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Luke et Ed s’assirent près de Don. Il y avait deux autres hommes dans la salle et ils portaient tous les deux un costume. Le premier était chauve et avait une oreillette dont le fil disparaissait à l’intérieur de sa veste. Il assistait aux présentations, impassible. Aucun de ces deux hommes ne parla. Personne ne les présenta. Pour Luke, c’était clair.
Ron Begley ferma la porte.
Le plus surprenant, c’était qu’il n’y avait aucun autre membre de l’EIS dans la salle.
Le Général Stark regarda Don.
— Vous êtes prêt ?
Don ouvrit ses grandes mains comme si c’étaient des fleurs qui ouvraient leurs pétales.
— Oui. C’était tout ce qu’il nous fallait. Allez-y.
Le général regarda Ed et Luke.
— Messieurs, les informations que je suis sur le point de partager avec vous sont des informations confidentielles.
* * *
— Qu’est-ce qu’ils ne nous disent pas ? demanda Luke.
Don leva le regard. Le bureau derrière lequel il était assis était en chêne poli, large et brillant. Il y avait deux morceaux de papier dessus, un téléphone de bureau et un vieil ordinateur portable Toughbook tout usé avec, au dos de l’écran, une étiquette qui représentait une pointe de lance rouge avec une dague dessus, c’est-à-dire le logo du Commandement des Opérations Spéciales de l’Armée. Don aimait avoir un bureau bien rangé.
Sur le mur qui se dressait derrière lui, il y avait plusieurs photos encadrées. Luke repéra celle qui montrait quatre jeunes Bérets Verts torse nu au Vietnam, avec Don à droite.
Don désigna les deux chaises qui se trouvaient devant le bureau.
— Asseyez-vous. Détendez-vous.
Luke le fit.
— Comment va ton visage ?
— Il me fait un peu mal, dit Luke.
— Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as claqué la porte de la voiture dessus ?
Luke haussa les épaules et sourit.
— Ce matin, j’ai croisé Kevin Murphy à l’enterrement de Martinez. Vous vous souvenez de lui ?
Don hocha la tête.
— Oui. Pour un Delta, c’était un bon soldat. Un peu susceptible, je suppose. Comment était-il … quand tu en as fini avec lui ?
— La dernière fois que je l’ai vu, il était encore par terre.
Don hocha la tête une fois de plus.
— Bien. Quel était le problème ?
— Lui et moi, nous sommes les derniers hommes à avoir survécu à cette nuit en Afghanistan. Il m’en veut énormément. Il pense que j’aurais pu faire plus d’efforts pour annuler la mission.
Don haussa les épaules.
— Tu ne pouvais pas l’annuler, car ce n’était pas ta mission.
— C’est ce que je lui ai dit. Je lui ai aussi donné ma carte de visite. S’il m’appelle, j’aimerais que vous envisagiez de l’embaucher ici. Il a l’entraînement d’un agent Delta, il a de l’expérience au combat, il a fait trois périodes de service pour autant que je sache et il ne panique pas en situation extrême.
— Il a quitté l’armée ?
Luke hocha la tête.
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il fait, ces temps-ci ?
— Du vol à main armée. Il s’en est pris à des vendeurs de drogue dans plusieurs villes.
Don secoua la tête.
— Tu n’es pas sérieux, Luke.
— Tout ce que je demande, c’est que vous lui donniez une chance.
— Nous en reparlerons, dit Don, quand il appellera, s’il appelle.
Luke hocha la tête.
— Très bien.
Don approcha de lui un des morceaux de papier qui se trouvaient sur son bureau. Il se mit une paire de lunettes de lecture noires au bout du nez. Luke l’avait déjà vu faire ça quelques fois et l’effet était discordant. Don Morris, le grand homme, portait des lunettes de lecture.
— Maintenant, parlons de choses un peu plus urgentes. Voici les choses dont nous n’avons pas parlé au briefing. Cette mission arrive directement du Bureau Ovale. Le Président a refusé de l’attribuer au Pentagone et à la CIA parce qu’il pense qu’il y a une fuite quelque part. Si les Russes arrivent à faire parler ce gars de la CIA qu’ils ont capturé, qui sait ce qu’il dira ? Nous risquerions de subir des revers énormes. Il faut agir donc très vite. Ne le répétez pas, mais le Président est furieux.
— C’est pour ça que nous sommes seuls ?
Don leva un doigt.
— Nous avons des amis. Dans ce travail, on n’est jamais tout à fait seul.
— Mark Swann peut …
Don mit un doigt aux lèvres. Il désigna la pièce et leva les sourcils. Ensuite, il haussa les épaules. Le message était : ne parlons pas de ce que Mark Swann peut faire. Il n’y avait aucun intérêt à partager ces informations avec tout le monde.
Luke hocha la tête et changea sa phrase au pied levé.
— … nous donner accès à toutes sortes de bases de données. Lexis Nexis, cette sorte de chose. Il est très efficace sur Google.
— Oui, dit Don. Je crois qu’il a un abonnement au New York Times en ligne, ou du moins c’est ce qu’il dit.
— Qui était le gars de la Sécurité Intérieure ?
Don haussa les épaules.
— Ron Begley ? C’est un rond de cuir. Il travaillait au Trésor, puis il y a eu le onze septembre. Fraude, fausse monnaie. Quand ils ont créé la Sécurité Nationale, il a muté. On dirait qu’il essaie comme il peut de monter dans la hiérarchie. Je ne crois pas qu’il soit un problème pour nous.
Don regarda fixement Luke pendant un long moment.
— Que penses-tu de cette mission ? dit-il.
Luke ne détourna pas le regard.
— Je crois que c’est un piège mortel, pour être honnête avec vous. Elle m’effraie. Nous sommes supposés entrer en Russie sans nous faire repérer, sauver un groupe d’hommes …
— Trois hommes, dit Don. Nous avons le droit de les tuer, si ça nous facilite la tâche.
Luke rejeta cette idée d’entrée de jeu.
— Sauver un groupe d’hommes, répéta-t-il, cramer un sous-marin et revenir en vie ? Ce n’est pas une mince affaire.
— Qui enverrais-tu effectuer cette mission, si tu étais à ma place ? dit Don.
Luke haussa les épaules.
— À votre avis ?
— Est-ce que tu veux effectuer cette mission ?
Luke ne répondit pas tout de suite. Il pensa à Becca et à son bébé Gunner, dans le chalet juste de l’autre côté de la Baie de Chesapeake sur l’Eastern Shore. Mon Dieu, ce petit bébé …
— Je ne sais pas.
— Écoute cette histoire, dit Don. Quand j’étais commandant dans la Force Delta, un jeune gars aux yeux brillants est entré. Il venait de réussir l’entraînement. Il venait du 75ème régiment de Rangers, comme toi, donc, ce n’était pas un bleu, il avait de l’expérience, mais il avait une énergie, ce gamin, comme si tout ça était nouveau pour lui. Quand certains hommes rejoignent la Force Delta, ils sont déjà désabusés à l’âge de vingt-quatre ans, mais pas ce gars.
— Je l’ai envoyé en mission tout de suite. À cette époque-là, j’allais encore en mission moi-même. J’avais la quarantaine bien avancée et les huiles du Commandement Conjoint des Opérations Spéciales voulaient que je ralentisse le rythme, mais je ne voulais pas, ou du moins pas encore. Je ne voulais pas envoyer mes hommes à des endroits où je refuserais d’aller moi-même.
— Nous avons sauté en parachute en République Démocratique du Congo, loin vers l’amont, au-delà de toute sorte d’ordre. C’était un parachutage de nuit, bien sûr, et le pilote nous a largués dans l’eau. Quand nous sommes sortis de ces marécages en rampant, on aurait cru que nous avions été trempés dans de la merde. Il y avait un seigneur de guerre là-haut. Il se nommait lui-même le Prince Joseph. Il avait appelé sa milice disparate …
— L’Armée du Ciel, dit Luke.
Il connaissait l’histoire, bien sûr, et il savait tout sur la nouvelle recrue de la Force Delta que Don décrivait.
— Trois cents enfants-soldats, dit Don. Huit hommes sont allés là-haut, huit soldats américains, sans aide extérieure de quelque sorte que ce soit, et ils ont mis des balles dans la tête du Prince Joseph et de tous ses lieutenants. Une opération parfaite. Une mission humanitaire, sans arrière-pensée, juste pour faire ce qu’il fallait. Bang ! On les a décapités.
Luke inspira profondément. La nuit avait été à la fois terrifiante et exaltante, et aussi bourrée d’adrénaline.
— Les sociétés d’aide internationale sont arrivées et ont fait ce qu’elles pouvaient avec les enfants. Elles les ont rapatriés, nourris, aimés, rééduqués pour qu’ils redeviennent humains, en supposant que ce soit même possible. J’ai vérifié. Beaucoup d’entre eux ont fini par rentrer dans leur village d’origine.
Don souriait. Non, il était radieux.
— Au matin, j’ai allumé un cigare pour fêter la victoire le long de la rive du grand Congo. À cette époque, je fumais encore. Mes hommes étaient avec moi et j’étais fier de chacun d’eux. J’étais fier d’être américain. Cependant, ma nouvelle recrue était silencieuse, pensive. Donc, je lui ai demandé s’il allait bien. Savez-vous ce qu’il a dit ?
Alors, Luke sourit. Il poussa un soupir et secoua la tête. Don parlait de lui. Luke dit :
— « Si je vais bien ? Vous n’êtes pas sérieux, là ! C’est pour ça que je vis. » C’est ça qu’il a dit.
Don le montra du doigt.
— C’est vrai. Donc, je te repose la question. Est-ce que tu veux effectuer cette mission ?
Luke regarda fixement Don pendant un autre long moment. Don était un vendeur de drogue, comprit Luke, un dealer. Il vous vendait une sensation, une bouffée d’adrénaline que vous ne pouviez obtenir que d’une façon.
Une image de Becca en train de tenir Gunner lui traversa l’esprit une fois de plus. Tout avait changé quand ce bébé était né. Il se souvint de l’accouchement de Becca. À ce moment-là, elle avait été plus belle que jamais.
Et ils prévoyaient de se créer une vie commune, à trois.
Qu’est-ce que Becca allait penser de cette mission ? Quand il lui avait parlé de la dernière, avant qu’elle n’accouche, elle avait été bouleversée. De plus, il n’avait pas eu grand mal à dorer la pilule : juste un voyage rapide en Irak pour arrêter un homme. Évidemment, cette mission avait débouché sur beaucoup d’autres choses, des combats intenses et le sauvetage de la fille du Président, mais Becca ne l’avait appris que par la suite.
Dans ce cas-là, elle allait tout savoir tout de suite : Luke allait s’introduire en Russie et tenter de sauver trois prisonniers. Il secoua la tête.
Il ne pouvait absolument pas lui dire ça.
— Luke ? dit Don.
Luke hocha la tête.
— Oui. Je veux cette mission.
CHAPITRE CINQ
15 h 45, Heure de l’Est
Comté de Queen Anne, Maryland
Baie de Chesapeake, Eastern Shore
— Vous rentrez tôt.
Luke regarda sa belle-mère, Audrey, en prenant son temps, en s’imbibant d’elle. Elle avait des yeux enfoncés avec des iris si sombres qu’ils paraissaient presque noirs. Elle avait le nez crochu comme un bec. Elle avait des os minuscules et un corps mince. Elle lui rappelait un oiseau, un corbeau ou peut-être un vautour. Et pourtant, à sa façon, elle était belle.
À présent, à cinquante-neuf ans, elle était bien préservée et Luke savait que, quand elle avait été jeune femme à la fin des années 1960, elle avait été mannequin sur des publicités pour journaux et magazines. Pour autant qu’il sache, c’était le seul travail qu’elle ait jamais fait.
Elle était née dans une branche de la famille Outerbridge, dont les membres étaient des propriétaires terriens très riches de New York et du New Jersey depuis l’époque où les États-Unis étaient devenus un pays. Son mari, Lance, venait de la famille St. John, aussi riche depuis aussi longtemps et composée de barons du bois de construction de la Nouvelle-Angleterre.
En général, Audrey St. John n’aimait pas le travail. Elle ne le comprenait pas et elle ne comprenait surtout pas pourquoi quelqu’un acceptait de faire un travail aussi sale et dangereux que celui de Luke Stone. Elle semblait perpétuellement interloquée que sa propre fille, Rebecca St. John, ait épousé quelqu’un comme Luke.
Audrey et Lance ne l’avaient jamais accepté comme beau-fils. Ils avaient exercé une influence toxique sur cette relation bien avant que Luke et Becca ne se marient. À cause de la présence de sa belle-mère en ces lieux, Luke allait avoir beaucoup plus de mal à parler de cette dernière mission à Becca.
— Bonsoir, Audrey, dit Luke en essayant d’avoir l’air joyeux.
Il venait d’entrer. Il avait enlevé sa cravate et déboutonné les deux premiers boutons de sa chemise élégante mais, jusque-là, c’était tout ce qu’il avait fait pour montrer qu’il était rentré. Il mit la main dans le réfrigérateur et en sortit une bière froide.
À présent, c’était le plein été et le temps était beau. La campagne des alentours était belle. Luke et Becca vivaient dans le chalet de la famille de Becca dans le Comté de Queen Anne. Cette maison était dans la famille depuis plus de cent ans.
C’était une maison ancienne et rustique bâtie sur un petit promontoire juste au-dessus de la baie. Elle avait deux niveaux, elle était entièrement en bois et elle grinçait partout où on marchait. La porte de la cuisine était équipée de ressorts et se fermait bruyamment. Il y avait une véranda grillagée face à l’eau et un patio en pierre plus récent qui offrait des vues superbes sur le promontoire.
Ils avaient progressivement commencé à remplacer l’ameublement vieux de plusieurs générations pour adapter la maison à la vie quotidienne. Il y avait un nouveau sofa et de nouvelles chaises dans le salon. Un samedi matin, par tous les moyens et par pure insistance, Luke et Ed Newsam avaient réussi à installer un lit de grande taille dans la chambre principale du haut.
Même avec ces améliorations, la chose la plus solide de la maison restait la cheminée en pierre du salon. C’était presque comme si cette vieille cheminée imposante avait été là et avait contemplé la Baie de Chesapeake depuis des temps bibliques et comme si une personne dotée d’un certain sens de l’humour avait construit un petit chalet d’été tout autour.
C’était vraiment un endroit incroyable. Luke l’adorait. Oui, il était loin de son bureau. Oui, si la mission de l’EIS avait vraiment lieu, et il semblait que cela allait être le cas, ils allaient devoir se rapprocher de son lieu de travail. Cependant, pour l’instant, c’était le paradis. Les quatre-vingt-dix minutes de trajet ne semblaient pas être si terribles quand Luke pensait aux compensations auxquelles il avait droit.
Il regarda par la fenêtre. Becca était sur le patio. Elle nourrissait le bébé. Luke aurait adoré pouvoir s’asseoir là-bas avec eux, contempler l’eau et le ciel et rester assis là jusqu’à ce que le soleil se couche, mais c’était impossible. Malheureusement, il fallait qu’il fasse ses valises pour son voyage et, avant même qu’il commence ça, il fallait qu’il fasse le plus dur : il devait annoncer qu’il partait.
— Est-ce que vous vous êtes fait taper dessus au travail ? dit Audrey.
Luke haussa les épaules. Même s’il les sentait très bien, il avait presque oublié son éraflure à la joue et son menton enflé. La douleur était une vieille amie. Quand elle n’était pas insoutenable, il la sentait à peine. Cette idée avait presque quelque chose de réconfortant.
Il ouvrit la bière et en but une gorgée. Elle était glaciale et délicieuse.
— Quelque chose comme ça, mais vous auriez dû voir l’autre gars.
Audrey ne rit pas. Elle produisit une sorte de demi-grognement et monta à l’étage.
Luke était fatigué. Cela avait déjà été une longue journée, avec l’enterrement de Martinez, la bagarre avec Murphy et tout le reste. De plus, ça ne faisait que commencer. Il comptait rester ici une heure au plus avant de repartir directement en ville, puis partir en Turquie puis, si tout allait bien, en Russie.
Il sortit. Becca nourrissait le bébé et elle ressemblait à un tableau impressionniste avec son pull-over rouge vif et son chapeau mou contre le soleil qui produisaient un contraste avec l’herbe verte et la grande étendue de ciel bleu pâle et d’eau sombre. À l’horizon, un grand navire à double mât avait déployé toutes ses voiles et allait lentement vers l’ouest. S’il avait pu appuyer sur STOP et figer ce moment dans le temps, il l’aurait fait.
Elle leva le regard, le vit et sourit. Son sourire lui réchauffa le cœur. Elle était plus belle que jamais. De plus, un sourire, c’était agréable, surtout ces jours-ci. Peut-être la noirceur de la dépression post-partum commençait-elle à se dissiper.
Luke inspira profondément, poussa discrètement un soupir et sourit lui-même.
— Coucou, ma belle, dit-il.
— Coucou, bel homme.
Il se pencha vers le bas et l’embrassa.
— Comment va le bébé aujourd’hui ?
Elle hocha la tête.
— Bien. Il a dormi trois heures, Maman l’a surveillé et j’ai même pu faire la sieste. Je ne veux rien promettre, mais nous venons peut-être de passer une étape. Je l’espère.
Un long silence s’étendit entre eux.
— Tu rentres tôt, dit-elle.
En cinq minutes, c’était la deuxième fois qu’on le lui disait. Il considérait que c’était un mauvais présage.
— Comment s’est passée ta journée ?
Luke s’assit en face d’elle à la petite table ronde et prit une gorgée de sa bière. Comme d’habitude, il pensait que, quand il y avait des ennuis à l’horizon, il valait mieux s’y attaquer directement. De plus, s’il pouvait aborder le pire assez vite, il pourrait peut-être tout dire avant qu’Audrey ne vienne en rajouter.
— Eh bien, j’ai une tâche à accomplir.
Il remarqua qu’il évitait le sujet. Il n’avait parlé ni de mission ni d’opération. De quelle tâche s’agissait-il donc ? Allait-il interviewer un artisan local pour le journal hebdomadaire ? Peut-être était-ce un projet pour le cours de sciences du lycée ?
Immédiatement, elle se méfia.
Elle le regarda au fond des yeux, interrogatrice.
— De quoi s’agit-il ?
Il haussa les épaules.
— C’est un pataquès diplomatique, en fait. Les Russes ont capturé trois archéologues américains et confisqué leur petit sous-marin. Ils plongeaient dans la Mer Noire pour chercher l’épave d’un vieux navire de commerce de la Grèce antique. Ils étaient dans les eaux internationales, mais les Russes ont trouvé qu’ils étaient trop près de leur territoire.
Elle ne le quitta pas des yeux.
— Sont-ils des espions ?
Luke prit une autre gorgée de sa bière. Il laissa échapper un son, un bref rire ironique. Elle était douée. Elle avait déjà eu beaucoup d’entraînement. Elle allait droit au but.
Il secoua la tête.
— Tu sais que je ne peux pas te dire ça.
— Et tu vas aller où et faire quoi ?
Il haussa les épaules.
— Je vais en Turquie pour voir si nous pouvons les faire relâcher.
Il disait la vérité, dans une certaine mesure. En même temps, il évitait de mentionner des quantités d’informations. Il mentait par omission.
Et elle le savait aussi.
— Pour voir si nous pouvons les faire relâcher ? Qui est ce nous ?
Il se retrouvait acculé.
— Les États-Unis d’Amérique.
— Allez, Luke. Qu’est-ce que tu ne me dis pas ?
Il sirota la bière une fois de plus et se gratta la tête.
— Rien d’important, ma chérie. Les Russes détiennent trois hommes. Je vais en Turquie. Ils veulent que j’y sois parce que j’ai de l’expérience en le type de mission qui a mené à ça. Si les Russes acceptent de négocier, je ne serai peut-être même pas impliqué directement.
Derrière Luke, la porte moustiquaire claqua. Becca regarda derrière lui pendant une seconde. Merde ! Audrey arrivait.
Les yeux de Becca exprimèrent soudain de la colère. Des larmes y apparurent. Non ! Le timing n’aurait pas pu être pire.
— Luke, la dernière fois que tu es parti à l’étranger, j’étais enceinte de presque neuf mois. Tu allais arrêter quelqu’un en Irak, tu te souviens ? Je crois que tu avais dit que c’était un boulot sympa. Pourtant, tu as fini par arracher la fille du Président …
Il leva un doigt.
— Becca, tu sais que ce n’est pas vrai. J’y suis bien allé pour arrêter quelqu’un et l’arrestation s’est bien déroulée …
C’était un mensonge. Un autre mensonge. L’arrestation avait été un massacre.
— … aux terroristes islamistes. Ton hélicoptère s’est écrasé. Toi et Ed, vous avez combattu les fidèles d’Al-Qaïda en haut d’une montagne.
— Tout cela s’est produit après notre arrivée.
— Je ne suis pas idiote, Luke. Je sais lire entre les lignes des articles de journaux. Les articles ont admis que des dizaines de gens avaient été tués. Cela m’indique qu’il y a eu un bain de sang et que tu t’es retrouvé au beau milieu.
Luke leva un tout petit peu les mains, comme si elle venait de le menacer avec l’arme la plus petite du monde. Le bébé était encore là et il tétait comme si de rien n’était.
— C’est une mission, ma chérie. C’est mon travail. Don Morris …
Ce fut alors Becca qui leva un doigt.
— Ne me parle plus de Don Morris. Je n’en veux même plus à Don. Si tu ne voulais pas effectuer ces missions suicide, il ne pourrait pas t’y forcer. C’est aussi simple que ça.
Maintenant, elle pleurait et ses larmes coulaient.
— Que se passe-t-il ? dit une voix.
Cette voix était trop impatiente. Elle avait senti la présence de sang dans l’eau et elle se rapprochait de la proie pour la tuer.
— Coucou, Audrey, dit Luke sans même se retourner.
Becca se leva et tendit le bébé à Audrey. Elle baissa les yeux vers Luke, le regard dur. Maintenant, sous le coup de ses larmes, elle tremblait de tout son corps.
— Et si tu meurs ? dit-elle. Nous avons un fils, maintenant.
— Je sais ça. Je ne vais pas mourir. Comme toujours, je vais faire très attention. Encore plus maintenant, pour Gunner.
Becca se tenait à côté de sa mère, les mains serrées. Elle ressemblait à un petit enfant qui allait se mettre à hurler au milieu du supermarché. Par contre, sa mère était calme, affectée, auto-satisfaite. Elle berçait le bébé dans ses bras minces d’oiseau et lui roucoulait discrètement des histoires dans la langue des bébés.
— Tout ira bien, dit Luke. Tout ira bien. Je le sais.
Soudain, Becca remonta furieusement la petite colline vers la maison. Un moment plus tard, la porte moustiquaire claqua une fois de plus.
Maintenant, Luke et Audrey se regardaient fixement l’un l’autre. Audrey avait les yeux perçants et prédateurs d’un faucon. Elle ouvrit la bouche.
Luke leva une main et secoua la tête.
— Audrey, je vous en prie, ne dites rien.
Audrey n’en tint pas compte.
— Un jour, quand vous reviendrez ici, vous n’aurez plus de femme, dit-elle, ni de maison où habiter, d’ailleurs.
CHAPITRE SIX
20 h 35, Heure de l’Est
Le ciel au-dessus de l’Océan Atlantique
— Rock and roll, dit Mark Swann.
— Hip-hop, mon gars, dit Ed Newsam. Hip-hop.
Il tendit sa grosse main au travers de l’allée étroite entre les sièges du petit jet et Swann la lui tapota doucement et lentement. Ensuite, Swann retourna sa propre main et Ed fit mine de lui placer quelques pièces dans la paume. Ils venaient de faire tout le swing des mains entre frères « gimme five, keep the change ».
Depuis la dernière mission, Newsam et Swann étaient devenus les plus improbables des amis.
Luke les regardait. Ed se prélassait dans son siège, avec son regard d’acier, énorme, soigneusement vêtu d’un pantalon cargo kaki et d’un tee-shirt EIS moulant. Ed s’occupait des armes et de la stratégie. Ses cheveux et sa barbe étaient coupés ras et les bords étaient parfaitement rectilignes. Son apparence correspondait exactement à ce qu’il était : un homme qu’il valait mieux éviter de contrarier.
De son côté, Swann ressemblait à tout sauf à un agent fédéral. Il portait des lunettes à monture noire. Ses cheveux formaient une longue queue de cheval. Il portait un tee-shirt qui indiquait DRAPEAU NOIR avec la photo d’un homme qui plongeait d’une scène dans une foule grouillante. Swann avait ses longues jambes étendues dans l’allée, un vieux jean déchiré sur ses jambes maigres et une paire de Chuck Taylor jaune vif. Le tout constituait un obstacle idéal pour empêcher qui que ce soit de passer. Il avait des pieds énormes.




