L'enfance et l'adolescence

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La niania accourut aussitôt, et, en voyant la mare que je venais de faire, elle branla la tête; maman lui dit quelques mots à l'oreille, et elle sortit en me menaçant du doigt.
Après le dîner, je m'élançai dans le salon en sautant. J'étais de la plus belle humeur, lorsque, tout à coup, Nathalia sortit de la porte de la salle à manger, la nappe tachée à la main, et, me courant dessus, me saisit, et, malgré ma résistance désespérée, me frotta le visage avec le linge humide en répétant: «C'est pour t'apprendre à salir la nappe.» Ma dignité fut à tel point blessée par ce procédé, que je me mis à pousser des cris de rage.
«Comment! me disais-je à part moi en m'engouant de larmes, Nathalia Savichna, cette Nathalia me tutoie, et se permet de me frapper au visage avec une nappe mouillée, comme un garçon de service!.. C'est horrible!..»
En m'entendant brailler de la sorte, Nathalia s'enfuit aussitôt, et moi, je continuai à me promener dans le salon en pensant à la meilleure manière de la punir de cette offense.
Quelques minutes après, Nathalia Savichna revint; elle s'approcha de moi timidement et se mit à s'excuser:
«Assez, petit père, ne pleurez pas … pardonnez à la vieille folle … c'est ma faute … mais vous me pardonnerez, mon petit chéri?.. Prenez ceci!..»
Elle sortit de sous son châle un sac en papier rouge contenant deux caramels et une figue sèche, et me l'offrit d'une main tremblante.
Je n'avais pas le courage de regarder la bonne vieille en face; je pris le cadeau en détournant la tête, et mes larmes coulèrent plus abondantes; ce n'étaient plus des larmes de colère, mais des larmes d'amour et de honte.
Le lendemain de la partie de chasse, vers midi, la calèche et la britchka (sorte de calèche à demi-couverte) furent amenées devant le perron. Notre menin, Nicolas, était en costume de voyage: le pantalon rentré dans les bottes, et son vieux surtout étroitement serré autour de sa taille par une ceinture. Debout dans la britchka, il arrangeait les coussins et les manteaux sur les sièges et s'asseyait dessus en rebondissant pour les aplatir et les égaliser.
Les valets de chambre, vêtus de surtouts, de cafetans ou de blouses, et sans chapeau; les femmes, en jupes de coutil, coiffées de mouchoirs rayés, avec des marmots dans leurs bras, et des enfants aux pieds nus réunis devant le perron, tout ce monde regardait les deux voitures et s'entretenait à voix basse.
Un des postillons, – un vieillard tout courbé, en cafetan, et un bonnet d'hiver sur le chef, tenait à la main le timon de la calèche et examinait d'un air absorbé la roue de la voiture. L'autre, un jeune homme bien découplé, en chemise blanche aux goussets de coton rouge, les cheveux très blonds et frisés, se grattait la tête sous un chapeau de laine d'agneau à forme conique, qu'il tirait tantôt sur une oreille, tantôt sur l'autre.
Il étendit son cafetan sur le siège, y jeta les guides et fit claquer son fouet tressé, en regardant tour à tour ses bottes et les cochers qui enduisaient la britchka de goudron.
Un d'eux, tous les muscles tendus par l'effort, soutenait le fond de la voiture, et un autre, penché sur la roue, graissait avec soin l'essieu et le moyeu, et, pour que le goudron qui restait sur la brosse ne fût pas perdu, il en frotta la jante.
Les chevaux de poste de différentes couleurs, pauvres bêtes courbaturées, étaient rangés devant la grille et chassaient les mouches du bout de leurs queues. Les uns allongeaient leurs pieds velus et fermaient leurs yeux pour sommeiller. Les autres, pour passer le temps, se mordillaient entre eux ou broutaient les feuilles et les tiges d'une fougère qui étalait près du perron ses feuilles d'un vert dur et sombre.
La poussière obscurcissait l'air, l'horizon était d'un gris liliacé; pas l'ombre d'un nuage dans le ciel. Un vent d'ouest impétueux soulevait des colonnes de poussière, sur les routes, en inondait les champs, courbait les cimes élevées des tilleuls et des bouleaux dans le jardin, et emportait au loin les feuilles sèches qui tombaient des branches.
Je suivais de la fenêtre les préparatifs du départ, et j'en attendais la fin avec impatience.
Quand nous fûmes tous réunis dans le salon, autour de la table ronde, pour passer ensemble les dernières minutes qui nous restaient, je ne m'imaginais point que nous eussions à traverser des moments si pénibles. Ma tête était remplie de choses futiles; je me demandais quel postillon conduirait la britchka, et qui mènerait la calèche? lequel de mon frère ou de moi voyagerait avec papa, et qui serait avec Karl Ivanovitch? Et pourquoi s'obstinait-on à m'emmitoufler dans un cache-nez et un veston ouaté? – «Suis-je si délicat? est-ce que je risque de mourir de froid?.. Ah! que tout cela finisse le plus vite possible et que nous nous mettions en route!..»
Nathalia Savichna entra, un carnet à la main et les yeux, tout rouges.
«A qui dois-je remettre la liste du linge des enfants? demanda-t-elle à ma mère.
– Remettez-la à Nicolas, et venez prendre congé des enfants.»
La vieille femme voulut parler, mais elle resta court, cacha son visage dans son châle, fit un geste de la main et sortit du salon.
Mon cœur se serra à la vue de son chagrin; mais l'impatience de partir domina cette impression, et je continuai d'écouter, impassible, l'entretien de papa et de maman. Ils parlaient de choses qui évidemment ne les intéressaient ni l'un ni l'autre: «Que dois-je acheter pour la maison?.. Que dirai-je de ta part à la princesse Sophie et à madame Julie?.. La route est-elle bonne?»
Foka entra, et du même ton dont il disait tous les jours: «le dîner est servi,» il dit en s'adossant contre la porte: «les chevaux sont prêts.»
Je vis pâlir maman, et elle eut un léger frisson, comme si cette nouvelle la prenait à l'improviste.
Foka reçut l'ordre de fermer toutes les portes de la maison, à mon grand divertissement; il me sembla que tout le monde jouait à cachecache.
Toutes les personnes présentes s'assirent; Foka lui-même se posa sur l'angle d'une chaise. Il venait à peine de prendre place lorsque la porte du salon grinça; tous nous nous retournâmes, Nathalia Savichna entrait à pas précipités, et, sans lever les yeux, elle s'assit près de la porte sur le même siège que Foka.
Je vois encore aujourd'hui la tête chauve, le visage ridé et impassible du valet de chambre, et au-dessus, la bonne figure encadrée dans un bonnet blanc, sous lequel passaient les bandeaux gris de la niania. Nathalia et Foka serrés l'un contre l'autre sur la même chaise avaient l'air mal à l'aise tous les deux.
Je ne perdis rien de mon insouciance, ni de mon envie de partir au plus vite. Les dix minutes passées ensemble, avec les portes fermées, m'ont semblé une heure entière. Enfin tout le monde se leva, et les adieux commencèrent. Papa prit maman dans ses bras et l'embrassa à plusieurs reprises.
«Assez, chère amie, dit-il enfin, nous ne nous quittons pas pour toujours.
– Cependant c'est bien triste,» répondit maman avec un trémolo de larmes dans la voix.
Quand j'entendis sa voix émue, que je vis le tremblement de ses lèvres et ses yeux pleins de larmes, j'oubliai tout le reste et je fus saisi d'une telle tristesse, je ressentis une telle douleur, mêlée de crainte, que j'aurais mieux aimé m'enfuir n'importe où plutôt que d'aller dire adieu à maman. Je compris qu'en cet instant, en embrassant papa, elle prenait déjà congé de nous.
Ce fut le tour de Volodia; elle l'embrassa et le bénit, le reprit dans ses bras et le bénit de nouveau; je m'avançai, mais elle le serra encore une fois sur son cœur en le bénissant. Enfin elle me prit contre sa poitrine, je me collai à elle, et je pleurai, je pleurai, ne pensant plus qu'à ma douleur.
Au sortir du salon, et au moment de monter en voiture, nous trouvâmes l'antichambre remplie de valets et de filles de chambre qui voulaient aussi nous dire adieu. Leur présence m'importuna ainsi que leur requête: «Tendez-nous la petite main.»
Leurs baisers bruyants sur l'épaule, l'odeur de graisse qui s'exhalait de leurs têtes, éveillèrent en moi un sentiment de malaise, qui, chez des personnes très impressionnables, n'est pas fort éloigné de la répugnance. Sous cette impression je baisai très froidement le bonnet de Nathalia Savichna, tandis qu'elle m'embrassait tout en larmes.
Chose étrange, je me rappelle distinctement le visage des domestiques, et je pourrais décrire cette scène dans ses détails les plus minutieux; mais le visage de ma mère et son attitude m'ont complètement échappé.
C'est peut-être parce que, pendant tout ce temps, je n'ai pas eu le courage de lever les yeux sur elle. Il me semblait que, si je rencontrais son regard, sa douleur et la mienne dépasseraient les bornes de ce que l'on peut supporter de souffrance.
Je m'élançai le premier vers la calèche, et je m'assis dans le fond. La capote de la calèche était relevée et m'empêchait de voir derrière moi; mais je sentais instinctivement que maman était encore près de moi.
«Faut-il que je la regarde encore une fois ou non? pour la dernière fois?» me dis-je en moi-même, et aussitôt j'avançai la tête et me penchai en dehors de la voiture du côté du perron. Au même instant, maman qui avait eu la même idée m'appela par mon nom de l'autre côté de la calèche. En entendant sa voix derrière moi, je me retournai si vivement, que nos têtes s'entrechoquèrent. Elle sourit avec tristesse et m'embrassa fort, pour la dernière fois.
La voiture s'ébranla. Quand nous eûmes parcouru l'espace de quelques mètres, alors seulement j'eus le courage de chercher maman du regard. Je la vis sur le perron; elle montait lentement, soutenue par Foka, la tête baissée, le vent soulevant le fichu bleu attaché sur ses cheveux.
Papa était près de moi et se taisait. Mes larmes m'étranglaient, ma gorge était si serrée qu'il me semblait que j'allais étouffer.
Une fois sur la grande route, nous aperçûmes encore un mouchoir blanc qui flottait sur le balcon; je me mis à agiter le mien, et ce mouvement me calma un peu. Je pleurais toujours, et l'idée que mes larmes prouvaient ma sensibilité me faisait plaisir et me consolait.
Après avoir parcouru un kilomètre à peu près, je commençai à me tranquilliser. J'observais avec une attention obstinée l'objet le plus proche; c'était l'arrière-train du bricolier placé de mon côté. Je regardais comment ce cheval pie agitait sa queue, comment il frottait les pieds l'un contre l'autre, comment le fouet tressé du postillon le faisait sauter sur les deux pieds à la fois; je m'amusais à voir comment l'avaloir montait et descendait sur lui; puis je regardais les anneaux de l'avaloir, enfin je le vis s'humecter d'écume près de la queue de l'animal.
Alors j'en eus assez, et je laissai errer mes regards autour de moi; je vis des champs de seigle mûr ondoyer au soleil, puis les terrains sombres des jachères et, de loin en loin, un paysan avec sa charrue ou une jument auprès de son poulain; puis je remarquai les poteaux de verstes, et enfin je cherchai à voir quel postillon nous conduisait. Mes larmes n'étaient pas encore séchées sur mes joues, et déjà mes pensées vagabondaient bien loin de maman que je venais de quitter peut-être pour toujours. Pourtant tous mes souvenirs me ramenaient à elle. Je songeais au champignon que j'avais découvert la veille dans l'allée des bouleaux, je me rappelais comment Lioubotchka et Katienka s'étaient disputées pour savoir qui le prendrait, puis je me souvins comme elles pleuraient en nous disant adieu.
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1
Char à ressorts traversé dans sa longueur par un banc double, sans dossier, où les gens sont assis dos à dos. (Note du traducteur.)
2
Boisson usitée en Russie.


