Cible Principale: L’Entraînement de Luke Stone, tome 1

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— Sergent Stone ?
— Oui, monsieur. J’en conviens.
Le général hocha la tête et le colonel l’imita. L’homme en vêtements civils ne dit rien du tout.
Le général rassembla ses papiers et les tendit au colonel.
— Bien, dit-il. Nous atterrirons bientôt en Allemagne, messieurs, et c’est là que je vous quitterai. Avant cela, je tiens à vous rappeler que je pense que vous avez fait quelque chose d’héroïque et que vous devriez en être très fiers. Vous êtes visiblement des hommes courageux et très compétents. Votre pays vous doit une gratitude qu’il ne pourra jamais vous témoigner complètement. De plus, cette gratitude ne sera jamais reconnue publiquement.
Il s’interrompit.
— Vous devez comprendre que, si la mission visant à assassiner Abu Mustafa Faraj al-Jihadi a été un succès, elle n’a jamais existé. Aucune trace n’en est ni n’en sera jamais conservée. Les hommes qui ont perdu la vie dans le cadre de cette mission ont péri au cours d’un accident d’entraînement provoqué par une tempête de sable.
Il les regarda et, maintenant, il avait le regard dur.
— Est-ce compris ?
— Oui, monsieur, dit Luke sans hésiter.
Le fait que cette mission n’ait aucune existence officielle ne l’étonnait en rien. S’il le pouvait, il disparaîtrait sans laisser de trace, lui aussi.
— Technicien Murphy ?
Murphy leva une main et haussa les épaules.
— Si vous le dites, l’ami ! Je ne crois pas avoir jamais participé à une mission qui ait vraiment existé.
CHAPITRE QUATRE
23 mars
16 h 35
Commandement des Opérations Spéciales de l’Armée des États-Unis
Fort Bragg
Fayetteville, Caroline du Nord
— Puis-je vous apporter une tasse de thé ?
Luke hocha la tête.
— Merci.
La femme de Wayne, Katie, était une jolie blonde, petite et beaucoup plus jeune que Wayne. Luke pensait qu’elle avait peut-être vingt-quatre ans. Elle était enceinte de leur fille et, à huit mois de grossesse, elle était énorme.
Elle vivait dans un logement de la base, à huit cents mètres de Luke et de Becca. La maison était un minuscule pavillon de trois pièces dans un quartier où les maisons étaient rigoureusement identiques les unes aux autres. Wayne était mort. Elle était là parce qu’elle n’avait nulle part où aller.
Elle apporta son thé à Luke dans une petite tasse décorée, version adulte des tasses que les petites filles utilisent quand elles donnent des goûters imaginaires. Elle s’assit en face de lui. Le salon était chichement meublé. Le sofa était un futon qui pouvait se déplier pour former un lit double pour les invités.
Luke avait déjà rencontré Katie deux fois, à peine cinq minutes à chaque fois. Il ne l’avait jamais vue avant sa grossesse.
— Vous étiez un bon ami de Wayne, dit-elle.
— Oui. c’est vrai.
Elle regarda fixement sa tasse à thé, comme si Wayne avait pu flotter au fond.
— Et vous avez participé à la mission où il a péri.
Ce n’était pas une question.
— Oui.
— Avez-vous vu ce moment ? L’avez-vous vu mourir ?
Déjà, Luke n’aimait pas la direction que prenaient ces questions. Comment aurait-il pu répondre à une question comme celle-là ? Luke n’avait pas vu Wayne prendre les balles qui l’avaient tué, mais il l’avait certes vu mourir. Il aurait presque tout donné pour ne pas l’avoir vu.
— Oui.
— Comment est-il mort ? dit-elle.
— Il est mort comme un homme. Comme un soldat.
Elle hocha la tête, mais ne dit rien. Ce n’était peut-être pas la réponse qu’elle voulait entendre, mais Luke ne voulait pas aller plus loin.
— Est-ce qu’il a souffert ? dit-elle.
Luke secoua la tête.
— Non.
Elle le regarda dans les yeux. Les siens étaient rouges, bordés de larmes et contenaient une tristesse terrible.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Je lui ai parlé. Il m’a demandé de vous dire qu’il vous aimait.
C’était un mensonge, bien sûr. Wayne n’avait pas réussi à prononcer une phrase complète. Cependant, c’était un pieux mensonge. Luke était certain que Wayne aurait dit cette même chose s’il l’avait pu.
— Est-ce pour cela que vous êtes venu ici, Sergent Stone ? dit-elle. Pour me dire ça ?
Luke inspira.
— Avant sa mort, Wayne m’a demandé d’être le parrain de votre fille, dit Luke. J’ai accepté et je suis venu honorer cet engagement. Votre fille va bientôt naître et je veux vous aider à affronter cette situation comme je le pourrai.
Il y eut un long moment de silence, qui s’étira presque indéfiniment.
Finalement, Katie secoua très légèrement la tête. Elle parla doucement.
— Jamais je ne pourrais accepter qu’un homme comme vous soit le parrain de ma fille. Wayne est mort à cause d’hommes comme vous. Si ma fille n’aura jamais de père, c’est à cause d’hommes comme vous. Vous comprenez ? Si je suis encore ici, c’est parce que je bénéficie encore des soins médicaux et que mon bébé va naître ici, mais après ça, je vais m’éloigner autant que possible de l’Armée et des gens comme vous. Wayne a eu la bêtise de faire ce métier et j’ai eu la bêtise de l’accepter. Vous n’avez aucune raison de vous inquiéter, Sergent Stone. Vous n’avez aucune responsabilité envers moi. Vous n’êtes pas le parrain de mon bébé.
Luke ne trouva rien à répondre. Il regarda dans sa tasse et vit qu’il avait déjà fini son thé. Il posa la tasse à thé sur la table. La femme de Wayne la prit et se déplaça difficilement vers la porte de la maison minuscule. Elle ouvrit la porte et la laissa ouverte.
— Au revoir, Sergent Stone.
Il la regardait fixement.
Elle commença à pleurer. Sa voix était aussi douce que d’habitude.
— Je vous en prie. Sortez de ma maison. Sortez de ma vie.
* * *
Le dîner était triste et morne.
Luke et sa femme étaient assis en face l’un de l’autre, muets. Elle avait préparé du poulet farci et des asperges et c’était bon. Elle avait ouvert une bière pour lui et l’avait versé dans un verre. Elle avait fait des efforts.
Ils mangeaient tranquillement, presque comme si tout était normal.
Pourtant, il n’arrivait pas à se résoudre à la regarder.
Il y avait un Glock noir mat de calibre neuf millimètres sur la table, à côté de sa main droite. Il était chargé.
— Luke, ça va ?
Il hocha la tête.
— Oui. Je vais bien.
Il prit une gorgée de sa bière.
— Pourquoi as-tu posé ton arme sur la table ?
Finalement, il leva les yeux vers elle. Elle était belle, bien sûr, et il l’aimait. Elle était enceinte de son enfant et elle portait un chemisier de maternité à imprimé de fleurs. Sa beauté et l’amour qu’il avait pour elle étaient si grands qu’il aurait presque pu en pleurer. Il le ressentait intensément, comme une vague qui s’écrasait sur des rochers.
— Euh, c’est juste au cas où j’en aurais besoin, chérie.
— Pourquoi en aurais-tu besoin ? Nous dînons. Nous sommes à la base. Nous sommes en sécurité, ici. Personne ne peut …
— Est-ce que ça te gêne ? dit-il.
Elle haussa les épaules. Elle glissa une petite bouchée de poulet dans sa bouche. Becca mangeait lentement et soigneusement. Elle mangeait de petites bouchées et il lui fallait souvent longtemps pour terminer son dîner. Elle ne dévorait pas son repas comme le faisaient certaines personnes. Luke adorait ce côté de sa personnalité. C’était une de leurs différences. Luke avait tendance à manger à la vitesse de l’éclair.
Il la regarda mâcher sa nourriture au ralenti. Elle avait de grandes dents, des dents de lapin. C’était mignon. C’était attendrissant.
— Oui, un peu, dit-elle. Tu ne l’avais jamais fait. Crains-tu que …
Luke secoua la tête.
— Je ne crains rien.
— Nous allons avoir un enfant, n’est-ce pas ? Il est important que nous protégions notre enfant. C’est notre responsabilité. Le monde est dangereux, Becca, au cas où tu ne le saurais pas.
Luke hocha la tête comme pour valider la vérité de ce qu’il disait. Il commençait de plus en plus à remarquer les dangers qui les entouraient. Il y avait des couteaux de cuisine tranchants dans le tiroir de la cuisine. Il y avait des couteaux à découper et un grand hachoir à viande sur un bloc en bois sur le plan de travail. Dans le placard derrière le miroir de la salle de bains, il y avait des ciseaux.
La voiture avait des freins et quelqu’un pourrait facilement en couper les câbles. Si Luke savait comment le faire, alors, beaucoup de gens le savaient. Or, dans le monde, il y avait beaucoup de personnes susceptibles d’avoir un compte à régler avec Luke Stone.
Cela ressemblait presque à …
Becca pleurait. Elle repoussa sa chaise de la table et se leva. Dans les dix dernières secondes, son visage était devenu tout rouge.
— Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ?
— Toi, dit-elle, le visage baigné de larmes. Il y a quelque chose qui ne va pas chez toi. Tu n’étais jamais rentré comme ça, auparavant. Tu m’as à peine dit bonjour. Tu ne m’as pas touchée du tout. J’ai la sensation d’être invisible. Tu restes éveillé toute la nuit. Depuis ton retour, tu ne sembles pas du tout avoir dormi. Maintenant, tu poses une arme sur la table. J’ai un peu peur, Luke. Je crains qu’il n’y ait un très gros problème.
Il se leva et elle recula en écarquillant les yeux.
Ce regard. C’était le regard d’une femme qui avait peur d’un homme, et cet homme, c’était lui. Cela l’horrifiait. C’était comme s’il venait soudain de se réveiller. Il n’aurait jamais imaginé qu’elle le regarderait comme ça. Il voulait qu’elle ne le regarde plus jamais comme ça, ni lui ni qui que ce soit d’autre, quelle qu’en soit la raison.
Il jeta un coup d’œil à la table. Il y avait placé une arme chargée pendant le dîner. Pourquoi donc avait-il fait ça ? Soudain, il eut honte de cette arme. Elle était carrée, trapue et laide. Il voulait la recouvrir d’une serviette, mais il était trop tard. Elle l’avait déjà vue.
Il regarda sa femme à nouveau.
Elle se tenait en face de lui, misérable, comme une enfant, voûtée, les traits plissés, les joues baignées de larmes.
— Je t’aime, dit-elle, mais je suis très inquiète pour l’instant.
Luke hocha la tête. Ce qu’il dit ensuite l’étonna.
— Je pense qu’il faut peut-être que je m’en aille quelque temps.
CHAPITRE CINQ
14 avril
9 h 45, Heure Avancée de l’Est
Fayetteville, Ministère des Anciens Combattants, Centre Médical
Fayetteville, Caroline du Nord
— Que faites-vous ici, Stone ?
La voix tira Luke des rêveries dans lesquelles il s’était perdu. Ces jours-ci, il se laissait souvent aller seul à ses pensées et à ses souvenirs et, ensuite, il n’arrivait pas à se souvenir de ce à quoi il avait pensé.
Il releva les yeux.
Il était assis sur une chaise pliante, au milieu d’un groupe de huit hommes. La plupart des hommes étaient assis sur des chaises pliantes. Deux d’entre eux étaient en fauteuil roulant. Le groupe occupait un coin d’une grande salle ouverte mais sinistre. Les fenêtres du mur d’en face montraient que cette réunion se déroulait par une matinée ensoleillée de printemps. D’une façon ou d’une autre, la lumière de l’extérieur n’avait pas l’air d’atteindre l’intérieur de la salle.
Le groupe formait un demi-cercle, face à un homme d’âge moyen barbu et ventru. L’homme portait un pantalon en velours côtelé et une chemise rouge en flanelle. Son ventre dépassait presque comme s’il avait caché un ballon de plage sous sa chemise, mais sa surface était plate, comme si de l’air s’en échappait. Luke soupçonnait que, s’il envoyait un direct dans ce ventre, il serait aussi dur qu’une poêle en fer. L’homme était grand et il était assis sur sa chaise le dos pressé contre le dossier. Ses jambes fines formaient une ligne droite devant lui.
— Pardon ? dit Luke.
L’homme sourit, mais sans humour.
— Que … faites … vous … ici ? répéta-t-il.
Cette fois-ci, il le dit lentement, comme s’il parlait à un petit enfant ou à un imbécile.
Luke regarda les hommes qui l’entouraient. C’était une thérapie de groupe pour les vétérans de guerre.
La question n’était pas dénuée de sens. Luke n’avait rien à faire ici. Ces gars-là étaient brisés. Physiquement handicapés. Traumatisés.
Quelques-uns d’entre eux ne donnaient pas l’impression de pouvoir s’en remettre. Celui qui s’appelait Chambers était probablement le plus amoché. Il avait perdu un bras et les deux jambes. Il était défiguré. La moitié gauche de son visage était couverte de bandages et une grosse plaque de métal dépassait de là-dessous, stabilisant ce qui restait des os de ce côté du visage. Il avait perdu son œil gauche et les docteurs ne l’avaient pas encore remplacé. À un moment ou à un autre, quand ils auraient fini de reconstruire son orbite oculaire, ils lui donneraient un bel œil de verre tout neuf.
Chambers avait été dans un Humvee qui avait roulé sur un engin explosif improvisé en Irak. L’appareil avait été une innovation inattendue, une charge explosive conçue pour traverser directement le châssis du véhicule. Elle avait directement traversé Chambers en le déchirant de haut en bas. À présent, l’armée rééquipait ses vieux Humvee de châssis lourdement blindés et revoyait la conception des nouveaux pour les protéger contre ces sortes d’attaques dans l’avenir. Cependant, cela n’aiderait pas Chambers.
Luke n’aimait pas regarder Chambers.
— Que faites-vous ici ? lui redemanda le psychologue.
Luke haussa les épaules.
— Je ne sais pas, Riggs. Et vous ?
— J’essaie d’aider des hommes à retrouver leur vie, dit Riggs sans la moindre hésitation.
Soit c’était la réponse standard qu’il faisait aux gens qui le remettaient en question, soit il y croyait vraiment.
— Et vous ?
Luke ne dit rien. Seulement, maintenant, tout le monde le fixait du regard. Il parlait rarement, avec ce groupe. Il aurait préféré ne pas venir aux séances. Il ne pensait pas que ça l’aidait. En vérité, il pensait que ce n’était qu’une perte de temps.
— Avez-vous peur ? dit Riggs. Est-ce pour cela que vous êtes ici ?
— Riggs, si vous croyez ça, vous me connaissez mal.
— Ah, dit Riggs, qui leva alors très légèrement ses grosses mains. Voilà. On progresse. Vous êtes un dur à cuire. Nous le savons déjà. Donc, allez-y. Intervenez. Racontez-nous à tous qui est le sergent de première classe Luke Stone des Forces Spéciales de l’Armée des États-Unis. Delta, n’est-ce pas ? Les pieds dans la merde, n’est-ce pas ? Un des gars qui a participé à cette mission ratée pour tuer le mec d’Al-Qaïda, celui que l’on soupçonne d’avoir effectué le bombardement de l’USS Sarasota ?
— Riggs, je ne peux rien savoir d’une mission comme celle-là. Elle serait classée secret, ce qui veut dire que, si nous savions de quoi il retournait, vous ou moi, nous n’aurions pas le droit de …
Riggs sourit et fit tourner sa main en décrivant un cercle.
— De parler d’un assassinat ciblé d’un tel niveau et aussi crucial, qui n’a jamais eu lieu de toute façon. Oui, oui, d’accord. Nous connaissons tous le discours officiel. Nous l’avons déjà entendu. Croyez-moi, Stone, vous n’êtes pas exceptionnel. Tous les hommes de ce groupe ont participé à des combats. Tous les hommes de ce groupe sont personnellement conscients des —
— À quelle sorte de combat avez-vous participé, Riggs ? dit Luke. Vous étiez dans la Marine. Sur un destroyer. Au milieu de l’océan. Cela fait quinze ans que vous pilotez un bureau dans cet hôpital.
— Il ne s’agit pas de moi, Stone, mais de vous. Vous êtes dans un hôpital de vétérans, dans la section psychiatrie, OK ? Je ne suis pas dans la section psychiatrie. Vous, si. Je travaille dans la section psychiatrie alors que vous y habitez. Cela dit, on ne vous y a pas enfermé. Vous y êtes venu volontairement. Vous pouvez partir quand vous le voulez. Au milieu de cette séance, si vous voulez. Fort Bragg est à moins de dix kilomètres d’ici. Tous votre vieux potes y sont et ils vous attendent. Ne voulez-vous pas aller les retrouver ? Ils vous attendent, l’ami. Allez vous amuser. Il y a toujours une nouvelle mission démente classée secret pour ceux qui veulent de l’action.
Luke ne dit rien. Il se contenta de regarder fixement Riggs. Cet homme était fou. C’était lui qui était fou. Il continuait de parler à la même vitesse.
— Stone, les gars de Delta, je les vois venir ici de temps en temps. Vous n’avez jamais une égratignure. Vous êtes comme des créatures surnaturelles. Les balles vous ratent toujours d’une façon ou d’une autre. Pourtant, vous paniquez. Vous êtes épuisés. Vous en avez trop vu. Vous avez tué trop de gens. Vous avez leur sang sur les mains. Il est invisible, mais il est là.
Riggs hocha la tête comme pour approuver ses propres dires.
— En 2003, un gars de Delta est venu ici. Il avait à peu près votre âge et il disait tout le temps qu’il allait bien. Il revenait d’une mission top secret en Afghanistan. Cela avait été un massacre, comme de bien entendu, mais il n’avait pas besoin de toutes ces discussions. Ça vous rappelle quelqu’un ? Quand il est parti, il est rentré chez lui, a tué sa femme, sa fille de trois ans puis il s’est logé une balle dans le cerveau.
Le silence se prolongea entre Luke et Riggs. Les autres hommes ne dirent rien. Ce gars était un provocateur. Pour une raison quelconque, il considérait que c’était son travail. Luke tenait à rester calme et à ne pas laisser Riggs le pousser à bout, mais il n’aimait pas ce genre de chose. Il sentait monter son agacement. Riggs pénétrait dans un territoire dangereux.
— Est-ce cela qui vous fait peur ? dit Riggs. Vous craignez de rentrer à la maison et de faire gicler la cervelle de votre femme partout sur le —
Luke se leva de sa chaise et traversa l’espace qui le séparait de Riggs en moins d’une seconde. Avant de comprendre ce qui s’était passé, il avait saisi Riggs, avait écarté sa chaise de sous lui d’un coup de pied et l’avait jeté au sol comme une poupée de chiffon. La tête de Riggs avait heurté le carrelage.
Luke s’accroupit au-dessus de lui et leva le poing.
Riggs écarquilla les yeux et, pendant une fraction de seconde, la peur lui contracta les traits, puis son calme revint.
— Voilà ce que j’aime voir, dit-il. Un peu d’enthousiasme.
Luke inspira profondément et laissa son poing se détendre. Il regarda les autres hommes. Aucun d’eux n’avait bougé. Ils regardaient stoïquement la scène comme si voir un patient attaquer son thérapeute faisait partie d’une journée normale.
Non. Ce n’était pas ça. Ils regardaient comme s’ils ne s’intéressaient pas du tout à ce qui se passait, comme s’ils étaient au-delà de toute forme d’intérêt.
— Je sais ce que vous essayez de faire, dit Luke.
— J’essaie de vous faire sortir de votre coquille, Stone, et on dirait que ça commence finalement à marcher.
* * *
— Je ne veux pas te voir, dit Martinez.
Luke était assis dans une chaise en bois à côté du lit de Martinez. La chaise était étonnamment inconfortable, comme si elle avait été conçue pour encourager les gens à s’en aller au plus vite.
Luke faisait la chose qu’il avait évité de faire pendant des semaines : il rendait visite à Martinez. Il était dans un autre bâtiment de l’hôpital, certes, mais, depuis la chambre de Luke, il suffisait de marcher douze minutes pour aller le voir. Luke n’avait pas eu le courage de le faire jusqu’à ce jour.
Martinez avait une longue route à faire, mais ce voyage ne semblait pas l’intéresser du tout. Ses jambes avaient été déchiquetées et on ne pouvait pas les soigner. L’une était morte au niveau du bassin et l’autre sous le genou. Il avait encore l’usage de ses bras, mais il était paralysé juste au-dessous de la cage thoracique.
Avant que Luke était entré dans la chambre, une infirmière lui avait chuchoté que Martinez passait la plus grande partie de son temps à pleurer. Il passait aussi beaucoup de temps à dormir, car il prenait une lourde dose de calmants.
— Je suis juste venu dire adieu, dit Luke.
Martinez avait été en train de contempler la lumière brillante du jour par la fenêtre. Alors, il se tourna vers Luke. Son visage n’avait pas de problème. Il avait toujours été bel homme et il l’était encore. Dieu, ou le diable, ou celui qui s’occupait de ces choses, avait épargné le visage de Martinez.
— Bonjour et adieu, hein ? T’as raison, Stone. Tu es en un seul morceau, tu vas sortir d’ici, probablement obtenir une promotion, une sorte de citation. Tu ne combattras plus jamais parce que tu seras passé en psychiatrie. Tu piloteras un bureau, tu te feras plus d’argent, tu enverras d’autres gars au casse-pipe. T’as raison, mec.
Luke resta tranquillement assis. Il plia une jambe par-dessus l’autre. Il ne dit pas un mot.
— Sais-tu que Murphy est passé me voir il y a deux semaines ? Je lui ai demandé s’il comptait aller te voir, mais il a dit que non. Il ne voulait pas te voir. Stone ? Stone cire les pompes des huiles. Pourquoi faudrait-il qu’il aille voir Stone ? Murphy dit qu’il va prendre les trains de marchandises et traverser tout le pays, comme un clochard. C’est ce qu’il prévoit de faire. Tu sais ce que je pense ? Je pense qu’il va se tirer une balle dans la tête.
— Je suis désolé de ce qui s’est passé, dit Luke.
Cependant, Martinez n’écoutait pas.
— Comment va ta femme, mec ? La grossesse se passe bien ? Le petit Luke arrive ? C’est vraiment bien, Stone. Je suis heureux pour toi.
— Robby, qu’est-ce que je t’ai fait ? dit Luke.
Les larmes commencèrent à couler sur le visage de Martinez. Il frappa le lit de ses poings.
— Regarde-moi, mec ! Je n’ai plus de jambes ! Je vais pisser et chier dans une poche le reste de ma vie, OK ? Je ne peux pas marcher. Je ne remarcherai plus jamais. Je ne peux pas …
Il secoua la tête.
— Je ne peux pas …
Alors, Martinez commença à pleurer.
— Ce n’est pas moi qui l’ai fait, dit Luke.
Sa voix paraissait petite et faible, comme la voix d’un enfant.
— Si ! C’est toi qui l’as fait ! C’est toi qui l’as fait. C’est toi. C’était ta mission. Nous étions tes hommes. Maintenant, nous sommes tous morts. Tous sauf toi.
Luke secoua la tête.
— Non. C’était la mission de Heath. J’étais juste —
— Salaud ! Tu ne faisais que suivre les ordres, mais tu aurais pu dire non.
Luke ne dit rien. Martinez respirait profondément.
— Je t’ai dit de me tuer.
Il serra les dents.
— Je t’ai dit … de … me … tuer. Maintenant, regarde ce … cette horreur. C’est ta faute.
Il secoua la tête.
— Tu aurais pu le faire. Personne n’aurait su.
Luke le regardait fixement.
— Je ne pouvais pas te tuer. Tu es mon ami.
— Ne dis pas ça ! dit Martinez. Je ne suis pas ton ami.
Il tourna la tête vers le mur.
— Sors de ma chambre.
— Robby …
— Combien d’hommes as-tu tués, Stone ? Combien, hein ? Cent ? Deux cents ?
Luke parla à peine plus fort que s’il murmurait. Il répondit honnêtement.
— Je ne sais pas. J’ai arrêté de compter.
— Tu ne pouvais pas tuer un homme par faveur ? Faire une faveur à ton soi-disant ami ?
Luke ne répondit pas. Il n’avait jamais pensé à une telle chose. Tuer ses propres hommes ? Maintenant, il se rendait compte que c’était possible.
Pendant une fraction de seconde, Luke se retrouva sur cette colline ce matin froid. Il voyait Martinez allongé sur le dos, en train de pleurer. Luke se tenait au-dessus de lui. Il n’avait plus de munitions. Il n’avait plus que la baïonnette tordue en main. Il s’accroupissait à côté de Martinez, la baïonnette dépassant de son poing comme une pointe. Il la levait au-dessus du cœur de Martinez et …
— Je ne veux pas te voir, dit alors Martinez. Je veux que tu sortes de ma chambre. Allez, va-t’en, Stone ! Sors tout de suite.
Soudain, Martinez commença à hurler. Il prit le bouton d’appel de l’infirmière sur la table de chevet et commença à le frapper de son pouce.



