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Il s’endormait souvent sur son fauteuil après de longues soirées à prendre des notes, préparer ses cours et relire des biographies. Il commençait d’ailleurs à avoir des problèmes de dos. Et, pour être tout à fait honnête, il ne dormait pas mieux dans son propre lit. Même s’il avait emménagé à New York avec les filles peu après la mort de Kate, il avait toujours le lit et le matelas King Size qui avait été le leur, à lui et à Kate.
Il aurait pu penser que la douleur d’avoir perdu Kate se serait estompée à présent, du moins légèrement. Parfois, c’était temporairement le cas mais, en passant devant sa chaîne de restaurants préférée ou en tombant sur l’un de ses films favoris à la télé, cette douleur revenait au galop, aussi vive que si ça s’était passé la veille.
Si les filles ressentaient la même chose, elles ne l’exprimaient jamais en tout cas. En fait, elles parlaient souvent d’elle ouvertement, chose que Reid était encore incapable de faire.
Il y avait une photo d’elle sur l’une de ses étagères, prise au mariage d’un ami une décennie plus tôt. Quasiment tous les soirs, il retournait le cadre, sans quoi il pourrait passer la nuit entière à le regarder.
Comme le monde pouvait être incroyablement injuste. Avant, ils avaient tout : une jolie maison, des filles géniales, de belles carrières. Ils vivaient à McLean, en Virginie. Il travaillait en tant que professeur adjoint à l’université voisine George Washington. Il voyageait beaucoup pour son travail, entre les séminaires et les congrès, en tant que lecteur invité sur l’histoire de l’Europe dans des écoles du pays entier. Kate faisait partie du département restauration du Musée d’Art Américain Smithsonian. Leurs filles étaient épanouies. La vie était parfaite
Mais, comme Robert Frost l’a si bien dit, l’or n’est en rien éternel. Un après-midi d’hiver, Kate s’était évanouie au travail, du moins c’est ce qu’avaient cru ses collèges quand elle s’était sentie faible et qu’elle était tombée de sa chaise. Ils avaient appelé une ambulance, mais il était déjà trop tard. Son décès avait été constaté en arrivant à l’hôpital. Une embolie, avaient-ils dit. Un caillot sanguin avait atteint son cerveau, provoquant un accident vasculaire cérébral ischémique. Les médecins utilisent souvent des termes médicaux à peine compréhensibles dans leurs explications, comme si cela pourrait altérer le choc de la douleur.
Et le pire, c’était que Reid était en voyage quand cela s’était produit. Il était à un séminaire pour étudiants de premier cycle, à Houston au Texas, en train de faire des discours sur le Moyen Âge, quand il avait reçu le coup de fil.
C’est comme ça qu’il avait appris la mort de sa femme. Un coup de téléphone, juste devant la porte d’une salle de conférence. Puis était venu le vol de retour, les tentatives de consoler ses filles au beau milieu de sa propre douleur dévastatrice et, enfin, le déménagement à New York.
Il se leva de son fauteuil et retourna la photo. Il n’aimait pas penser à tout ça, à la fin et à l’après. Il voulait se rappeler d’elle ainsi, sur la photo, Kate dans toute sa splendeur. C’est pourquoi il avait choisi de se souvenir.
Il y avait autre chose, une chose dont il avait à peine conscience, une sorte de souvenir brumeux qui tentait de refaire surface alors qu’il regardait la photo. C’était presque comme une sensation de déjà vu, mais pas du moment présent. C’était comme si son subconscient essayait de lui dire quelque chose.
Il revint soudain à la réalité en entendant frapper à la porte. Reid resta interdit, se demandant bien qui cela pouvait être. Il était presque minuit et les filles étaient au lit depuis deux heures déjà. On frappa de nouveau. Craignant que les filles ne se réveillent, il se hâta d’aller répondre. Après tout, il vivait dans un quartier sûr et n’avait aucune raison d’avoir peur d’ouvrir la porte, qu’il soit minuit ou non.
Ce ne fut pas le cinglant vent d’hiver qui lui glaça le sang. Il observa avec surprise les trois hommes sur le pas de sa porte. Ils étaient certainement du Moyen Orient, chacun d’entre eux ayant la peau sombre, une barbe noire et des yeux à l’intensité profonde. Ils portaient des vestes noires épaisses et des bottes. Les deux hommes flanqués de chaque côté de la porte étaient grands et maigres. Derrière eux, le troisième était large d’épaules et massif, avec un air renfrogné qui semblait ne jamais le quitter.
“Reid Lawson,” prononça le grand homme de droite. “C’est bien vous ?” Son accent paraissait iranien, mais il était léger, suggérant que cela faisait déjà quelques temps qu’il était aux États-Unis.
Reid eut la gorge sèche en remarquant, par-dessus leurs épaules, une camionnette grise stationnée au bord du trottoir, phares éteints. “Hum, je suis navré,” leur dit-il. “Vous devez faire erreur.”
Sans quitter Reid des yeux, le grand homme de droite montra quelque chose à ses deux acolytes sur son téléphone mobile. L’homme de gauche, celui qui avait posé la question, acquiesça.
Tout à coup, l’homme massif fit un bond en avant étonnement rapide pour sa taille. Sa main charnue saisit Reid à la gorge. Reid pivota hors d’atteinte par pur réflexe, tituba en arrière et tomba presque à plat au sol. Il parvint à parer la chute de justesse, touchant le sol carrelé du bout des doigts.
Alors qu’il se redressait pour retrouver son équilibre, les trois hommes entrèrent dans la maison. Il paniqua en pensant à ses deux filles, endormies dans leurs lits, à l’étage.
Il se retourna et se mit à courir dans le couloir, déboulant dans la cuisine et contournant l’îlot central. En jetant un coup d’œil derrière lui, il vit les hommes à ses trousses. Téléphone portable, pensa-t-il, désespéré. Il était sur son bureau, à l’étage, et ses assaillants bloquaient le passage.
Il fallait qu’il les éloigne de la maison et de ses filles. À sa droite, se trouvait la porte qui donnait sur la cour. Il l’ouvrit et se remit à courir sur la passerelle. L’un des hommes l’insulta dans une langue étrangère, de l’arabe pensa-t-il, courant derrière lui. Reid sauta par-dessus la rampe de la passerelle et atterrit dans la petite cour. Une décharge douloureuse traversa sa cheville au moment où il toucha le sol, mais il l’ignora. Il contourna l’angle de la maison et s’aplatit contre la façade en brique, essayant désespérément de faire taire sa respiration haletante.
La brique était glaciale au toucher et le léger vent hivernal était coupant comme un couteau. Ses orteils étaient déjà en compote, étant donné qu’il s’était rué hors de la maison en chaussettes. Il avait la chair de poule partout sur ses membres.
Il pouvait entendre les hommes discuter en chuchotant, leurs voix rauques et précipitées. Il compta les voix qu’il distinguait : une, deux et enfin trois. Ils étaient tous sortis de la maison. Parfait, ils n’en avaient qu’après lui, et non après les filles.
Il fallait qu’il trouve un téléphone. Mais il ne pouvait pas retourner chez lui sans mettre en danger ses filles. Il ne se voyait pas non plus aller tambouriner à la porte d’un voisin. Il se souvint qu’il y avait une borne jaune d’appel d’urgence fixée à une cabine téléphonique en bas du pâté de maisons. S’il parvenait jusqu’ici…
Il prit une profonde inspiration et sprinta pour traverser la cour sombre, osant passer ensuite dans le faisceau lumineux projeté par les lampadaires de la rue au-dessus de lui. Sa cheville le lançait en guise de protestation et le choc causé par le froid était comme des piquants s’enfonçant dans ses pieds, mais il s’efforça d’avancer aussi vite que possible.
Reid jeta un œil par-dessus son épaule. L’un des deux grands l’avait repéré. Il cria pour appeler les autres, mais il ne se mit pas à sa poursuite. Bizarre, pensa Reid, mais il n’avait pas le temps de réfléchir à la question.
Il arriva bientôt à la borne d’appel d’urgence, l’ouvrit d’un coup sec et enfonça son pouce contre le bouton rouge censé alerter les services de police locaux. Il regarda de nouveau derrière lui. Il ne voyait aucun des trois hommes.
“Allô ?” chuchota-t-il dans le combiné. “Est-ce que quelqu’un m’entend ?” Où était la lumière ? Normalement, il devait y avoir une lumière qui s’allume quand on appuie sur le bouton rouge. Est-ce que ce truc marchait au moins ? “Je m’appelle Reid Lawson, je suis poursuivi par trois hommes, j’habite à…”
Une main puissante attrapa une poignée des cheveux courts et bruns de Reid, puis le tira en arrière. Ses mots restèrent coincés dans sa gorge, se transformant en une pauvre respiration sifflante et enrouée.
La dernière chose dont il eut conscience fut un tissu rugueux et aveuglant contre son visage : un sac sur sa tête. En même temps, on lui passa les mains derrière le dos et on le menotta. Il tenta de lutter, mais les mains puissantes le tenaient fermement, tordant presque ses poignets jusqu’à la rupture.
“Attendez !” parvint-il à crier. “S’il vous plait…” Un impact atteint si violemment son abdomen que l’air s’échappa totalement de ses poumons. Il n’arrivait plus à respirer, et encore moins à parler. Des couleurs étourdissantes se mirent à danser devant ses yeux et il fut au bord de l’évanouissement.
Puis, il fut traîné, ses chaussettes râclant contre le pavé du trottoir. Il fut hissé dans la camionnette et la portière se referma derrière lui. Les trois hommes échangèrent quelques mots entre eux dans une langue gutturale dont le ton semblait accusateur.
“Pourquoi… ?” finit par dire Reid dans un souffle.
Il sentit la pointe d’une aiguille dans le haut de son bras, puis tout son monde s’écroula.
CHAPITRE DEUX
Aveugle. Froid. Grondant, assourdissant, bousculant, douloureux.
La première chose que Reid constata en se réveillant, c’est que tout était noir : il ne pouvait rien voir. Une odeur âcre de carburant emplissait ses narines. Il essaya de bouger ses membres lancinants, mais il avait les mains liées dans le dos. Il gelait, mais il n’y avait pas de vent, juste de l’air froid, comme s’il était assis dans un frigo.
Lentement, comme si le brouillard se dissipait, les souvenirs de ce qui s’était produit affluaient dans sa mémoire. Les trois hommes du Moyen Orient. Un sac sur sa tête. Une aiguille plantée dans son bras.
Il fut pris de panique, tirant sur ses liens et agitant les jambes. La douleur lui brûlait les poignets et le métal des menottes s’enfonçait dans sa peau. Sa cheville le lançait, envoyant des ondes de choc dans sa jambe gauche. Il ressentait une pression intense au niveau des oreilles et il n’entendait rien d’autre qu’un moteur vrombissant.
Pendant une fraction de seconde, il ressentit une sensation de chute dans son estomac, conséquence d’une accélération verticale désagréable. Il se trouvait dans un avion. Et à en croire le bruit qu’il faisait, ce n’était pas un simple avion de ligne. Ce vrombissement, ce moteur extrêmement bruyant, l’odeur de carburant… Il réalisa qu’il était certainement à bord d’un avion de marchandises.
Combien de temps était-il resté inconscient ? Qu’est-ce qu’ils lui avaient injecté ? Est-ce que les filles allaient bien ? Les filles. Des larmes embuèrent ses yeux alors qu’il espérait coûte que coûte qu’elles étaient en sécurité, que la police en avait entendu assez et que les autorités s’étaient rendues chez lui…
Il se tortilla sur son siège métallique. Malgré la douleur et l’enrouement de sa gorge, il s’aventura à ouvrir la bouche.
“B-bonjour ?” Les mots sortirent en un murmure inaudible. Il se râcla la gorge et essaya de nouveau. “Bonjour ? Il y a quelqu’un… ?” Puis, il réalisa que le bruit du moteur devait couvrir sa voix, à moins que quelqu’un soit assis juste à côté de lui. “Ohé !” tenta-t-il de crier. “S’il vous plait… quelqu’un peut me dire ce qui…”
Une dure voix masculine lui chuchota quelque chose en arabe. Reid tressaillit. L’homme était proche, pas plus de quelques mètres.
“S’il vous plait, dites-moi ce qui se passe,” supplia-t-il. “C’est quoi ce cirque ? Pourquoi faites-vous ça ?”
Une autre voix cria de façon menaçante en arabe, à sa droite cette fois. Reid grimaça à cette vive réprimande. Il espérait que le vrombissement de l’avion parvenait à cacher le tremblement de ses membres.
“Vous faites erreur sur la personne,” dit-il. “Qu’est-ce que vous voulez ? De l’argent ? Je n’en ai pas beaucoup, mais je peux… Attendez !” Une grosse main se referma sur son avant-bras comme un étau et, l’instant d’après, il fut arraché à son siège. Il chancela, essayant de se mettre debout, mais les secousses de l’avion et la douleur dans sa cheville l’en empêchèrent. Ses genoux se dérobèrent et il tomba sur le flanc.
Quelque chose de dur et lourd le frappa au beau milieu de sa chute. Une douleur aux multiples ramifications envahit son torse. Il essaya de protester, mais sa voix se perdit dans un sanglot inintelligible.
Un autre coup de pied l’atteint dans le dos, puis encore un, au menton cette fois.
Malgré l’horreur de la situation, une pensée bizarre saisit Reid. Ces hommes, leurs voix, les coups : tout suggérait une vengeance personnelle. Il ne se sentait pas seulement attaqué, il se sentait carrément haï. Ces hommes étaient en colère, et cette colère était dirigée contre lui comme le faisceau d’un laser.
La douleur s’apaisa, lentement, laissant place à un engourdissement froid qui le submergeait alors qu’il était en train de s’évanouir.
*
Douleur. Desséchante, palpitante, insupportable, brûlante.
Reid se réveilla de nouveau. Les souvenirs du passé… Il ne savait même pas combien de temps cela avait duré. Il ne pouvait pas dire si c’était le jour ou la nuit, ni où il était, qu’il fasse jour ou nuit d’ailleurs. Mais les souvenirs affluèrent de nouveau, décousus comme des images uniques coupées dans une bande de film et abandonnées ainsi, sur le sol.
Trois hommes.
La borne d’urgence.
La camionnette.
L’avion.
Et maintenant…
Reid s’efforça d’ouvrir les yeux. C’était difficile. On aurait dit que ses paupières avaient été scellées avec de la colle. Mais à travers la peau fine, il pouvait percevoir qu’une lumière vive et crue l’attendait de l’autre côté. Il en sentait la chaleur sur son visage et parvenait à voir le réseau de minuscules vaisseaux sanguins à travers ses paupières.
Il plissa les yeux. Tout ce qu’il pouvait voir, c’était la lumière impitoyable, brillante et blanche, lui brûlant la tête. Mon dieu, qu’il avait mal à la tête. Il essaya de gémir et constata, par le biais d’une dose électrique de douleur nouvelle, que sa mâchoire le faisait également souffrir. Sa langue était pâteuse et sèche, comme s’il avait la bouche pleine de pièces. Le goût du sang.
Il réalisa que ses yeux avaient eu du mal à s’ouvrir parce qu’ils étaient réellement collés. Un côté de son visage lui semblait chaud et poisseux. Le sang avait couru depuis son front jusque dans ses yeux, certainement à cause de tous les coups qu’il avait reçus jusqu’à s’évanouir dans l’avion.
En tout cas, il pouvait voir la lumière. On avait donc retiré le sac de sa tête. Qu’il s’agisse ou non d’une bonne chose restait à voir.
Alors que ses yeux tentaient de s’adapter, il essaya de nouveau de bouger les mains, en vain. Elles étaient toujours liées mais, cette fois, il ne s’agissait pas de menottes. Des cordes épaisses et rugueuses les maintenaient en place. Ses chevilles étaient également attachées aux pieds d’une chaise en bois.
Ses yeux finirent par s’habituer à la dureté de la lumière et des contours flous commencèrent à se former. Il se trouvait dans une petite pièce sans fenêtre, aux murs en béton irréguliers. Il faisait chaud et humide là-dedans, assez pour sentir de la sueur lui picoter la nuque, malgré la sensation de froid et d’engourdissement partiel de son corps.
Il ne parvenait pas à ouvrir totalement son œil droit et c’était douloureux d’essayer. Soit il avait pris un coup ici avant, soit ses ravisseurs avaient continué de le frapper alors qu’il était inconscient.
La lumière vive provenait d’une fine lampe d’examen, reposant sur un long pied à roulettes, réglée à sa hauteur et éclairant son visage. L’ampoule halogène brillait violemment. S’il y avait quoi que ce soit au-delà de cette lampe, il ne pouvait pas le voir.
Il tressaillit quand un tintement puissant résonna dans toute la petite pièce : le bruit d’un verrou métallique que l’on fait sauter. Les charnières couinèrent, mais Reid ne voyait pas la porte. Elle se ferma de nouveau dans un bruit dissonant.
Une silhouette barra la lumière, le baignant d’ombre, alors qu’elle se trouvait debout devant lui. Il tremblait, n’osant pas lever les yeux.
“Qui êtes-vous ?” La voix était masculine, légèrement plus aiguë que celle des précédents ravisseurs, mais toujours fortement marquée par un accent du Moyen Orient.
Reid ouvrit la bouche pour parler, pour leur dire qu’il n’était rien de plus qu’un professeur d’histoire, qu’ils faisaient erreur sur la personne, mais il lui revint rapidement en tête que, la dernière fois qu’il avait essayé de le faire, il avait reçu des coups de pied en retour. À la place, un petit gémissement s’échappa de ses lèvres.
L’homme soupira et s’éloigna de la lumière. Quelque chose crissa contre le sol en béton : les pieds d’une chaise. L’homme ajusta la lampe afin que son faisceau s’éloigne légèrement du visage de Reid, puis il s’assit sur la chaise, face à lui, si près que leurs genoux pouvaient presque se toucher.
Reid leva lentement les yeux. L’homme était jeune, trente ans tout au plus, avec la peau foncée et une barbe noire proprement rasée. Il portait des lunettes rondes en métal et un kufi blanc, sorte de casquette ronde sans visière.
L’espoir envahit Reid. Ce jeune homme semblait être un intellectuel, totalement différent des sauvages qui l’avaient attaqué et enlevé. Peut-être pourrait-il négocier avec cet homme. Peut-être que c’était lui le chef…
“On va commencer par quelque chose de simple,” dit l’homme. Sa voix était douce et posée, typiquement le ton qu’un psychologue pourrait employer avec un patient. “Comment vous appelez-vous ?”
“L… Lawson.” Sa voix bégaya dès la première tentative. Il toussa, et fut un peu alarmé en voyant des taches de sang au sol. L’homme qui lui faisait face lui essuya le nez avec dégout. “Je m’appelle… Reid Lawson.” Pourquoi est-ce qu’ils lui demandaient encore son nom ? Il le leur avait déjà dit. Avait-il fait involontairement du tort à quelqu’un ?
L’homme soupira lentement et il sentit son souffle sur son nez. Il posa ses coudes contre ses genoux et se pencha en avant, baissant un peu plus le ton de sa voix. “Il y a beaucoup de gens qui voudraient être dans cette pièce à l’heure actuelle. Heureusement pour vous, il n’y a que vous et moi. Toutefois, si vous n’êtes pas honnête avec moi, je n’aurai pas d’autre choix que d’inviter… d’autres personnes. Et elles ne sont pas aussi compréhensives que moi.” Il se redressa sur sa chaise. “Donc, je vous le demande à nouveau. Quel… est… votre… nom ?”
Comment pouvait-il le convaincre qu’il était bien qui il disait être ? Le cœur de Reid s’emballa quand la dure réalité le frappa comme un coup porté à la tête. Il allait certainement mourir dans cette pièce. “Je vous dis la vérité !” insista-t-il. Soudain, un flot de paroles sortit de sa bouche, comme si un barrage venait de rompre. “Je m’appelle Reid Lawson. S’il vous plait, dites-moi pourquoi je suis ici. Je ne sais pas ce qui se passe et je n’ai rien fait du tout…”
L’homme frappa violemment Reid à la bouche d’un revers de la main. Sa tête en fut fortement secouée. Il émit un gémissement alors que la douleur rayonnait à travers sa lèvre fraîchement fendue.
“Votre nom.” L’homme essuya le sang sur la chevalière en or qu’il portait à la main.
“Je… Je vous l’ai dit,” balbutia-t-il. “M-mon nom est Lawson.” Il étouffa un sanglot. “Je vous en prie.”
Il osa lever les yeux. Son interrogateur l’observait, impassible et froid. “Votre nom.”
“Reid Lawson !” Reid sentit la chaleur envahir son visage alors que la douleur se changeait en colère. Il ne savait pas ce qu’il pouvait dire d’autre, ni ce qu’il voulait qu’il dise. “Lawson ! C’est Lawson ! Vous pouvez vérifier mon… mon…” Non, ils ne pouvaient pas vérifier son identité. Il n’avait même pas son porte-monnaie sur lui quand le trio de musulmans l’avait embarqué.
Son interrogateur fit non de la tête, avant d’enfoncer son poing osseux dans le plexus de Reid. Une nouvelle fois, l’air sortit complètement de ses poumons. Pendant une longue minute, Reid fut incapable de respirer, avant d’y parvenir enfin dans un souffle haletant. Sa poitrine le brûlait vivement. De la sueur perla sur ses joues, brûlant au passage sa lèvre fendue. Sa tête pendait mollement, le menton entre les clavicules, alors qu’il tentait de combattre une vague de nausée.
“Votre nom,” répéta calmement l’interrogateur.
“Je… Je ne sais pas ce que vous voulez me faire dire,” soupira Reid. “Je ne sais pas qui vous cherchez. Mais ce n’est pas moi.” Est-ce qu’il perdait la tête ? Il était pourtant sûr de n’avoir rien fait pour mériter un tel traitement.
L’homme au kufi se pencha de nouveau en avant, relevant cette fois gentiment le menton de Reid avec ses deux doigts. Il lui tourna la tête, forçant Reid à le regarder dans les yeux. Ses fines lèvres s’étiraient en un sourire à moitié grimaçant.
“Mon ami,” dit-il, “la situation va beaucoup, beaucoup empirer avant de s’améliorer.”
Reid déglutit et sentit un goût de cuivre au fond de sa gorge. Il savait que le sang est un vomitif. L’équivalent de deux tasses le ferait vomir, et il se sentait déjà nauséeux et étourdi. “Écoutez-moi,” implora-t-il. Sa voix était tremblante et apeurée. “Les hommes qui m’ont capturé, ils sont venus au 22 Ivy Lane, chez moi. Je m’appelle Reid Lawson. Je suis professeur d’histoire européenne à l’Université de Columbia. Je suis veuf et j’ai deux filles…” Il s’arrêta net. Jusqu’ici, ses ravisseurs n’avaient donné aucun indice de leur connaissance ou non de l’existence des filles. “Si ce n’est pas ça que vous cherchez, alors je ne peux rien pour vous. Je vous en prie. C’est la vérité.”
L’interrogateur le fixa du regard un long moment, sans cligner des yeux. Puis il aboya brusquement quelque chose en arabe. Reid tressaillit en entendant le bruit soudain.
Le verrou venait de s’ouvrir à nouveau. Par-dessus l’épaule de l’homme, Reid entrevoyait à peine les contours de l’épaisse porte en train de s’ouvrir. Elle semblait faite en une sorte de métal, du fer ou de l’acier certainement.
Il réalisa que cette pièce était conçue comme une cellule de prison.
Une silhouette apparut dans l’embrasure de la porte. L’interrogateur cria quelque chose d’autre dans sa langue natale et la silhouette s’évanouit. Il décocha à Reid un sourire grimaçant. “Nous verrons bien,” dit-il simplement.
Il y eut un grincement de roues, puis la silhouette réapparut, poussant cette fois un chariot en acier sur le sol bétonné de la pièce. Reid reconnut son convoyeur comme étant la brute silencieuse et puissante qui était venue chez lui, avec son éternel air renfrogné.
Sur le chariot, se trouvait une machine archaïque, un boîtier marron avec une douzaine de boutons et de cadrans, ainsi que d’épais fils noirs branchés sur un côté. De l’autre côté, s’étirait un rouleau de papier blanc avec quatre fines aiguilles appuyées dessus.
C’était un polygraphe, probablement aussi vieux que Reid lui-même. En tout cas, il s’agissait d’un détecteur de mensonges. Il poussa un soupir, à moitié soulagé. Au moins, ils allaient voir qu’il disait la vérité.
Ce qu’ils feraient de lui ensuite… Il ne voulait même pas y penser.
L’interrogateur se mit à enrouler les capteurs Velcro autour de deux des doigts de Reid, posant un brassard sur son biceps gauche et deux cordons autour de sa poitrine. Il se rassit, sortant un crayon de sa poche et se collant la gomme rose dans la bouche.
“Vous savez ce que c’est,” dit-il simplement. “Vous savez comment ça marche. Si vous dites quoi que ce soit qui ne répond pas honnêtement à mes questions, nous vous frapperons. C’est bien compris ?”
Reid acquiesça. “Oui.”
L’interrogateur enclencha le commutateur et régla les boutons de la machine. La brute renfrognée se tenait derrière son épaule, camouflant la lumière qui venait de la lampe d’examen, et regardant en direction de Reid.





