Les vacances / Каникулы. Книга для чтения на французском языке

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Pour vous ou pour nous?
LÉONPour tous; car, si vous nous jouez des tours[26] à Jean et à moi, nous vous en jouerons aussi.
JEANOh! ne me craignez pas, mes chères amies: jouez-moi tous les tours que vous voudrez, je ne vous les rendrai jamais.
MARGUERITEQue tu es bon, toi, Jean! Marguerite en allant à lui et lui serrant les mains. Ne crains rien, nous ne te jouerons jamais de méchants tours.
SOPHIEEt nous sommes bien sûres que vous nous permettrez des tours innocents.
JEAN, riantAh! il y en a donc en train? Je m’en doutais[27]. Je vous préviens que je ferai mon possible pour les déjouer[28].
MARGUERITEImpossible, impossible; tu ne pourras jamais.
JEANC’est ce que nous verrons.
LÉONVoilà près de deux heures que nous pêchons, nous avons plus de vingt poissons; je pense que c’est assez pour aujourd’hui. Qu’en dites-vous, mes cousines?
CAMILLELéon a raison; retournons à nos cabanes, qui ne sont pas trop avancées; tâchons de rattraper Jacques, qui est le plus petit et qui a bien plus travaillé que nous.
JEANC’est précisément ce que je ne peux comprendre, Sophie, toi qui travailles avec lui, dis-moi donc comment il se fait[29] que vous ayez fait l’ouvrage de deux hommes, tandis que nous avons à peine[30] enfoncé les piquets de notre maison.
SOPHIE, embarrasséeMais…, je ne sais,… je ne peux pas savoir.
MARGUERITE, vivementC’est tout bonnement parce que nous sommes très bons ouvriers, très actifs, que nous ne perdons pas une minute, que nous travaillons comme des nègres.
MADELEINESavez-vous, mes amis, ce que nous faisons, nous autres? Nous ne faisons rien et nous perdons notre temps. Je suis sûre que Jacques est à l’ouvrage pendant que nous nous demandons comment il a fait pour tant avancer.
– Alons voir, allons voir, s’écrièrent tous les enfants, à l’exception de Marguerite et de Sophie.
– Il faut d’abord ranger nos lignes et nos hameçons, dit Sophie en les retenant.
– Et porter nos poissons à la cuisine dit Marguerite.
LÉON, d’un air moqueur et contrefaisant la voix de MargueriteEt puis les faire cuire nous-mêmes, pour donner à Jacques le temps de finir.
JEAN, riantAttendez, je vais voir où il est.»
Et il voulut partir en courant, mais Sophie et Marguerite se jetèrent sur lui pour l’arrêter. Jean se débattait doucement en riant; Camille et Madeleine accoururent pour lui venir en aide. Marguerite se jeta à terre et saisit une des jambes de Jean.
«Arrête-le, arrête-le; prends lui l’autre jambe», cria-t-elle à Sophie. Mais Camille et Madeleine se précipitèrent sur Sophie, qui riait si fort qu’elle n’eut pas la force de les repousser. Marguerite, tout en riant aussi, s’était accrochée aux pieds de Jean, qui lui aussi, riait tellement qu’il tomba le nez sur l’herbe. Sa chute ne fit qu’augmenter la gaieté générale; Jean riait aux éclats, étendu tout de son long sur l’herbe; Marguerite, tombée de son côté, riait le nez sur la semelle de Jean. Leur ridicule attitude faisait rire aux larmes Sophie, maintenue par Camille et Madeleine, qui se roulaient à force de rire. L’air brave de Léon redoubla leur gaieté. Il se tenait debout auprès des poissons et demandait de temps en temps d’un air mécontent: «Aurez-vous bientôt fini? En avez-vous encore pour longtemps?»
Plus Léon prenait l’air digne et fâché, plus les autres riaient. Leur gaieté se ralentit enfin; ils eurent la force de se relever et de suivre Léon, qui marchait gravement, accompagné d’éclats de rire et de gaies plaisanteries. Ils approchèrent ainsi du petit bois où l’on construisait les cabanes, et ils entendirent distinctement des coups de marteau si forts et si répétés qu’ils jugèrent impossible qu’ils fussent donnés par le petit Jacques[31].
«Pour le coup, dit Jean en s’échappant et en entrant dans le fourré, je saurai ce qu’il en est!
Sophie et Marguerite s’élancèrent par le chemin qui tournait dans le bois en criant: «Jacques! Jacques! garde à toi!» Léon courut de son côté et arriva le premier à l’emplacement des maisonnettes; il n’y avait personne, mais par terre étaient deux forts maillets, des clous, des chevilles, des planches, etc.
«Personne, dit Léon; c’est trop fort; il faut les poursuivre. À moi, Jean, à moi!»
Et il se précipita à son tour dans le fourré. Au bout de quelques instants[32] on entendit des cris partis du bois: «Le voilà! le voilà! il est pris! – Non, il s’échappe! – Atrape-le! à droite! à gauche!»
Sophie, Marguerite, Camille, Madeleine, écoutaient avec anxiété, tout en riant encore. Elles virent Jean sortir du bois, échevelé, les habits en désordre. Au même instant, Léon en sortit dans le même état, demandant à Jean avec empressement:
«L’as-tu vu? Où est-il? Comment l’as-tu laissé aller?[33]
– Je l’ai entendu courir dans le bois[34], répondit Jean, mais, de même que toi, je n’ai pu le saisir ni même l’apercevoir.»
Pendant qu’il parlait, Jacques, rouge, essoufflé, sortit aussi du bois et leur demanda d’un air malin ce qu’il y avait, pourquoi ils avaient crié et qui ils avaient poursuivi dans le bois.
LÉON, avec humeurFais donc l’innocent, rusé que tu es. Tu sais mieux que nous qui nous avons poursuivi et par quel côté il s’est échappé.
JEANJ’ai bien manqué de le prendre tout de même; sans Jacques qui est venu me couper le chemin dans un fourré, je l’aurais empoigné.
LÉONEt tu lui aurais donné une bonne leçon, j’espère.
JEANJe l’aurais regardé, reconnu, et je vous l’aurais amené pour le faire travailler à notre cabane. Allons, mon petit Jacques, dis-nous qui t’a aidé à bâtir si bien et si vite ta cabane. Nous ferons semblant de ne pas le savoir, je te le promets.
JACQUESPourquoi feriez-vous semblant?
JEANPour qu’on ne te reproche pas d’être indiscret.
JACQUESHa! ha! vous croyez donc que quelqu’un a eu la bonté de m’aider, que ce quelqu’un serait fâché si je vous disais son nom, et tu veux, toi Jean, que je sois lâche et ingrat, en faisant de la peine à celui qui a bien voulu se fatiguer à m’aider?
LÉONTa, ta, ta, voyez donc ce beau parleur de sept ans! Nous allons bien te forcer à parler, tu vas voir.
JEANNon, Léon, Jacques a raison; je voulais lui faire commettre une mauvaise action, ou tout au moins une indiscrétion.
LÉONC’est pourtant ennuyeux d’être joué par un gamin.
SOPHIEN’oublie pas, Léon, que tu l’as défié, que tu t’es moqué de lui et qu’il avait le droit de te prouver....
LÉONDe me prouver quoi?
SOPHIEDe te prouver… que…, que....
MARGUERITE, avec vivacitéQu’il a plus d’esprit que toi et qu’il pouvait te jouer un tour innocent, sans que tu aies le droit de t’en fâcher.
LÉON, piquéAussi[35] je ne m’en fâche pas, mesdemoiselles; soyez assurées que je saurai respecter l’esprit et la sagesse de votre protégé.
MARGUERITE, vivementUn protégé qui deviendra bientôt un protecteur.
JACQUES, à Marguerite avec vivacitéEt qui ne se mettra pas derrière toi quand il y aura un danger à courir.
LÉON, avec colèreDe quoi et de qui veux-tu parler, polisson?
JACQUES, vivementD’un poltron et d’un égoïste.»
Camille, craignant que la dispute ne devînt sérieuse, prit la main de Léon et lui dit affectueusement:
«Léon, nous perdons notre temps; et toi, qui es le plus sage et le plus intelligent de nous tous, dirige-nous pour notre pauvre cabane si en retard, et distribue à chacun de nous l’ouvrage qu’il doit faire.
– Je me mets sous tes ordres», s’écria Jacques, qui regrettait sa vivacité.
Léon, que la petite flatterie de Camille avait désarmé, se sentit tout à fait radouci par la déférence de Jacques, et, oubliant la parole trop vive que celui-ci venait de prononcer, il courut aux outils, donna à chacun sa tâche, et tous se mirent à l’ouvrage avec ardeur. Pendant deux heures ils travaillèrent avec une activité digne d’un meilleur sort; mais leurs pièces de bois ne tenaient pas bien, les planches se détachaient, les clous se tordaient. Ils recommençaient avec patience et courage le travail mal fait, mais ils avançaient peu. Le petit Jacques semblait vouloir racheter ses paroles par un zèle au-dessus de son âge. Il donna plusieurs excellents conseils, qui furent suivis avec succès. Enfin, fatigués et suants, ils laissèrent leur maison jusqu’au lendemain, après avoir jeté un regard d’envie sur celle de Jacques déjà presque achevée. Jacques, qui avait semblé mal à l’aise depuis la querelle, les quitta pour rentrer, disait-il, et il alla droit chez son père, qui le reçut en riant.
M. DE TRAYPIEh bien, mon Jacquot, nous avons été serrés de près! J’ai bien manqué d’être pris! si tu ne t’étais pas jeté entre le fourré où j’étais et Jean, il m’aurait attrapé tout de même. C’est égal, nous avons bien avancé la besogne; j’ai demandé à Martin de tout finir pendant notre dîner, et demain ils seront bien surpris de voir que ton ouvrage s’est fait en dormant.
– Oh! non, papa, je vous en prie, dit Jacques en jetant ses petits bras autour du cou de son père. Laissez ma maison et faites finir celle de mes pauvres cousins.
– Comment! dit le père avec surprise, toi qui tenais tant à attraper Léon (il l’a mérité, il faut l’avouer), tu veux que je laisse ton ouvrage pour faire le sien!
JACQUESOui, mon cher papa, parce que j’ai été méchant pour lui, et cela me fait de la peine de le taquiner, depuis qu’il a été bon pour moi: car il pouvait et devait me battre pour ce que je lui ai dit, et il ne m’a même pas grondé.»
Et Jacques raconta à son papa la scène qui avait eu lieu au jardin.
M. DE TRAYPIEt pourquoi l’as-tu accusé d’égoïsme et de poltronnerie, Jacques? Sais-tu que c’est un terrible reproche? Et en quoi l’a-t-il mérité?
JACQUESVous savez, papa, que le matin, lorsque nous nous sommes sauvés et cachés dans le bois, Camille et Madeleine, nous entendant remuer, ont cru que c’étaient des loups ou des voleurs. Jean s’est jeté devant elles, et Léon s’est mis derrière, et je voyais à travers les feuilles, à son air effrayé, que, si nous bougions encore, il se sauverait, au lieu d’aider Jean à les secourir. C’est cela que je voulais lui reprocher, papa, et c’était très méchant à moi, car c’était vrai.
M. DE TRAYPI, l’embrassant en souriantTu es un bon petit garçon, mon petit Jacquot; ne recommence pas une autre fois; et moi je vais faire finir leur maison pour être de moitié dans ta pénitence.»
Jacques embrassa bien fort son papa et courut tout joyeux rejoindre ses cousins, cousines et amies, qui s’amusaient tranquillement sur l’herbe.
Le lendemain, quand les enfants, accompagnés cette fois de Sophie et de Marguerite, allèrent à leur jardin surprise de les voir toutes deux entièrement finies, et même ornées de portes et de fenêtres! Ils s’arrêtèrent tout stupéfaits. Sophie, Jacques et Marguerite les regardaient en riant.
«Comment cela s’est-il fait? dit enfin Léon. Par quel miracle notre maison se trouve-t-elle achevée?
– Parce qu’il était temps de faire finir une plaisanterie qui aurait pu mal tourner, dit M. de Traypi sortant de dedans le bois. Jacques m’a raconté ce qui s’était passé hier, et m’a demandé de vous venir en aide comme je l’avais fait pour lui dès le commencement. D’ailleurs, ajouta-t-il en riant, j’ai eu peur d’une seconde poursuite comme celle d’hier. J’ai eu toutes les angoisses d’un coupable. Deux fois j’ai été à deux pas de mes poursuivants. Toi, Jean, tu me premais, sans la présence de Jacques, et toi, Léon, tu m’as effleuré en passant près d’un buisson où je m’étais blotti.
JEANComment, c’est vous, mon oncle, qui nous avez fait si bien courir? Vous pouvez vous vanter d’avoir de fameuses jambes, de vraies jambes de collégien.
M. DE TRAYPI, riantAh! c’est qu’au temps de ma jeunesse je passais pour le meilleur, le plus solide coureur de tout le collège. Il m’en reste quelque chose.»
Les enfants remercièrent leur oncle d’avoir fait terminer leurs maisons. Léon embrassa le petit Jacques, qui lui demanda tout bas pardon. «Tais-toi, lui répondit Léon, rougissant légèrement: ne parlons plus de cela.» C’est que Léon sentait que l’observation de Jacques avait été vraie. Et il se promit de ne plus la mériter à l’avenir.
Il s’agissait maintenant de meubler les maisons; chacun des enfants demanda et obtint une foule de trésors, comme tabourets, vieilles chaises, tables de rebut, bouts de rideaux, porcelaines et cristaux ébréchés[36]. Tout ce qu’ils pouvaient attraper était porté dans les maisons.
«Venez voir, criait Léon, le beau tapis que nous avons sous notre table.
– Et nous, au lieu de tapis, nous avons une toile cirée, répondait Sophie.
– Venez essayer notre banc: il est aussi commode que les fauteuils du salon, disait Jean.
– Venez voir notre armoire pleine de tasses, de verres et d’assiettes, disait Marguerite.
– Voyez notre coffre plein de provisions: il y a des confitures, du sucre, des biscuits, des cerises, du chocolat, disait Camille.
– Et voyez comme nous avons été gens sages, nous autres, disait Jacques; pendant que vous nous faites mal au cœur avec vos sucreries, nous nous fortifions l’estomac avec nos provisions: pain, fromage, jambon, beurre, œufs, vin.
– Ah! tant mieux, s’écria Madeleine; lorsque nous vous inviterons à déjeuner ou à goûter, vous apporterez le salé et nous le sucré.»
Chaque jour ajoutait quelque chose à l’agrément des cabanes; M. de Rugès et M. de Traypi s’amusaient à les embellir au-dedans et au-dehors. À la fin des vacances elles étaient devenues de charmantes maisonnettes; l’intervalle des planches avait été bouché avec de la mousse au-dedans comme au-dehors; les fenêtres étaient garnies de rideaux; les planches qui formaient le toit avaient été recouvertes de mousse, rattachée par des bouts de ficelle pour que le vent ne l’emportât pas[37]. Le terrain avait été recouvert de sable fin. Quand il fallut se quitter, les cabanes entrèrent pour beaucoup dans les regrets de la séparation. Mais les vacances devaient durer près de deux mois: on n’était encore qu’au troisième jour et l’on avait le temps de s’amuser.
III. Visite au moulin
«Je propose une grande promenade au moulin, par les bois, dit M. de Rugès. Nous irons voir la nouvelle mécanique établie par ma sœur de Fleurville, et pendant que nous examinerons les machines, vous autres enfants vous jouerez sur l’herbe, où l’on vous préparera un bon goûter de campagne: pain bis, crème fraîche, lait caillé[38], fromage, beurre et galette de ménage. Que ceux qui m’aiment me suivent![39]»
Tous l’entourèrent au même instant.
«Il paraît que tout le monde m’aime, reprit M. de Rugès en riant. Allons, marchons en avant!
– Hé, hé, pas si vite, les petits! Nous autres gens sages et essoufflés, nous serions trop humiliés de rester en arrière.»
Les enfants, qui étaient partis au galop, revinrent sur leurs pas et se groupèrent autour de leurs parents.
La promenade fut charmante, la fraîcheur du bois tempérait la chaleur du soleil; de temps en temps on s’asseyait, on causait, on cueillait des fleurs, on trouvait quelques fraises.
«Nous voici près du fameux chêne où j’ai laissé ma poupée, dit Marguerite; je n’oublierai jamais le chagrin que j’ai éprouvé lorsque, en me couchant, je me suis aperçue que ma poupée, ma jolie poupée, était restée dans le bois pendant l’orage.
– Quelle poupée? dit Jean; je ne connais pas cette histoire-là.
– Il y a longtemps de cela, dit Marguerite. La méchante Jeannette me l’avait volée.
JEANJeannette la meunière?
MARGUERITEOui, précisément, et sa maman l’a bien fouettée, je t’assure; nous l’entendions crier à plus de deux cents pas.
JACQUESOh! raconte-nous cela, Marguerite. Voilà maman, papa, ma tante et mes oncles pour quelque temps; nous pouvons entendre ton histoire.»
Marguerite s’assit sur l’herbe, sous ce même chêne où sa poupée était restée oubliée par elle; elle leur raconta toute l’histoire et comment la poupée avait été retrouvée chez Jeannette, qui l’avait volée.
«Cette Jeannette est une bien méchante fille, dit Jacques, qui avait écouté avec une indignation croissante, les narines, gonflées, les yeux étincelants, les lèvres serrées. Je suis enchanté que sa maman l’ait si bien corrigée. Est-elle devenue bonne depuis?
SOPHIEBonne! Ah oui! C’est la plus méchante fille de l’école.
MARGUERITEMaman dit que c’est une voleuse.
CAMILLEMarguerite! Marguerite! Ce n’est pas bien, ce que tu dis là. Tu fais tort à une pauvre fille qui est peut-être honteuse et repentante de ses fautes passées.
MARGUERITENi honteuse ni repentante, je t’en réponds.
CAMILLEComment le sais-tu?
MARGUERITEParce que je vois bien à son air impertinent, à son nez en l’air[40] quand elle passe devant nous, parce qu’à l’église elle se tient très mal, elle se couche sur son banc, elle bâille, elle cause, elle rit; et puis elle a un air faux et méchant.
MADELEINECela, c’est vrai, je l’ai même dit à sa mère.
LÉONEt que lui a dit la mère Léonard?
MADELEINERien, je pense, puisqu’elle a continué comme avant.
SOPHIEEt tu ne dis pas que la mère t’a répondu: «Qu’est-ce que ça vous regarde, mam’selle?[41] Je ne me mêle pas de vos affaires: ne vous occupez pas des nôtres.»
JEANComment! elle a osé te répondre si grossièrement? Si j’avais été là, je l’aurais joliment rabrouée[42] et sa Jeannette aussi.
MADELEINE, souriantHeureusement que tu n’étais pas là. La mère Léonard se serait prise de querelle[43] avec toi et t’aurait dit quelque grosse injure.
JEANInjure! Ah bien! je lui aurais donné une volée de coups de poing et de coups de pied; je suis fort sur la savate[44], va! Je l’aurais mise en marmelade[45] en moins de deux minutes.
LÉON, levant les épaulesVantard, va! C’est elle qui t’aurait rossé[46].
JEANRossé! moi! veux-tu que je te fasse voir si je sais donner une volée en moins de rien?»
Et Jean se lève, ôte sa veste et se met en position de bataille. Jacques lui offre de lui servir de second.
Tous les enfants se mettent à rire. Jean se sent un peu ridicule, remet son habit et rit de lui-même avec les autres. Léon persifle Jacques, qui riposte en riant; Marguerite le soutient; Léon commence à devenir rouge et à se fâcher. Camille, Madeleine, Sophie et Jean se regardent du coin de l’œil et cherchent par leurs plaisanteries à arrêter la querelle commençante; leurs efforts ne réussissent pas; Jacques et Marguerite taquinent Léon, malgré les signes que leur sont Camille et Madeleine.
Léon se lève et veut chasser Jacques, qui, plus leste que lui, court, tourne autour des arbres, lui échappe toujours et revient toujours à sa place. Léon s’essuie le front, il est en nage et tout à fait en colère.
«Viens donc m’aider, dit-il à Jean. Tu es là comme un grand paresseux à me regarder courir.
JEANÀ ton aide, pour quoi faire?
LÉONPour attraper ce mauvais gamin, pardi[47]!
JEAN, froidementEt après?
LÉONAprès…, après…, pour m’aider à lui donner une leçon.
JEAN, de mêmeUne leçon de quoi?
LÉONDe respect, de politesse pour moi, qui ai presque le double de son âge.
JEANDe respect! Ha! ha! ha! Quel homme respectable tu fais en vérité!
MARGUERITENe faudrait-il pas que nous nous prosternassions devant toi?[48]
JEANDans tous les cas, lors même que Jacques t’aurait offensé, je serais honteux de me mettre avec toi contre lui, pauvre petit qui a, comme tu le dis très bien, la moitié de ton âge. Ce serait un peu lâche, dis donc, Léon, comme trois ou quatre contre un?
LÉONTu es ennuyeux, toi, avec tes grands sentiments, ta sotte générosité.
JEANTu appelles grands sentiments et générosité que deux grands garçons de treize ans et de onze ans ne se réunissent pas pour battre un pauvre enfant de sept ans qui ne leur a rien fait?
LÉONCe n’est rien, de me taquiner comme il le fait depuis un quart d’heure?
JEANAh bah! Tu l’as taquiné aussi. Défends-toi tout seul. Tant pis pour toi, s’il est plus fort que toi à la course et au coup de langue.»
Jacques avait écouté sans mot dire. Sa figure intelligente et vive laissait voir tout ce qui se passait en son cœur de reconnaissance et d’affection pour Jean, de regret d’avoir blessé Léon. Il se rapprocha petit à petit, et au dernier mot de Jean il fit un bond vers Léon et lui dit:
«Pardonne-moi, Léon, de t’avoir fâché; j’ai eu tort, je le sens; et j’ai entraîné Marguerite à mal faire, comme moi; elle en est bien fâchée, comme moi aussi: n’est-ce pas, Marguerite?
MARGUERITECertainement, Jacques, j’en suis bien fâchée; et Léon voudra bien nous excuser en pensant que, toi et moi étant les plus petits, nous nous sentons les plus faibles, et qu’à défaut de nos bras nous cherchons à nous venger par notre langue des taquineries des plus forts.»
Léon ne dit rien, mais il donna la main à Marguerite, puis à Jacques.
Les papas et les mamans, qui étaient assis et causaient plus loin, se levèrent pour continuer la promenade. Les enfants les suivirent; Jacques s’approcha de Jean et lui dit avec tendresse:
«Jean, je t’aime, et je t’aimerai toujours.
MARGUERITEEt moi aussi, Jean, je t’aime, et je te remercie d’avoir défendu mon cher Jacques contre Léon.»
Et elle ajouta tout bas à l’oreille de Jean: «Je n’aime pas Léon».
Jean sourit, l’embrassa et lui répondit tout bas:
«Tu as tort; il est bon, je t’assure.
MARGUERITEIl fait toujours comme s’il était méchant.
JEANC’est qu’il est vif, il ne faut pas le fâcher.
MARGUERITEIl se fâche toujours.
JEANAvoue que, Jacques et toi, vous vous amusez à le taquiner.»
Jacques et Marguerute se regardèrent, sourirent, et avouèrent que Léon les agaçait avec son air moqueur, et qu’ils aimaient à le contrarier[49].
«Eh bien, dit Jean, essayez de ne pas le contrarier, et vous verrez qu’il ne se fâchera pas et qu’il ne sera pas méchant.»
Tout en causant, on approcha du moulin; les enfants virent avec surprise une foule de monde assemblée tout autour; une grande agitation régnait dans cette foule; on allait et venait, on se formait en groupes, on courait d’un côté, on revenait avec précipitation de l’autre. Il était clair que quelque chose d’extraordinaire se passait au moulin.
« Serait-il arrivé un malheur, et d’où peut venir cette agitation? dit Mme de Rosbourg.
– Approchons, nous saurons bientôt ce qui en est», répondit Mme de Fleurville.
Les enfants regardaient d’un œil curieux et inquiet. En approchant on entendit des cris, mais ce n’étaient pas des cris de douleur, c’étaient des explosions de colère, des imprécations, des reproches. Bientôt on put distinguer des uniformes de gendarmes; une femme, un homme et une petite fille se débattaient contre deux de ces braves militaires qui cherchaient à les maintenir. La petite fille et sa mère poussaient des cris aigus et lamentables; le père jurait, injuriait tout le monde. Les gendarmes, tout en y mettant la plus grande patience, ne les laissaient pas échapper. Bientôt les enfants purent reconnaître le père Léonard, sa femme et Jeannette.
«Voyons, ma bonne femme, laissez-vous faire, ne nous obligez pas à vous garrotter[50]! disait un gendarme. N’y a pas à dire, nous avons ordre de vous amener: il faudra bien que vous veniez. Le devoir avant tout.
MÈRE LÉONARDPlus souvent que je viendrai, gueux de gendarmes[51], tueurs du pauvre monde! Pas si bête que de marcher vers la prison, où vous me laisseriez pourrir jusqu’au jugement dernier.
LE GENDARMEAllons, mère Léonard, soyez raisonnable; donnez le bon exemple à votre fille.
MÈRE LÉONARDJe m’en moque bien[52], de ma fille. C’est elle, la sotte, l’imbécile, qui nous a fait prendre. Faites-en ce que vous voudrez, je n’en ai aucun souci.
– Vas-tu me laisser, grand fainéant[53]? criait le père Léonard à un autre gendarme qui le tenait au collet. Attends que je t’aplatisse d’un croc-en-jambe, filou, bête brute!»
Les gendarmes ne répondaient pas à ces invectives[54] et à bien d’autres injures que nous passons sous silence. Voyant que leurs efforts pour faire marcher les prisonniers étaient vains, ils firent signe à un troisième gendarme. Celui-ci tira de sa poche un paquet de petites courroies[55]. Malgré les cris perçants de Jeannette et de sa mère et les imprécations du père, les gendarmes leur lièrent les mains, les pieds, et les assirent ainsi garrottés sur un banc, pendant que l’un d’eux allait chercher une charrette pour les transporter à la prison de la ville.
Mme de Fleurville et ses compagnes étaient restées un peu à l’écart avec les enfants. MM. de Rugès et de Traypi s’étaient approchés des gendarmes pour savoir la cause de cette arrestation. Léon et Jean les avaient suivis.