- -
- 100%
- +
Il avait – Neuf-Germain, bien entendu – une maîtresse rue Gravillier, la dernière rue de Paris où un galant homme dût chercher une maîtresse; aussi certain filou, qui prétendait avoir un droit d'antériorité sur la donzelle, trouva mauvais que Neuf-Germain lui fit visite; ils se querellèrent dans la rue; le filou prit Neuf-Germain par sa royale et tira si bien, que la royale tout entière lui resta dans la main. Neuf-Germain, qui portait toujours l'épée, et qui avait donné ses premières leçons d'armes au marquis Pisani, porta de cette épée, à son antagoniste, un coup qui lui fit lâcher prise, si bien que le bouquet de barbe qu'il tenait dans sa main tomba à terre; le filou blessé se sauva en hurlant, poursuivi par la moitié des spectateurs que cette querelle avait attirés; l'autre moitié resta autour de Neuf-Germain, l'exaltant et criant: bravo! tandis qu'il continuait à battre l'air de sa rapière, défiant le filou, qui n'avait garde de revenir. Neuf-Germain parti, un savetier qui connaissait le vainqueur pour appartenir à l'hôtel Rambouillet, dont la réputation avait ses racines dans le plus bas peuple, s'aperçut que cette vénérable barbe, arrachée à son menton, était restée sur le champ de bataille; il la ramassa soigneusement jusqu'au dernier poil, la plia dans un papier blanc, et s'achemina vers l'hôtel Rambouillet. On était en train de dîner lorsqu'il cogna à la porte, et que l'on vint dire au marquis qu'un savetier de la rue Gravillier demandait à lui parler.
La nouvelle était assez inattendue pour que M. de Rambouillet désirât savoir ce que le savetier avait à lui dire.
– Faites-le entrer, dit-il.
L'ordre est exécuté, le savetier entre, tire sa révérence, et s'approchant de M. de Rambouillet:
– Monsieur le marquis, dit-il, j'ai l'honneur de vous rapporter la barbe de M. de Neuf-Germain, que celui-ci a eu le malheur de perdre devant ma porte.
Sans trop savoir ce que cela voulait dire, M. de Rambouillet tira de sa poche un de ces nouveaux écus que l'on venait de frapper à l'effigie de Louis XIII et que l'on nommait des louis d'argent, et le donna au savetier qui se retira au comble de la satisfaction, non pas d'avoir reçu un écu, mais d'avoir eu l'honneur de voir à table, mangeant comme de simples mortels, M. de Rambouillet et sa famille.
Or, M. de Rambouillet et sa famille en étaient encore à regarder, sans y rien comprendre, cette poignée de barbe, lorsque Neuf-Germain entra avec son menton plumé et raconta l'aventure, tout surpris que, quelque diligence qu'il eût faite pour revenir à l'hôtel, sa barbe y fût arrivée avant lui.
Un étage plus bas, on rencontrait l'écuyer, ou plutôt le quinola Silésie, – on appelait quinola à cette époque un écuyer de second ordre, – autre fou d'un autre genre, car tout le monde à l'hôtel Rambouillet avait sa folie; aussi Mme Rambouillet appelait-elle Neuf-Germain son fou interne et Silésie son fou externe, attendu qu'il logeait avec sa femme et ses enfants hors de l'hôtel, mais à quelques pas seulement.
Un matin, tous les gens qui habitaient la même maison que Silésie, vinrent se plaindre au marquis, lui disant que depuis les chaleurs, il n'y avait pas moyen de dormir sous le même toit que son écuyer.
M. de Rambouillet l'appela devant lui.
– Quel sabbat fais-tu donc la nuit? lui demanda-t-il, que tous les voisins se plaignent de ne pouvoir fermer l'œil un instant.
– Sauf votre respect, M. le marquis, répondit Silésie, je tue mes puces.
– Et comment mènes-tu si grand bruit en tuant tes puces?
– Parce que je les tue à coups de marteau.
– A coups de marteau! Explique-moi cela, Silésie.
– Monsieur le marquis a dû remarquer qu'aucun animal n'a la vie plus dure qu'une puce.
– C'est vrai.
– Eh bien, je prends les miennes, et de peur qu'elles ne s'échappent dans ma chambre, je les porte sur l'escalier et à grands coups de marteau, je les écrase.
Et, quelque chose que pût lui dire le marquis, Silésie continua de tuer ses puces de la même façon jusqu'à ce que, pendant une nuit, où il était probablement mal réveillé, il manqua la première marche et roula du haut en bas de l'escalier.
Quand on le ramassa, il avait le cou rompu.
Après Silésie, venait maître Claude l'argentier, espèce de Jocrisse, fanatique des exécutions, et qui, quelques observations que l'on pût lui faire sur la cruauté du spectacle, n'en manquait pas une. Cependant trois ou quatre eurent lieu les unes à la suite des autres, sans que maître Claude bougeât de la maison.
Inquiète de cette insouciance, la marquise lui en demanda la cause.
– Ah! madame la marquise, lui répondit maître Claude, en secouant la tête d'un air mélancolique, je ne prends plus aucun plaisir à voir rouer.
– Et pourquoi cela? lui demanda sa maîtresse.
– Imaginez vous que, depuis le commencement de cette année, ces coquins de bourreaux étranglent les patients avant que de les rouer! J'espère qu'un jour on les rouera eux-mêmes, et j'attends ce jour-là pour retourner en Grève.
Un jour, ou plutôt un soir, il alla pour voir le feu d'artifice de la Saint-Jean, mais, au moment où l'on allait allumer la première fusée, se trouvant derrière un curieux plus grand que lui de la tête, gros à l'avenant, qui l'empêchait de voir, il eut l'idée, pour n'être gêné par personne, d'aller à Montmartre; seulement lorsqu'il arriva tout essoufflé au haut de la butte, et qu'il se retourna du côté de l'Hôtel de Ville, le feu d'artifice était tiré, de sorte que ce soir-là, au lieu de mal voir, Claude ne vit rien du tout.
Mais ce qu'il vit en détail et ce qui lui fit grand plaisir à voir, ce fut le trésor de Saint-Denis. Aussi à son retour, interrogé par la marquise:
– Ah! madame – dit-il – que de belles choses ils ont, ces coquins de chanoines!
Et il commença d'énumérer les croix ornées de pierreries, les chapes brodées de perles, les ostensoirs en or, les crosses en argent – et puis, ajouta-t-il – le plus important que j'oubliais.
– Qu'appelez-vous le plus important, maître Claude?
– Eh donc, madame la marquise, le bras de notre voisin qu'ils ont.
– De quel voisin? demanda Mme de Rambouillet, qui se demandait inutilement lequel de ses voisins pouvait avoir eu l'idée de déposer son bras au trésor de Saint-Denis.
– Eh! pardieu! le bras de notre voisin Saint Thomas, madame, nous n'en n'avons pas de plus proche, puisque nous touchons à son église.
Il y avait encore à l'hôtel Rambouillet deux autres serviteurs qui ne déparaient pas la collection: un secrétaire nommé Adriani, et un brodeur nommé Dubois. Le premier publia un volume de poésies qu'il dédia à M. de Schomberg; l'autre, se prétendant entraîné par la vocation, se fit capucin; mais la vocation ne fut point persistante, de sorte qu'avant la fin de son noviciat, il sortit de son couvent, et n'osant aller redemander sa place chez Mme de Rambouillet, il se fit portier des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, afin, disait-il, de revoir encore Mme de Rambouillet, si par hasard il lui prenait l'envie d'aller au théâtre.
En effet, le marquis et la marquise de Rambouillet étaient adorés de leurs serviteurs; un soir, l'avocat Patru – celui qui introduisit à l'Académie la mode des discours de remerciements, – soupait à l'hôtel de Nemours avec l'abbé de Saint-Spire, un des deux prononça le nom de la marquise de Rambouillet; le sommelier, nommé Audry, qui traversait la salle, après avoir donné aux domestiques inférieurs ses ordres sur le vin qu'il devait leur servir, entendit le nom de la marquise et s'arrêta; puis, comme les deux convives continuaient d'en parler, le sommelier congédia tous les autres domestiques.
– Que diable faites-vous donc, Audry? demanda Patru.
– Eh! messieurs! s'écria le sommelier, j'ai été douze ans à Mme de Montausier, et, puisque vous avez eu l'honneur d'être des amis de Mme la marquise, personne ne vous servira ce soir que moi.
Et, au mépris de sa dignité, prenant la serviette aux mains du domestique et la mettant sur son bras, le digne sommelier se tint debout derrière les convives et les servit jusqu'à la fin du souper.
Et maintenant que nous avons fait connaissance avec les maîtres, les commensaux et les serviteurs de l'hôtel Rambouillet, introduisons nos lecteurs dans le susdit hôtel, un soir où nous y verrons les principales célébrités de l'époque.
CHAPITRE V.
CE QUI SE PASSAIT A L'HOTEL RAMBOUILLET, AU MOMENT OU SOUSCARRIÈRES SE DÉBARRASSAIT DE SON TROISIÈME BOSSU
Or, pendant cette soirée du 5 décembre 1628, où nous avons ouvert dans l'hôtellerie de la Barbe Peinte le premier chapitre de ce livre, toutes les illustrations littéraires de l'époque, tout ce qui formait cette société, qui plus tard tomba dans le ridicule, et que ridiculisa Molière, était rassemblé dans l'hôtel de la marquise, non point comme visiteurs ordinaires, familiers de la maison, mais comme invités, chacun d'eux ayant reçu un billet de Mme de Rambouillet qui lui annonçait qu'il y avait chez elle assemblée extraordinaire.
Aussi n'était-on pas venu, on était accouru.
Tout était événement, à cette bienheureuse époque où les femmes commençaient à prendre une influence sur la société; la poésie était en enfantement; elle avait, dans le siècle précédent, donné Marot, Garnier et Ronsard; elle bégayait ses premières tragédies, ses premières pastorales, ses premières comédies, avec Hardy, Desmarets, Rességuier, et elle allait, grâce à Rotrou, à Corneille, à Molière et à Racine, placer par sa littérature dramatique la France à la tête de toutes les nations, et parfaire cette belle langue, qui, créée par Rabelais, épurée par Boileau, filtrée par Voltaire, devait devenir, à cause de sa clarté, la langue diplomatique des peuples civilisés. La clarté est la loyauté des langues.
Le grand génie du seizième siècle, et, disons mieux, de tous les siècles, William Shakespeare, était mort il y avait douze ans, connu des seuls Anglais. La popularité européenne du grand poète d'Elisabeth, que l'on ne s'y trompe pas, est toute moderne. Aucun des beaux esprits rassemblés chez Mme de Rambouillet n'avait jamais même entendu prononcer le nom de celui que, cent ans plus tard, Voltaire appelait un barbare. D'ailleurs, dans un temps où le théâtre appartenait à des pièces comme la Délivrance d'Andromède, la Conquête du sanglier de Calydon et la Mort de Bradamante, des œuvres comme Hamlet, comme Macbeth, comme Othello, comme Jules César, comme Roméo et Juliette et comme Richard III, eussent été des morceaux de bien dure digestion pour des estomacs français.
Non, c'était de l'Espagne que nous venait la ligue avec les Guises, les modes avec la reine, et la littérature avec Lope de Vega, Alarcon, Tirso de Molina; Calderon n'avait pas encore paru.
Fermons cette longue parenthèse, qui s'est ouverte toute seule et par la force des choses, pour reprendre notre phrase à ces mots: tout était événement à cette bienheureuse époque, et nous allions ajouter qu'une invitation de Mme de Rambouillet était un double événement.
On savait que la grande préoccupation, et surtout le grand plaisir de la marquise était de faire des surprises à ses invités; elle fit un jour à M. l'évêque de Lisieux, Philippe de Cospean, une surprise à laquelle, à coup sûr, un évêque ne devait guère s'attendre. Il y avait dans le parc de Rambouillet une grande roche circulaire de laquelle jaillissait une fontaine; un rideau d'arbres l'abritait en la voilant; elle était consacrée par les souvenirs de Rabelais, qui souvent en faisait son cabinet de travail, quelquefois sa salle à manger. La marquise y conduisit M. de Lisieux, un beau matin; au fur et à mesure qu'il en approchait, le prélat clignait de l'œil, apercevant à travers les branches quelque chose de brillant dont il ne pouvait se rendre compte. Cependant s'approchant toujours, il lui sembla qu'il finissait par distinguer sept ou huit jeunes femmes vêtues en nymphes, c'est-à-dire très-peu vêtues.
C'était, en effet, Mlle de Rambouillet en costume de Diane, le carquois sur l'épaule, l'arc à la main, le croissant sur la tête, et toutes les demoiselles de la maison, qui, groupées sur la roche, y faisaient, dit Tallemant des Réaux, le plus agréable spectacle du monde. Un évêque de nos jours se scandaliserait peut-être à ce spectacle le plus agréable du monde, mais M. de Lisieux fut au contraire si charmé, que jamais il ne voyait la marquise sans lui demander des nouvelles des roches de Rambouillet. Et comme on faisait observer à celle-ci qu'en pareille circonstance Actéon avait été changé en cerf et déchiré par les chiens, elle répondait que le cas était hors de comparaison, et que le bon évêque était si laid que les nymphes pouvaient bien faire de l'effet sur lui, mais qu'il n'en pouvait faire sur les nymphes, si ce n'était cependant de les mettre en fuite. Au reste, M. de Lisieux connaissait bien sa laideur, et était même le premier à en plaisanter, car, ayant sacré l'évêque de Riez, qui était loin d'être un Adonis, et celui-ci étant allé le remercier: – Hélas! monsieur, lui dit-il, c'est à moi de vous rendre des grâces, au contraire, car, avant que vous fussiez mon collègue, j'étais le plus laid des évêques de France.
Peut-être toute la partie masculine de la société de Mme de Rambouillet, plus nombreuse encore que la partie féminine, s'attendait-elle à ce que la marquise ferait ce soir-là à ses invités une surprise dans le genre de celle qu'elle avait faite à M. de Lisieux, et était-elle accourue dans cet espoir? Aussi régnait-il dans cette précieuse assemblée cette inquiète curiosité qui précède les grands événements, ignorés encore, mais dont on a cependant une vague perception.
La conversation roulait sur toutes choses d'amour et de poésie, mais plus particulièrement sur la dernière pièce que venaient de représenter les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, où la société commençait à aller depuis que Belle-Rose, la Beaupré, sa femme, Mlle Vaillot, la Villiers et Mondory avaient pris la direction du théâtre.
Mme de Rambouillet les avait mis à la mode, en leur faisant jouer chez elle Frédégonde, ou le Chaste Amour, de Hardy. Depuis ce temps, il avait été décidé que les femmes honnêtes, qui jusque-là n'avaient point fréquenté l'hôtel de Bourgogne, y pouvaient aller.
Cette pièce dont on s'occupait était le début d'un très jeune homme que protégeait la marquise, et qui se nommait Jean de Rotrou. Elle avait pour titre: l'Hypocondriaque, ou le Mort amoureux. Quoique de médiocre valeur, elle venait d'avoir, grâce à l'appui que lui donnait l'hôtel Rambouillet, assez de succès pour que le cardinal de Richelieu eût fait venir Rotrou dans sa maison de la place Royale, et l'eût adjoint à ses collaborateurs ordinaires Mayret, l'Etoile et Colletet, en dehors desquels il avait encore deux collaborateurs extraordinaires: Desmarets et Bois-Robert.
Au moment où l'on discutait les mérites, fort contestables, de cette comédie, que Scudéri et Chapelain hachaient menu comme chair à pâté, un beau jeune homme de dix-neuf ans entra, vêtu d'un élégant costume, et d'un air tout-à-fait cavalier traversa le salon, alla saluer selon les règles de l'étiquette Mme la princesse d'abord, que l'on désignait tout simplement sous le nom de Mme la princesse, parce qu'elle était femme de M. de Condé, premier prince du sang, et qui, en sa qualité d'Altesse, avait droit, partout où elle se trouvait, au premier salut; puis la marquise, puis la belle Julie.
Il était suivi d'un compagnon plus âgé que lui de deux ou trois ans, tout vêtu de noir, et qui s'avançait au milieu de la docte et imposante assemblée d'un pas aussi timide que l'allure de son ami était dégagée.
– Eh! tenez, dit la marquise en apercevant les deux jeunes gens et en désignant du geste le premier, voici justement le triomphateur! – et c'est si beau de monter au capitole à son âge, que personne n'aura le courage, je l'espère, de crier derrière son char: César, souviens-toi que tu es mortel!
– Ah! madame la marquise, répondit Rotrou, – car c'était lui-même, – laissez dire, au contraire; jamais le critique le plus malveillant ne dira de ma pauvre pièce le mal que j'en pense moi-même, et je vous jure bien que, si je n'eusse reçu l'ordre positif de M. le comte de Soissons, j'eusse laissé de côté mon Mort amoureux, comme s'il eût été véritablement mort, et j'eusse débuté par la comédie que je fais en ce moment.
– Bon! et quel est le sujet de cette comédie, mon beau cavalier? demanda Mlle Paulet.
– Une bague que nul n'aura l'envie de mettre à son doigt, une fois qu'il vous aura vue, adorable lionne, – la Bague de l'oubli!
Un murmure flatteur et un gracieux remercîment de tête de la part de celle à qui il était adressé, accueillit ce compliment, pendant lequel le jeune homme vêtu de noir s'était tenu le plus complétement caché qu'il avait pu derrière son introducteur; mais, comme il était totalement inconnu à tout le monde, et que l'on ne présentait à la marquise que des hommes ayant déjà un nom ou devant s'en faire un, un jour, son maintien, si modeste qu'il fût, ne pouvait empêcher tous les yeux de se fixer sur lui.
– Et comment avez-vous le temps de faire une nouvelle comédie, monsieur de Rotrou, demanda la belle Julie, maintenant que vous êtes admis à l'honneur de travailler à celles de M. le cardinal?
– M. le cardinal, répondit Rotrou, vient d'avoir tant de besogne au siége de La Rochelle, qu'il nous a laissé un peu de répit, et j'ai profité de cela pour travailler de mon mieux.
Pendant ce temps, le jeune homme vêtu de noir continuait d'absorber la part d'attention qui ne se fixait pas sur Rotrou.
– Ce n'est point un homme d'épée, dit mademoiselle de Scudéri à son frère.
– Il a plutôt l'air d'un clerc de procureur, répondit celui-ci.
Le jeune homme vêtu de noir entendit ce court dialogue, et salua avec un sourire de bonhomie.
Rotrou aussi l'entendit.
– Oui, oui, en effet, c'est un clerc de procureur, et un clerc de procureur qui sera un jour notre maître à tous, c'est moi qui vous le dis.
Ce fut au tour des hommes de sourire, moitié d'incrédulité, moitié de dédain. Les femmes regardèrent avec une curiosité plus grande celui que Rotrou présentait avec une si brillante promesse.
Malgré sa grande jeunesse, il était remarquable par son visage austère, par la ride transversale de son front qui semblait creusée par le soc de la pensée, et par des yeux pleins de flammes.
Le reste du visage était vulgaire, le nez gros, la lèvre épaisse, quoiqu'on la vît mal, perdue qu'elle était sous une moustache naissante.
Rotrou pensa qu'il était temps de satisfaire la curiosité générale et continua:
– Madame la marquise, permettez-moi de vous présenter mon cher compatriote, Pierre Corneille, fils d'un avocat-général de Rouen, et qui bientôt sera fils de son génie.
– Corneille, répéta Scudéri, ce nom est celui d'un oiseau de mauvais augure.
– Oui, pour ses rivaux, monsieur Scudéri, répondit Rotrou.
– Corneille? répéta la marquise à son tour, mais avec bienveillance.
– Ab illice cornix, souffla Chapelain à l'évêque de Vence, M. Godeau, prélat de si petite taille qu'on l'appelait le nain de la princesse Julie.
– Bon! dit Rotrou à Mme de Rambouillet, vous cherchez au frontispice de quel poëme, à la tête de quelle tragédie vous avez lu ce nom-là. Sur aucun, madame la marquise; il n'est encore inscrit qu'à la tête d'une comédie dont ce bon compagnon arrivé hier de Rouen, a payé cette nuit mon hospitalité. Je le conduis demain à l'hôtel de Bourgogne, je le présente à Mondory, et dans un mois nous l'applaudissons.
Le jeune homme leva les yeux au ciel en poëte qui dit: Dieu le veuille!
On se rapprocha des deux amis avec plus de curiosité. Mme la princesse surtout, nature avide de louanges, voyant dans tout poëte un panégyriste de sa beauté qui commençait à pâlir, Mme la princesse paraissait on ne peut plus curieuse; elle fit rouler son fauteuil du côté du groupe qui se formait autour de Rotrou et de son compagnon, et tandis que les hommes, et particulièrement les poëtes, se tenaient dédaigneusement à leur place:
– Eh! monsieur Corneille, demanda-t-elle, peut-on s'informer quel est le titre de votre comédie?
Corneille se retourna à cette interpellation faite d'une voix quelque peu hautaine. Tandis qu'il se retournait, Rotrou lui souffla un mot à l'oreille.
– Elle s'appelle Mélite, répondit-il, à moins toutefois que Votre Altesse ne daigne la baptiser d'un meilleur nom.
– Mélite! Mélite! répéta la princesse; non, il faut le laisser ainsi, Mélite est charmant, et si la fable y correspond…
– Ah voilà ce qu'il y a de charmant surtout, madame la princesse, dit Rotrou, c'est que ce n'est point une fable, c'est une histoire.
– Comment, une histoire? demanda Mlle Paulet, l'argument en serait-il vrai?
– Voyons, raconte la chose à ces dames, mauvais sujet, dit Rotrou à son compagnon.
Corneille rougit jusqu'aux oreilles; nul n'avait moins l'air d'un mauvais sujet que lui.
– Reste à savoir si l'histoire peut se raconter en prose, dit Mme de Combalet, se couvrant d'avance, et pour le cas où Corneille raconterait l'histoire, le visage de son éventail.
Mme de Combalet, nièce bien-aimée du cardinal, était une habituée du salon de Mme de Rambouillet.
– J'aimerais mieux, dit timidement Corneille, en réciter quelques vers qu'en raconter l'argument.
– Bah! dit Rotrou, voilà bien de l'embarras pour une galanterie. Je vais vous la dire en deux mots, moi l'histoire. Mais ce n'est point là qu'est le mérite, puisque l'histoire est vraie, et que mon ami en étant le héros n'a pas même le mérite de l'invention. Imaginez-vous, madame, qu'un ami de ce libertin…
– Rotrou! Rotrou! interrompit Corneille.
– Je reprends, malgré l'interruption, continua Rotrou; imaginez-vous qu'un ami de ce libertin le présente dans une honnête maison de Rouen, où tout était arrêté pour son mariage avec une fille charmante… Que pensez-vous que fasse M. Corneille? Qu'il attendra que la noce s'accomplisse, et que momentanément il lui suffira d'être garçon d'honneur, quitte plus tard à… Vous comprenez bien, n'est-ce pas?
– M. Rotrou! fit Mme Combalet en tirant sur ses yeux sa coiffe de carmélite.
– Quitte plus tard à quoi faire? répéta Mlle de Scudéri d'un air rogue. Si les autres ont compris, je vous préviens, M. de Rotrou, que je n'ai pas compris, moi.
– Je l'espère bien, belle Sapho – c'était le nom que l'on donnait à Mlle Scudéri dans le dictionnaire des ridicules – je parle pour M. l'évêque de Vence et Mlle Paulet, qui ont compris, eux, n'est-ce pas?
Mlle Paulet donna avec une grâce des plus provocantes un petit coup d'éventail sur les doigts de Rotrou, en disant:
– Continuez, vaurien, plus vite vous aurez fini, mieux sera.
– Oui, ad eventum festina, selon le précepte d'Horace. Eh bien! M. Corneille, en sa qualité de poète, suivit les conseils de l'ami de Mécène, il ne prit pas la peine d'attendre: il revient seul chez la demoiselle, bat en brèche la place, qui ne s'appelait pas Fidélité, à ce qu'il paraît, et des ruines du bonheur de son ami, bâtit son propre bonheur; et ce bonheur est si grand, que tout à coup il fait jaillir du cœur de monsieur une source de poésie qui n'est autre que celle à laquelle se désaltèrent Pégase et ces neuf pucelles qu'on appelle les Muses.
– Voyez un peu, dit Mme la princesse, où l'hypocrène va se nicher, dans le cœur d'un clerc de procureur! En vérité, c'est à n'y pas croire.
– Jusqu'à preuve du contraire, n'est-ce pas, madame la princesse? Cette preuve, mon ami Corneille vous la donnera.
– Voilà une dame bien heureuse, dit mademoiselle Paulet. Si la comédie de Corneille a le succès que lui prédit M. de Rotrou, elle est immortalisée.
– Oui, répéta Mlle de Scudéri avec sa sécheresse ordinaire, mais je doute que pendant cette immortalité, durât-elle autant que celle de la sibylle de Cumes, une pareille célébrité lui procure un mari.
– Eh! trouvez-vous, mon Dieu, dit Mlle Paulet, que ce soit un si grand malheur de rester fille? Ah! quand on est jolie, bien entendu. Demandez à Mme de Combalet, si c'est une si divine joie que d'être mariée.
Mme de Combalet se contenta de pousser un soupir, en levant les yeux au ciel et en hochant tristement la tête.
– Avec tout cela, dit Mme la princesse, M. Corneille nous avait offert de nous réciter des rimes de sa comédie.
– Oh! il est tout prêt, dit Rotrou; demander des vers à un poëte, c'est demander de l'eau à une source. Allons, Corneille, allons, mon ami.