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— Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Je me suis enrôlé. Aussitôt, dès les premiers cours, le sergent instructeur de l’endroit, un certain Brooks, m’a immédiatement repéré. C’était le sergent-chef Nathan Brooks. Il ne m’aimait pas et a décidé qu’il allait me dresser.
— Y est-il arrivé ? dit Luke.
Il aurait eu du mal à imaginer une telle chose, mais ce n’était pas la première fois qu’il entendait ce genre d’histoire.
— Est-ce qu’il t’a dressé ?
Ed rit.
— Oh, oui. Il m’a dressé, puis il m’a dressé une autre fois, et encore une fois. Jamais on ne m’a dressé aussi durement de toute ma vie. Il me voyait venir de loin. Il avait fait de moi son projet personnel. Il avait dit : « Tu te crois dur, négro ? T’es pas dur. Tu ne sais même pas encore ce que c’est, mais moi, je vais te le montrer ».
— Est-ce qu’il était blanc ? dit Luke.
Ed secoua la tête.
— Non. À cette époque, si un homme blanc me traitait de négro, je le tuais directement. C’était un gars de chez moi, de quelque part en Caroline du Sud. Je ne sais pas. Il m’a cassé en deux et, quand il a fini, il m’a remonté et j’étais un peu mieux qu’avant. J’étais au moins devenu un homme avec lequel les autres gens pouvaient travailler, dont ils pouvaient faire quelque chose.
Il resta silencieux pendant un moment. L’avion traversa une zone de turbulence en tremblant.
— Je n’ai jamais vraiment trouvé la bonne façon de remercier ce gars.
Luke haussa les épaules.
— Eh bien, tu peux encore le faire. Envoie-lui des fleurs. Une carte Hallmark. Je ne sais pas.
Ed sourit, mais avec mélancolie.
— Il est mort depuis peut-être un an. Il avait quarante-trois ans. Il avait passé vingt-cinq ans à l’armée. Il aurait pu prendre sa retraite n’importe quand. Apparemment, il a préféré se porter volontaire pour aller en Irak et on le lui a accordé. Il était dans un convoi qui est tombé dans une embuscade près de Mossoul. Je ne connais pas tous les détails. Je l’ai lu dans Stars and Stripes. Il s’avère qu’il avait beaucoup de décorations. Quand il me plaquait la gueule au sol, je ne le savais pas. Il ne l’avait jamais mentionné.
Il s’interrompit.
— Et je ne lui ai jamais dit ce qu’il représentait pour moi.
— Il le savait probablement, dit Luke.
— Oui. Il le savait probablement, mais j’aurais quand même dû le lui dire.
Luke ne contesta pas le fait.
— Où est ta mère ? dit-il pour changer de sujet.
Ed secoua la tête.
— Encore à Crenshaw. J’ai essayé de la faire déménager près de chez moi, mais elle a refusé de partir. Tous ses amis sont là-bas ! Donc, moi et ma sœur, on a mis la main à la poche et on lui a acheté un petit pavillon à six pâtés de maisons du vieil immeuble minable où nous avions vécu. Tous les mois, une partie de ma paie est consacrée au paiement de l’emprunt immobilier sur cette maison. En plein milieu du même quartier dans lequel je risquais ma vie pour qu’elle puisse le quitter.
Il soupira lourdement.
— Au moins, il y a de la nourriture dans le réfrigérateur et les lumières sont allumées. J’imagine que c’est tout ce qui compte pour moi. Elle dit : « Personne ne viendra m’embêter. Ils savent que tu es mon fils et que tu t’en prendras à eux s’ils le font ».
Luke sourit. Ed l’imita et, cette fois-ci, son sourire fut plus sincère.
— Elle est impossible, l’ami.
Alors, Luke rit et, au bout d’un moment, Ed aussi.
— Écoute, dit Ed. J’aime ton plan. Je crois qu’on pourra y arriver. Deux hommes de plus, ceux qu’il faut …
Il hocha la tête.
— Oui. C’est faisable. Il faut que je dorme un peu plus et, après, j’aurai peut-être quelques idées personnelles, quelques choses à ajouter.
— Bonne idée, dit Luke. Je suis impatient de les entendre. Je préférerais qu’aucun membre de notre équipe ne se fasse tuer là-bas.
— Surtout pas nous, dit Ed.
CHAPITRE SEPT
26 juin
6 h 30, Heure de l’Est
Centre des Activités Spéciales, Direction des Opérations
CIA
Langley, Virginie
— On dirait que le Président a perdu la tête.
— Ah bon ? dit le vieil homme qui fumait la cigarette. Raconte-moi ça.
Il semblait avoir des cailloux dans la gorge. Ses dents étaient jaune foncé. Comme ses gencives reculaient, ses dents avaient l’air longues. Elles semblaient cliqueter les unes contre les autres quand il parlait. L’effet était terrifiant.
Ils étaient au beau milieu du quartier général. À la plupart des endroits situés à l’intérieur du bâtiment, il était maintenant interdit de fumer, mais ici, dans le saint des saints, tout était permis.
— Je suis sûr que vous en avez déjà entendu parler, dit l’Agent Spécial Wallace Speck.
Il était assis en face du vieil homme, de l’autre côté d’un large bureau en acier. Il n’y avait presque rien sur le bureau. Pas de téléphone, pas d’ordinateur, pas un morceau de papier, pas un crayon. Il y avait seulement un cendrier en céramique blanche qui débordait de mégots.
Le vieil homme hocha la tête.
— Rafraîchis-moi la mémoire.
— Hier, il a proposé qu’on laisse l’équipage du Nereus croupir chez les Russes. Il l’a dit en présence de vingt ou trente gens.
— Laisse tomber les trucs pas trop graves, dit le vieil homme.
Ils étaient dans une pièce sans fenêtres. Il prit une longue bouffée de sa cigarette, la tint en l’air puis laissa échapper un panache de fumée bleue. Le plafond était au moins à quatre mètres cinquante au-dessus de leurs têtes et la fumée montait vers lui.
— Eh bien, il est revenu sur ses paroles, mais il nous a refusé cette opération de sauvetage, à nous et à nos amis, pour favoriser notre nouveau petit frère du FBI.
— La suite, dit le vieil homme.
Wallace Speck secoua la tête. Ce vieil homme avait l’air d’être en affreux état. Comment pouvait-il même être encore en vie ? Quand il avait commencé à fumer des cigarettes sans nombre, Speck n’était même pas encore né. Son visage ressemblait à un vieux journal. Il était devenu presque aussi jaune que ses dents. Ses rides avaient des rides. Son corps n’avait aucun tonus musculaire. Sa chair semblait lui pendre sur les os.
Cette pensée rappela brièvement à Speck le jour où il était allé manger dans un restaurant chic. « Comment est le poulet ce soir ? » avait-il demandé au serveur. « Magnifique », avait répondu le serveur. « Il se détache tout seul des os ».
La viande du vieil homme était tout sauf magnifique, mais ses yeux étaient encore aussi perçants que des clous et aussi concentrés que des lasers. C’était tout ce qu’il lui restait.
Ces yeux regardaient Speck. Ils voulaient les informations compromettantes. Ils voulaient les parties qui inquiétaient parfois des gens comme Wallace Speck. Speck pouvait accéder aux informations compromettantes et il le faisait. C’était son travail. Cependant, parfois, il se demandait si le Centre des Activités Spéciales de la CIA ne dépassait pas ses attributions. Parfois, il se demandait si les activités spéciales n’étaient pas une forme de trahison.
— Le Président a du mal à dormir, dit Speck. On dirait qu’il ne s’est pas remis de l’enlèvement de sa fille. Il prend du Zolpidem pour dormir et il fait souvent descendre son cachet avec un verre de vin, ou deux. C’est une habitude dangereuse, pour des raisons évidentes.
Speck s’interrompit. Il pouvait donner ses papiers au vieil homme, mais cet homme ne voulait pas lire de papiers. Il voulait juste écouter. Speck le savait.
— Nous avons les enregistrements et les transcriptions d’une douzaine d’appels téléphoniques vers le ranch familial du Texas sur les dix derniers jours. Il parle avec sa femme. À chaque appel, il exprime son désir de quitter la présidence, de déménager au ranch et de passer du temps avec sa famille. Pendant trois de ces appels, il se met à pleurer.
Le vieil homme sourit et prit un autre longue bouffée de sa cigarette. Ses yeux se transformaient en fentes. Sa langue faisait de brèves excursions hors de sa bouche. Il y avait un morceau de tabac au bout de sa langue. Il ressemblait à un lézard.
— Bien. Dis-m’en plus.
— Il semble révérer Don Morris comme un héros et en faire une obsession. Vous savez, c’est notre petit parvenu de rival de l’Équipe d’Intervention Spéciale du FBI.
Le vieil homme fit un geste de la main comme pour faire tourner une roue.
— Encore.
Speck haussa les épaules.
— Le Président a un petit chien, comme vous le savez. Il a pris l’habitude de le promener dans les jardins de la Maison-Blanche tard le soir. Il s’énerve s’il croise un agent des Services Secrets à cette occasion. Il y a quelques nuits de cela, il en a croisé deux en dix minutes et il a piqué une crise. Il a appelé le bureau de supervision nocturne et leur a dit de décommander leurs hommes. Il ne semble plus comprendre que ces hommes sont là pour le protéger. Il pense qu’ils sont là pour l’énerver.
— Mmm, dit le vieil homme. Pourrait-il essayer de s’enfuir ?
— Je dirais que ça ne me paraît guère plausible, dit Speck, mais, avec ce Président, on ne sait jamais.
— Quoi d’autre ?
— Le groupe d’action politique a commencé à réfléchir à une possible destitution, dit Speck. La mise en accusation est hors de question à cause de la division du Congrès. De plus, le Président de la Chambre est un allié proche de David Barrett et il pense la même chose que lui sur la plupart des questions. Il est très peu susceptible de le mettre en accusation ou de permettre que ça se produise sous sa juridiction. La destitution par le biais du Vingt-Cinquième Amendement semble être tout aussi impossible. Barrett n’admettra probablement pas qu’il est incapable d’accomplir ses devoirs et, si le vice-Président essaie de …
Le vieil homme leva une main.
— Je comprends. Passons. Dis-moi : avons-nous des agents des Services Secrets de service la nuit dans les jardins de la Maison-Blanche ? Des hommes qui nous sont fidèles ?
— Nous en avons, dit Speck. Oui.
— Bien. Maintenant, parle-moi de l’opération de sauvetage en Russie.
Speck secoua la tête.
— Nous n’avons pas d’informations. Don Morris est connu pour n’en laisser filtrer aucune, mais il n’y a pas beaucoup de conseillers là-bas, ou du moins pas encore. Nous pouvons supposer qu’il a confié cette mission à ses deux meilleurs agents, Luke Stone et Ed Newsam, deux jeunes hommes, tous les deux ex-agents de la Force Delta avec une grande expérience de combat.
— Ceux qui ont sauvé la pauvre fille du Président ?
Speck hocha la tête.
— Oui.
Le vieil homme sourit. Ses dents étaient pareilles à des crocs jaunes. Il aurait pu passer pour le plus vieux des vampires, qui n’aurait pas goûté de sang depuis très longtemps.
— Ce sont des cow-boys, n’est-ce pas ?
— Euh … Je crois qu’ils ont tendance à tirer en premier, puis …
— Prévoyons-nous d’interdire cette opération, de la faire échouer d’une façon ou d’une autre ?
— Ah … dit Wallace Speck. On y a certainement pensé. Je veux dire, en ce moment, nous n’avons pas tant de …
— Ne le faites pas, dit le vieil homme. Restez hors de leur chemin et laissez-les échouer. Peut-être se feront-ils tuer. Peut-être déclencheront-ils une guerre mondiale. Que ce soit l’un ou l’autre, ce sera bon pour nous. De plus, si David Barrett fait quelque chose de dément, je veux dire de vraiment dément, soyez prêts à intervenir pour prendre le contrôle de la situation.
Wallace Speck se leva pour partir.
— Oui, monsieur. Autre chose ?
Le vieil homme le regarda avec les yeux antiques d’un démon.
— Oui. Essayez de sourire un peu plus, Speck. Vous n’êtes pas encore mort, donc, faites un effort pour apprécier votre passage sur terre. Il est supposé être amusant.
CHAPITRE HUIT
23 h 20, Heure de Jour de Moscou (15 h 20, Heure de l’Est)
Port d’Adler, District de Sotchi
Kraï de Krasnodar
Russie
— Sont-ils sûrs qu’ils veulent qu’on fasse ce concert ? demanda Luke dans le téléphone satellite en plastique bleu qu’il tenait. Je crois que ça va être très bruyant.
Il était appuyé contre une vieille berline Lada noire fabriquée en Hongrie. Cette petite voiture carrée lui rappelait une vieille Fiat ou une Yugo, mais en moins fantaisiste. Celle-là semblait avoir été fabriquée en soudant des plaques de ferraille. Elle dégageait une légère odeur d’huile en combustion. Plus on la faisait rouler vite, plus elle semblait vibrer comme si elle était en train de tomber en pièces. Heureusement, ils n’allaient pas s’en servir pour s’enfuir.
Près de la voiture, son conducteur, un Tchétchène costaud du nom d’Aslan, fumait une cigarette et urinait à travers une clôture grillagée. Aslan préférait qu’on l’appelle Frenchy parce que, quand la Tchétchénie s’était effondrée, il avait échappé aux Russes en s’exilant à Paris pendant quelques années. Ses trois frères et son père avaient tous péri dans la guerre. Maintenant, Frenchy était de retour et Frenchy détestait les Russes.
Ils étaient dans un parking vide près de la bouche de la Mzymta. Une odeur humide et âcre d’égouts non traités s’élevait de l’eau. De là où ils étaient, un sinistre boulevard d’entrepôts longeait les quais et menait à un petit port de commerce gardé par une guérite et une clôture surmontée de fil de fer barbelé. Dans la lueur jaune blafarde de lampes à vapeur de sodium, il voyait des hommes qui bougeaient autour de la porte.
Les grandioses et anciennes datchas du Parti Communiste, les nouveaux hôtels, les nouveaux restaurants et l’éclat des plages de Sotchi qui donnaient sur la Mer Noire étaient seulement à huit kilomètres par la route, mais Adler était aussi désorganisé et déprimant qu’un port russe se devait d’être.
Avec un décalage, la voix nasillarde de Mark Swann parvenait de l’autre côté du monde, passant par des réseaux cryptés et des satellites secrets pour finalement arriver au téléphone de Luke. La voix de Swann tremblait de nervosité et d’excitation.
Luke secoua la tête et sourit. Swann était dans une suite avec terrasse avec la belle Trudy Wellington, dans un hôtel cinq étoiles de Trébizonde, en Turquie. Ils étaient censés être un couple de jeunes mariés riches de Californie. Si les balles commençaient à voler, Swann les regarderait sur un écran d’ordinateur, pas tout à fait en direct mais presque, par satellite. C’était pour cela qu’il avait la voix tremblante.
— Nous avons le feu vert, dit Swann. Ils comprennent que les voisins pourraient se plaindre.
— Et le bal disco ?
— À l’endroit prévu.
Luke se tourna vers un vieux cargo rouillé de taille moyenne, le Yuri Andropov II, qui était à quai. Il songea qu’un vieux spécialiste en torture du KGB comme Andropov devait se retourner dans sa tombe s’il savait qu’on avait donné son nom à ce rafiot. Un homme doté d’un certain sens de l’humour avait dû imaginer ce nom.
Le bal disco était bien sûr le submersible perdu, le Nereus. Sa puce GPS envoyait encore des signaux de l’intérieur d’une des cales du cargo.
— Et les instruments ?
Les instruments étaient l’équipage du Nereus.
— En haut dans le placard, pour autant qu’on sache.
— Et Aretha ? Qu’est-ce qu’elle en dit ?
On entendit la voix de Trudy Wellington pendant juste une seconde.
— Tes amis dansent déjà sur la plage.
Luke hocha la tête. Juste au sud de cette ville, il y avait la frontière avec l’ex-République Soviétique de Géorgie. Actuellement, les Géorgiens et les Russes se détestaient. Trudy soupçonnait qu’ils allaient se mettre à tirer à balles réelles un de ces jours, mais elle espérait qu’ils ne commenceraient pas ce soir.
La ville balnéaire géorgienne de Kheivani était juste au-delà de cette frontière. C’était un endroit silencieux et endormi par rapport à Sotchi. Là-bas, sur une plage sombre, il y avait une équipe de récupération qui attendait qu’on lui emmène les prisonniers libérés si on en arrivait là.
De la plage, les prisonniers seraient éloignés de la frontière, emmenés plus loin en Géorgie, puis hors du pays. Finalement, quand ils seraient en lieu sûr, ils participeraient à un débriefing sur cette affaire désastreuse.
Rien de cela ne relevait de la responsabilité de Luke. Comme prévu, il ne savait pas comment ça se déroulerait. Don et Grand Papa Cronin s’étaient occupés de cette partie. Luke ne savait même pas qui était impliqué. Même si on lui coupait les doigts et si on lui arrachait les yeux, il ne pourrait rien dire là-dessus.
— Est-ce que le grand homme a rejoint l’orchestre ? dit Luke.
On entendit la voix d’Ed Newsam. Une rafale de vent et le rugissement de gros moteurs faillirent le rendre inaudible.
— Il est dans la loge et il est prêt à entrer en scène. Pour lui, le plus tôt sera le mieux.
Luke poussa un soupir.
— Parfait, dit-il.
Le poids de la décision s’installa sur ses épaules comme un rocher. Des gens allaient probablement mourir. Quand on y allait, on le savait. Ce qu’on ne savait pas, c’était lesquels.
— On y va.
— À bientôt à Vegas, dit Swann.
— N’oubliez pas d’aller au feu d’artifice, cria Ed. On me dit qu’il va être splendide.
La communication fut coupée. Luke laissa tomber le téléphone satellite sur le goudron fendu du parking. Il leva une botte et en frappa violemment le téléphone, cassant l’emballage en plastique. Il le refit à plusieurs reprises. Ensuite, d’un coup de pied, il envoya les débris dans l’eau par une canalisation d’évacuation des eaux de ruissellement ouverte.
Il en avait encore un.
Il leva le regard.
Frenchy était là. Son visage était large et sa peau avait l’air épaisse, presque comme un masque de caoutchouc. Ses cheveux étaient noir de jais et peignés vers l’arrière. Il était glabre pour mieux se mêler à la société russe. D’habitude, les siens avaient des barbes épaisses pour vénérer Allah.
Frenchy portait un coupe-vent foncé et ample sur son gros corps. La nuit était un peu chaude pour ce vêtement. Ses yeux durs regardaient fixement Luke.
— C’est bon ? dit Frenchy.
Luke hocha la tête.
— C’est bon.
Frenchy prit une longue bouffée de sa cigarette. Il recracha lentement la fumée puis sourit et hocha la tête.
— Chouette.
* * *
— Vite, dit Ed Newsam.
Il ne parlait à personne et c’était bien parce que personne n’aurait pu l’entendre.
— Très, très vite.
Il se tenait dans le poste de pilotage, les pieds nus, les mains sur le gouvernail d’un bateau qui avait la forme d’une cale immense. Le bateau était long et étroit, avec une proue très longue. À la poupe, il y avait cinq gros moteurs de 275 chevaux. Le bateau lui-même n’avait que deux sièges.
En Amérique, ils auraient appelé ça un bateau Cigarette ou un Go Fast. À l’époque où il n’y avait pas encore de repérage par satellite, les trafiquants de drogue de la Floride du Sud utilisaient ces bateaux pour semer les gardes-côtes. Cela dit, ce bateau-là n’était pas plein de cocaïne.
Dans la proue du bateau, juste au bout, il y avait un minuscule compartiment. Ce compartiment était bourré d’une petite quantité de TNT.
Ed fonçait dans la nuit, tous feux éteints, bondissant sur les remous. Ses moteurs rugissaient, produisaient un bruit immense. Le vent hurlait autour de lui. Devant lui, à peut-être trois clics de distance, il y avait la côte de la Géorgie, en grande partie plongée dans l’obscurité. Derrière lui, il y avait les lumières éclatantes de Sotchi. Sotchi jouissait de sa période post-communiste en nageant dans la richesse. Les bateaux chers comme celui-là se trouvaient facilement.
En fait, derrière Ed, il y avait un autre hors-bord qui fonçait aussi vite.
Ce bateau était piloté par un casse-cou géorgien timbré du nom de Garry. Ed ne pouvait pas voir Garry de là où il était. Garry naviguait lui aussi tous feux éteints et Ed ne pouvait pas entendre Garry. Il y avait trop de bruit pour qu’il puisse entendre quoi que ce soit, mais il savait que Garry était derrière. Il le fallait.
La vie d’Ed en dépendait.
Tout comme le conducteur tchétchène fou de Stone, Frenchy, Gary avait été fourni par Grand Papa Bill Cronin. Grand Papa venait de la CIA et ils n’étaient pas supposés impliquer la CIA dans cette affaire, mais ils le faisaient quand même. Le danger, c’était que la CIA ait laissé fuiter des informations quelque part.
— Les salaires que Bill Cronin distribue viennent de la CIA, avait dit Don Morris, mais cet homme ne suit aucune autre loi que la sienne. S’il nous donne des agents, ces agents ne parleront pas. Il n’y aura aucune violation de sécurité. Je peux vous l’assurer.
Donc, Garry était là et les vies d’Ed, de Luke et de tous les autres dépendaient de lui.
À la gauche d’Ed, à l’est, il y avait un long brise-lames en pierre qui avançait loin dans l’eau. Il protégeait une petite zone portuaire. Ed le longea entièrement en arrivant en diagonale. Ralentissant juste un peu, il tourna brusquement vers la terre.
Ed jeta un coup d’œil au ciel pour vérifier s’il y avait des avions.
Rien. La voie était libre.
Ce brise-lames était surmonté de quais en béton qui longeaient la terre à cent mètres de la côte. Le brise-lames et la côte formaient une passe étroite de mille mètres de long. À l’autre bout, il y avait le cargo, le Yuri Andropov II.
La mission d’Ed était d’y pratiquer un trou. Un trou avec peut-être un petit feu. Un incident suffisant pour provoquer une diversion, détourner l’attention, suffisant pour que Stone et Frenchy puissent se glisser sur le bateau, libérer les prisonniers et peut-être même saborder le submersible.
Les Russes savaient que les Américains les regardaient depuis le ciel. Donc, ces quais donnaient l’impression qu’il ne s’y déployait qu’une activité minimale. Juste un vieux cargo, pas trop de sécurité, rien à voir ici.
Pourtant, Ed savait qu’il y avait des hommes armés sur ces quais. Faire remonter cette passe à ce bateau allait être risqué.
Il atteignit l’embouchure de la passe. Il inspira profondément.
— Garry, j’espère que t’es là.
Il poussa l’accélérateur à fond. Les moteurs hurlèrent.
Le bateau fonça encore plus vite qu’auparavant.
La terre défilait à toute vitesse à gauche et à droite. Le brise-lames était à sa gauche, la côte à sa droite, mais il ne quittait pas sa cible des yeux. Il la voyait, maintenant. L’Andropov se profilait au loin. Il se présentait perpendiculairement et lui montrait ainsi toute sa longueur.
— Splendide.
À sa gauche, des hommes couraient le long des quais. Pour lui, c’étaient de minuscules silhouettes en forme de bâtonnets qui avançaient lentement, beaucoup trop lentement.
Il se baissa autant que possible, car il savait déjà ce qu’ils allaient faire. Un instant plus tard, une rafale d’arme automatique déchira le flanc du bateau. Il le sentit plus qu’il ne l’entendit ou le vit. Le martèlement des balles à calibre élevé déviait son bateau.
Le pare-brise se cassa.
L’Andropov approchait et grandissait.
Il y avait une barre de fer par terre. Ed la ramassa. Une extrémité de la barre avait un outil de serrage, presque comme une main. Il plaça une extrémité de la barre sur le gouvernail et cala l’autre extrémité dans une fente en métal pratiquée dans le sol.
C’était une méthode classique, mais elle fonctionnerait. Elle permettrait au bateau d’aller plus ou moins droit.
Il leva le regard. L’Andropov était gros, maintenant.
Il semblait être juste sous son nez.
— Bon, faut y aller.
Il se précipita vers le côté droit du bateau, loin des tirs. Il s’accroupit, mit toute sa force dans ses jambes et bondit vers la droite, par-dessus le plat-bord. Il se mit en boule, comme un enfant qui fait une bombe à la piscine du coin.
Le bateau s’éloigna pendant qu’il était en l’air.
Il eut vaguement la sensation de tomber, de tomber dans le ciel. Un long moment passa. Il tomba dans l’eau et, pendant un moment, l’obscurité l’enveloppa. Il la traversa comme une tornade et sa seule sensation fut de vitesse et de ténèbres.




