-il, il y a huit enfants dans la maison?
– Excusez, monseigneur, il n'y en a plus que six; il a plu au Seigneur de nous en prendre deux.
– Oh! il vous les rendra, j'en suis sûr.
– Je l'espère bien, n'est-ce pas, Cavois?
– Eh bien, il faut pourvoir à l'existence de ces pauvres petits.
– Grâce à Dieu, monseigneur, ils ne pâtissent pas.
– Oui, mais si je venais à mourir, ils pâtiraient.
– Le ciel nous garde d'un pareil malheur, s'écrièrent les deux époux.
– J'espère qu'il vous en gardera, et moi aussi; en attendant, il faut tout prévoir; madame Cavois, je vous donne, à vous, par moitié, avec M. Michel, dit Pierre de Bellegarde, dit marquis de Montbrun, dit le seigneur de Souscarrières, le brevet des chaises à porteurs dans Paris.
– Oh! monseigneur.
– Sur ce, Cavois, continua Richelieu, emmenez votre femme et qu'elle soit contente de vous; ou sinon je vous mets aux arrêts pendant huit jours dans sa chambre à coucher.
– Oh! monseigneur, s'écrièrent les deux époux en se jetant à ses pieds et en lui baisant les mains.
Le cardinal étendit les deux mains sur eux.
– Que diable marmottez-vous là, monseigneur, demanda Mme Cavois, qui ne savait pas le latin.
– Les plus belles phrases de l'Evangile, mais que, par malheur, il est défendu aux cardinaux de mettre en pratique; allez.
Et, poussés par lui, tous deux sortirent de ce cabinet où, en deux heures, venaient de se passer tant de choses.
Resté seul, la figure du cardinal reprit sa gravité ordinaire.
– Voyons, dit-il, résumons-nous, et récapitulons les événements de la soirée; et tirant un carnet de sa poche, il écrivit dessus au crayon:
«Le comte de Moret, arrivé depuis huit jours de Savoie, amoureux de Mme de la Montagne, – rendez-vous avec la Fargis à l'hôtel de l'Homme-Armé – lui, déguisé en Basque – elle en Catalane – chargé selon toute probabilité de lettres pour les deux reines par Charles-Emmanuel – assassinat d'Etienne Latil, pour refus de tuer le comte de Moret – Pisani, repoussé par Mme de Maugiron – blessé par Souscarrières – sauvé par sa bosse.
– Souscarrières breveté des chaises à porteurs, chef de ma police laïque, pour faire pendant à du Tremblay, chef de ma police religieuse.
– La reine absente du ballet pour cause de migraine.»
– Qu'y a-t-il encore? voyons!
Et il chercha dans sa mémoire.
– Ah! dit-il tout à coup, et cette lettre soustraite dans le portefeuille du médecin du roi, Senelle, et vendue à du Tremblay par son valet de chambre. Voyons un peu ce qu'elle dit, maintenant que Rossignol en a retrouvé le chiffre, et il appela:
– Rossignol! Rossignol!
Le même petit bonhomme à lunettes reparut.
– La lettre et le chiffre, dit le cardinal.
– Les voici, monseigneur.
Le cardinal les prit.
– C'est bien, dit-il, à demain, et si je suis content de votre traduction, c'est un bon de quarante pistoles, au lieu d'un bon de vingt, que vous aurez à faire.
– J'espère que Votre Eminence en sera contente.
Rossignol sorti, le cardinal ouvrit la lettre et la lut:
Voici textuellement ce qu'elle disait:
«Si Jupiter est chassé de l'Olympe, il peut se réfugier en Crète, Minos lui offrira l'hospitalité avec grand plaisir. Mais la santé de Céphale ne peut durer; pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser Procris à Jupiter? Le bruit court que l'Oracle veut se débarrasser de Procris pour faire épouser Vénus à Céphale. En attendant, que Jupiter continue de faire la cour à Hébé, et à feindre à propos de cette passion la plus grande mésintelligence avec Junon. Il est important que tout fin qu'il est, ou plutôt qu'il se croit, l'Oracle se trompe en croyant Jupiter amoureux d'Hébé.
«Minos.»– Maintenant, dit le cardinal après avoir lu, voyons le chiffre:
Le chiffre, comme nous l'avons dit, était joint à la lettre; il était tel que nous le mettons sous les yeux de nos lecteurs.

«Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier en Lorraine; le duc Charles IV lui offrira l'hospitalité avec le plus grand plaisir, mais la santé du Roi ne peut durer; pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser la Reine à Monsieur? Le bruit court que le Cardinal veut marier Mme de Combalet au Roi. En attendant, que Monsieur continue de faire la cour à Marie de Gonzague et à feindre à propos de cette passion la plus grande mésintelligence avec Marie de Médicis; il est important que tout fin qu'il est, ou plutôt qu'il se croit, le Cardinal se trompe en croyant Monsieur amoureux de Marie de Gonzague.