- -
- 100%
- +
Puis cette personnalité sûre et affirmée, celle qui se trouvait juste en-dessous de la surface, reprit la parole. Tout ira bien, lui dit-elle. Rien que tu n’aies déjà fait avant. Sa main saisit instinctivement le manche du Beretta enfoncé à l’arrière de son jean, caché par son nouveau blouson. Tu connais tout ça.
Avant de quitter la pharmacie, il acheta quelques articles supplémentaires : une montre pas chère, une bouteille d’eau et deux barres de chocolat. Une fois de retour sur le trottoir, il dévora les deux barres chocolatées. Il ne savait pas combien de sang il avait perdu, et il voulait être sûr de faire remonter son taux de sucre. Il vida la totalité de la bouteille d’eau d’un trait, puis demanda l’heure à un passant. Il mit sa montre à l’heure et la glissa autour de son poignet.
Il était dix-huit heures trente. Il avait du temps devant lui pour se rendre en avance au rendez-vous et pour s’y préparer.
*
Il faisait presque nuit quand il arriva à l’adresse qu’on lui avait donnée au téléphone. Le coucher de soleil sur Paris projetait de longues ombres sur le boulevard. Le 187 Rue de Stalingrad était un bar du 10ème arrondissement portant le nom de Féline, un tripot de boîte de nuit aux vitres recouvertes de peinture et à la façade fissurée. Il était situé dans une rue autrement remplie de studios d’art, de restaurants indiens et de cafés bohèmes.
Reid s’arrêta, la main sur la porte. S’il entrait, il ne pourrait pas faire machine arrière. Il pouvait encore passer son chemin. Non, décida-t-il, il ne le pouvait pas. Où irait-il ? Chez lui pour qu’ils viennent de nouveau le chercher ? Et pour vivre avec ces étranges visions dans sa tête ?
Il entra à l’intérieur.
Les murs du bar étaient peints en noir et rouge, recouverts de posters des années 50 à l’effigie de silhouettes, de pin-up souriantes et de publicités pour des cigarettes. Il était trop tôt, ou peut-être trop tard, pour que l’endroit soit fréquenté. Les rares clients autour de lui parlaient à voix basse, repliés sur leur boisson en guise de protection. Un air de blues mélancolique émanait doucement d’un poste stéréo derrière le comptoir.
Reid balaya de nouveau la pièce du regard, de gauche à droite. Personne ne regardait dans sa direction et il n’y avait apparemment personne qui ressemblait aux types qui l’avaient pris en otage. Il s’installa à une petite table dans le fond de la pièce et s’assit face à la porte d’entrée. Il commanda un café, qui arriva encore fumant presque immédiatement devant lui.
Un cinquantenaire au dos courbé se glissa au bas de son tabouret et se dirigea en boîtant vers les toilettes. Le regard de Reid fut rapidement attiré par ce mouvement, détaillant l’homme de la tête aux pieds. Né à la fin des années soixante. Dysplasie à la hanche. Doigts jaunis, respiration difficile : un fumeur de cigares. Ses yeux se tournèrent vers l’autre côté du bar, sans bouger sa tête, où deux hommes à l’allure bourrue, vêtus de bleus de travail, avaient une conversation animée à voix basse à propos de sport. Des ouvriers d’usine. Celui de gauche ne dort pas assez, certainement un jeune père de famille. L’homme de droite s’est battu récemment ou, du moins, a donné un coup de poing : les jointures de ses doigts sont meurtries. Sans même s’en rendre compte, il se retrouva en train d’examiner les ourlets de leurs pantalons, leurs manches et la façon dont ils posaient leurs coudes sur la table. Quelqu’un avec une arme se protégerait, essayerait de la dissimuler, même inconsciemment.
Reid secoua la tête. Il devenait paranoïaque et ces pensées étrangères constantes ne l’aidaient pas. Mais il se souvint de la scène étrange à propos de la pharmacie, du souvenir de son emplacement rien qu’en pensant au besoin d’en trouver une au plus vite. L’académicien qui se trouvait en lui prit le dessus. Peut-être y a-t-il une leçon à tirer de tout ça ? Peut-être qu’au lieu de lutter contre ça, il faudrait accepter la chose ?
La serveuse était une jeune femme à l’air fatigué et à la crinière brune emmêlée. “Vous auriez un stylo ?” demanda-t-il alors qu’elle passait près de lui. “Ou un crayon ?” Elle chercha dans l’enchevêtrement de ses cheveux et en sortit un stylo. “Merci.”
Il étendit une serviette en papier devant lui et posa la pointe du stylo dessus. Cette fois, il ne s’agissait pas d’une nouvelle compétence qu’il n’avait jamais apprise. C’était la tactique du Professeur Lawson, mise en pratique à maintes reprises par le passé pour se souvenir des choses et faire travailler sa mémoire.
Il repensa à sa conversation, s’il pouvait appeler ça ainsi, avec les trois ravisseurs arabes. Il essaya de ne pas penser à leurs yeux mornes, au sang sur le sol, ni aux instruments acérés du plateau, conçus pour découper n’importe quelle vérité qu’ils pensaient que Reid détenait en lui. Au lieu de ça, il se concentra sur les données qui avaient été exprimées et il nota le premier nom qui lui vint en tête.
Puis, il le prononça doucement à voix haute. “Cheikh Mustafar.”
Un site secret au Maroc. Un homme qui a passé sa vie entière dans la richesse et l’opulence, piétinant les moins chanceux que lui, les écrasant sous ses chaussures. À présent, il est apeuré car il sait que tu peux l’enterrer dans le sable jusqu’au cou et que personne ne trouvera jamais ses os.
“Je vous ai dit tout ce que je sais !” insiste-t-il.
Non, non. “Mon intuition me souffle le contraire. Quelque chose me dit que vous en savez bien plus, mais que vous avez peut-être peur des mauvaises personnes. Je vais vous dire, Cheikh… Mon ami, dans l’autre pièce, il commence à s’impatienter. Et il a ce marteau, vous savez ? C’est juste un petit outil pour briser de la roche, un truc utile aux géologues par exemple. Mais ça fait des merveilles sur les petits os, les jointures des doigts…”
“Je le jure !” Le cheikh se tord nerveusement les mains. Tu sais que c’est un signe qui ne trompe pas. “Il y a eu d’autres conversations au sujet des plans, mais elles étaient en allemand, en russe… Je n’ai rien compris !”
“Vous savez, Cheikh… une balle fait le même bruit dans toutes les langues.”
Reid se retrouva de nouveau dans le tripot. Il avait la gorge sèche. Ce souvenir était intense, tellement vivace et précis qu’il sut qu’il l’avait véritablement vécu. Et c’était bien sa voix dans sa tête, proférant des menaces, disant des choses qu’il n’aurait jamais pensé dire à qui que ce soit.
Des plans. Le cheikh avait bien dit quelque chose à propos des plans. Quelle que soit la chose terrible qui harcelait son subconscient, il avait la sensation claire que ça ne s’était pas encore produit.
Il avala une gorgée du café, à présent tiède, pour se calmer les nerfs. “OK,” se dit-il. “OK.” Durant son interrogatoire dans le sous-sol, ils lui avaient posé des questions à propos des autres agents de son camp et trois noms lui étaient venus en tête. Il en nota un, puis le lut à haute voix. “Morris.”
Un visage lui revint immédiatement à l’esprit, un homme d’une petite trentaine d’années, charmant et conscient de l’être. Un demi-sourire arrogant sur un coin de la bouche. Des cheveux bruns, coiffés pour le faire paraître plus jeune.
Une piste privée de décollage à Zagreb. Morris court à côté de toi. Vous avez tous les deux vos flingues en main, pointés devant vous. Vous ne pouvez pas laisser les deux iraniens atteindre l’avion. Morris vise entre les pas et tire deux coups. L’un atteint le mollet et le premier homme tombe. Tu touches l’autre qui s’écroule brutalement sur le sol…
Un autre nom. “Reidigger.”
Un sourire d’enfant, des cheveux coupés courts. Un peu de bide. Son poids serait mieux réparti s’il mesurait quelques centimètres de plus. Ce n’est pas un apollon, mais il le prend avec bonhommie.
Le Ritz de Madrid. Reidigger surveille le couloir pendant que tu balance un coup de pied dans la porte et prend le terroriste par surprise. L’homme veut saisir l’arme sur le bureau, mais tu es plus rapide. Tu lui tords le poignet… Plus tard, Reidigger te dira qu’il a entendu le bruit depuis le couloir. Que ça lui a retourné l’estomac. Vous éclatez de rire tous les deux.
Le café était froid désormais, mais Reid s’en aperçut à peine. Ses doigts tremblaient. Il n’y avait plus aucun doute : peu importe ce qui était en train de lui arriver, il s’agissait de souvenirs… ses souvenirs. Ou ceux de quelqu’un. Les ravisseurs avaient sorti quelque chose de son cou et avaient parlé de suppresseur de mémoire. Cela ne pouvait pas être vrai, ce n’était pas lui. C’était quelqu’un d’autre. Les souvenirs de quelqu’un d’autre se mêlaient aux siens.
Reid posa de nouveau le stylo sur la serviette en papier et inscrivit le troisième nom. Il le prononça à haute voix : “Johansson.” Une silhouette se forma dans son esprit. De longs cheveux blonds et brillants. Des pommettes lisses et rebondies. Des lèvres pulpeuses. Des yeux gris, couleur ardoise. Une vision le submergea…
Milan. De nuit. Un hôtel. Du vin. Maria est assise sur le lit, jambes repliées sous elle. Les trois premiers boutons de sa chemise sont ouverts. Ses cheveux sont ébouriffés. Tu n’avais jamais remarqué avant à quel point ses cils sont longs. Deux heures plus tôt, tu l’as vue tuer deux hommes dans une fusillade. Mais, maintenant, il n’y a plus que le Sangiovese et le Pecorino Toscano. Vos genoux se touchent presque. Son regard croise le tien. Aucun de vous deux ne parle. Tu peux lire du désir dans ses yeux, mais elle sait bien que tu ne peux pas. Elle demande des nouvelles de Kate…
Reid grimaça à la venue d’un mal de tête, se répandant dans son crâne comme un nuage de fumée. En même temps, la vision s’estompa et s’effaça. Il ferma les yeux, serra fortement ses paupières et posa ses mains sur ses tempes une minute entière, jusqu’à ce que le mal de tête s’atténue.
C’était quoi ce bordel ?
Pour dieu sait quelle raison, il semblait que le souvenir de cette femme, Johansson, avait déclenché chez lui une légère migraine. Toutefois, une sensation encore plus gênante que le mal de tête s’était emparée de lui. Il ressentait du… désir. Non, c’était bien plus que ça : il ressentait de la passion, renforcée par de l’excitation et même par un brin de danger.
Il ne pouvait s’empêcher de se demander qui était cette femme, mais il chassa ces pensées. Il ne voulait pas qu’elles déclenchent un autre mal de tête. De nouveau, il dirigea le stylo sur la serviette en papier, sur le point d’écrire le dernier nom : Zéro. C’était ainsi que l’avait appelé l’interrogateur iranien. Mais, avant qu’il n’ait pu l’écrire ou le prononcer, une sensation bizarre le saisit. Les poils se dressèrent sur sa nuque.
Quelqu’un l’observait.
En relevant les yeux, il vit un homme, debout sur le pas de porte sombre du Féline, son regard tourné vers Reid, tel un faucon épiant une souris. Reid en eut le sang glacé. Quelqu’un l’observait.
C’était l’homme qu’il était venu rencontrer ici, il en était certain. Est-ce qu’il le reconnaissait ? Il n’avait pas eu cette impression avec les trois arabes. Est-ce que cet homme-là attendait quelqu’un d’autre ?
Il reposa le stylo. Lentement et subrepticement, il froissa la serviette en boule et la laissa tomber dans sa tasse de café à moitié vide.
L’homme lui fit un signe de tête. Et Reid fit de même.
Puis, l’homme chercha quelque chose derrière lui, quelque chose de calé à l’arrière de son pantalon.
CHAPITRE CINQ
Reid se leva avec une force telle qu’il reversa presque sa chaise. Sa main enveloppa immédiatement le manche texturé du Beretta, chaud contre le bas de son dos. Son esprit lui hurlait frénétiquement dessus. C’est un lieu public. Il y a des gens ici. Je n’ai jamais tiré au pistolet avant.
Avant même que Reid ait pu dégainer, l’étranger sortit un portefeuille de sa poche arrière. Il décocha un sourire à Reid, manifestement amusé par sa nature nerveuse. Personne d’autre dans le bar ne semblait y avoir prêté attention, sauf la serveuse avec sa queue de rat en guise de cheveux, qui se contenta de lever un sourcil.
L’étranger approcha du bar, posa un billet sur le comptoir, et murmura quelque chose à la barmaid. Puis, il se dirigea vers la table de Reid. Il resta debout un long moment devant la chaise vide, un léger sourire sur les lèvres.
Il était jeune, trente ans tout au plus, avec des cheveux coupés courts et une barbe naissante. Il était plutôt maigre et son visage était très fin, rendant presque caricaturaux ses pommettes et son menton saillants. Le plus étonnant était la paire de lunette à monture en corne noire qu’il portait. On aurait vraiment dit un Buddy Holly né dans les années 80 qui aurait découvert la cocaïne.
Reid remarqua qu’il était droitier, tenant son coude gauche près de son corps, ce qui signifiait certainement qu’il avait un pistolet accroché à un étui d’épaule, sous l’aisselle, afin de pouvoir le dégainer de la main droite en cas de besoin. Son bras gauche épousait sa veste en daim noire pour cacher son arme.
“Mogu sjediti ?” finit par demander l’homme.
Mogu… ? Reid ne comprit pas immédiatement, comme cela avait été le cas en arabe et en français. Cette langue n’était pas le russe, mais assez proche tout de même pour qu’il puisse déduire le sens de ses mots. L’homme demandait s’il pouvait s’asseoir.
Reid montra d’un geste la chaise vide face à lui et l’homme s’assit, gardant toujours son coude gauche collé à lui.
Dès qu’il fut assis, la serveuse apporta un verre de bière brune ambrée et le posa devant lui. “Merci,” dit-il. Il fit un sourire à Reid. “Votre serbe n’est pas très bon ?”
Reid secoua la tête. “Non.” Serbe ? Il aurait parié que l’homme qu’il allait rencontrer serait arabe comme ses ravisseurs et l’interrogateur.
“En anglais, alors ? Ou en français ?”
“C’est le dealer qui donne.” Reid fut surpris par le ton calme et posé de sa voix. Son cœur le brûlait presque de peur dans sa poitrine et… s’il devait être honnête, au moins d’une once d’excitation anxieuse.
Le sourire du serbe s’élargit. “J’aime bien cet endroit. C’est sombre. C’est tranquille. C’est le seul bar que je connaisse dans cet arrondissement qui serve de la Franziskaner. C’est ma préférée.” Il but une longue gorgée de son verre, les yeux fermés et un râle de plaisir s’échappa de sa bouche. “Que delicioso.” Il rouvrit les yeux et ajouta, “Ce n’est pas vous que j’attendais.”
Une vague de panique enfla dans le ventre de Reid. Il sait, lui cria son esprit. Il sait que ce n’est pas toi qu’il était censé rencontrer et il est armé.
Du calme, lui dit l’autre voix, la nouvelle part de lui. Tu peux gérer la situation.
Reid déglutit, mais parvint toutefois à conserver son attitude cool. “Moi non plus,” répondit-il.
Le serbe rigola. “Très juste. Mais nous sommes nombreux, n’est-ce pas ? Et vous, vous êtes américain ?”
“Expatrié,” répondit Reid.
“Ne le sommes-nous pas tous ?” Un nouveau rire. “Avant vous, je n’avais rencontré qu’un seul autre américain dans notre, euh… quel est le terme… conglomérat ? Oui. Donc, pour moi, ce n’est pas si bizarre.” L’homme lui fit un clin d’œil.
Reid se raidit. Il n’aurait su dire si c’était une blague ou pas. S’il était au courant que Reid était un imposteur et qu’il faisait semblant ou cherchait à gagner du temps ? Il posa les mains sur ses genoux pour cacher le tremblement de ses doigts.
“Vous pouvez m’appeler Yuri. Comment puis-je vous appeler ?”
“Ben.” Ce fut le premier nom qui lui vint en tête, le nom de l’un de ses mentors à l’époque où il était professeur assistant.
“Ben. Comment en êtes-vous venu à travailler pour les iraniens ?”
“Avec,” corrigea Reid. Il plissa les yeux pour se donner un genre. “Je travaille avec eux.”
L’homme, ce Yuri, but une autre gorgée de bière. “Bien sûr. Avec. Comment est-ce arrivé ? Malgré nos intérêts mutuels, le groupe a tendance à être, euh… plutôt fermé.”
“Je suis fiable,” dit Reid sans un seul clignement d’œil. Il n’avait aucune idée d’où ces mots avaient pu venir, tout comme la conviction avec laquelle il les avait prononcés. Il les avait sortis aussi aisément que s’il avait répété la scène.
“Et où est Amad ?” demanda tout à coup Yuri.
“Il ne pouvait pas s’en occuper,” répondit Reid d’un ton neutre. “Il vous salue.”
“Très bien, Ben. Vous avez dit que le contrat est rempli.”
“Oui.”
Yuri se pencha en avant en plissant les yeux. Reid pouvait sentir le malt dans son haleine. “J’ai besoin de vous l’entendre dire, Ben. Dites-moi que l’agent de la CIA est mort.”
Reid resta interdit un léger moment. CIA ? Genre, la CIA ? Tout à coup, tout le discours à propos des agents sur le terrain, les visions en train d’arrêter des terroristes sur des pistes de décollage et dans les hôtels prenaient plus de sens, même s’il ne saisissait pas tout. Puis il se rappela la gravité de situation et espéra n’avoir donné aucun indice pouvant compromettre sa couverture.
Il se pencha lui aussi en avant et prononça doucement, “Oui, Yuri. L’agent de la CIA est mort.”
Yuri se pencha tranquillement en arrière et sourit de nouveau. “Parfait.” Il attrapa son verre de bière. “Et les informations ? Vous les avez ?”
“Il nous a dit tout ce qu’il savait,” lui indiqua Reid. Il ne put s’empêcher de remarquer que se doigts ne tremblaient plus sous la table. C’était comme si quelqu’un d’autre avait pris le contrôle à présent, comme si Reid Lawson avait été relégué à l’arrière de son propre cerveau. Il décida de ne pas lutter contre ça.
“L’emplacement de Mustafar ?” demanda Yuri. “Et tout ce qu’il leur a dit ?”
Reid acquiesça.
Yuri cligna plusieurs fois des yeux, impatient. “J’attends.”
Une prise de conscience frappa Reid comme un lourd poids, alors que son esprit rassemblait le peu de connaissances qu’il possédait. La CIA était impliquée. Il y avait une sorte de plan qui ferait un grand nombre de morts. Le cheikh était au courant et leur avait dit, lui avait dit, tout ce qu’il savait. Ces hommes avaient besoin de savoir ce que le cheikh savait. C’est pourquoi Yuri voulait savoir. Quoi qu’il en soit, ce devait être énorme, et Reid se retrouvait au beau milieu de tout ça… même s’il avait la certitude que ce n’était pas la première fois.
Il garda le silence un long moment, assez long pour que le sourire disparaisse des lèvres de Yuri et se transforme en regard impatient, ses lèvres désormais closes. “Je ne vous connais pas,” dit Reid. “Je ne sais pas qui vous représentez. Vous espérez que je vais vous dire tout ce que je sais avant de m’en aller avec la confiance que les informations seront transmises au bon endroit ?”
“Oui,” dit Yuri, “c’est exactement ce que j’espère et c’est précisément le but de ce rendez-vous.”
Reid secoua la tête. “Non. Vous voyez, Yuri, je pense que ces informations sont trop importantes pour des confidences sur un coin de table, en espérant qu’elles tombent dans les bonnes oreilles et dans le bon ordre. Et plus important encore, il faut que vous sachiez qu’elles ne sont détenues que dans un seul endroit : juste ici.” Il désigna sa propre tempe gauche. C’était la vérité. Les informations qu’ils attendaient était probablement quelque part au fin fond de son esprit, attendant d’être déverrouillées. “Je me dis aussi,” poursuivit-il, “que maintenant qu’ils ont ces informations, nous allons devoir changer nos plans. J’en ai assez d’être le messager. Je veux en être. Je veux un vrai rôle à jouer.”
Yuri se contenta de l’observer. Puis il laissa échapper un bruyant rire acerbe, frappant en même temps la table de ses mains si fort que cela fit sursauter plusieurs des clients dans la salle. “Vous !” s’exclama-t-il en le montrant du doigt. “Vous êtes peut-être un expatrié, mais vous avez toujours cette ambition typiquement américaine !” Il se mit à rire de nouveau, avec un bruit semblable à celui d’un singe. “Que voulez-vous savoir, Ben ?”
“Commençons par qui vous représentez dans tout ça.”
“Comment savez-vous que je représente quelqu’un ? Sans que vous le sachiez, je pourrais tout aussi bien être le boss. La tête pensante derrière la conception du plan !” Il leva ses deux mains dans un grand geste et se remit à rire.
Reid esquissa un sourire. “Je ne pense pas. Je pense que vous êtes dans la même position que moi, à chercher des informations, échanger des secrets et avoir des rendez-vous dans des bars miteux.” Tactique d’interrogation : leur rappeler l’infériorité de leur niveau. Yuri était clairement polyglotte et ne semblait pas avoir le même comportement endurci que ses ravisseurs. Toutefois, même à son petit niveau, il en savait toujours plus que Reid. “Et si nous faisions un marché ? Vous me dites ce que vous savez, et je vous dirai ce que je sais.” Il baissa d’un ton, presque jusqu’au murmure. “Et croyez-moi. Vous voulez savoir ce que je sais.”
Yuri caressa les poils de son menton, d’un air pensif. “Je vous aime bien, Ben. Ce qui est, comment dites-vous ça, euh… perturbant, parce que les américains me donnent la gerbe en général.” Il sourit énigmatiquement. “Malheureusement pour vous, je ne peux pas vous dire ce que je ne sais pas.”
“Alors dirigez-moi vers quelqu’un qui le peut.” Les mots sortirent de sa bouche comme s’ils avaient outrepassé son cerveau et venaient directement de sa gorge. La part logique en lui (ou plutôt la part Lawson) poussa un cri de protestation. Qu’est-ce que tu fous ? Prend ce que tu peux et barre-toi d’ici !
“Voudriez-vous faire un tour en voiture avec moi ?” Les yeux de Yuri brillaient. “Je vous emmènerai voir mon boss. Vous pourrez ainsi lui dire ce que vous savez.”
Reid hésita. Il savait qu’il ne devrait pas. Il savait qu’il n’en avait pas envie. Mais il avait un sentiment bizarre d’obligation, et il y avait cette réserve aux nerfs d’acier au fond de son esprit qui s’adressait de nouveau à lui, Du calme. Il avait une arme. Il possédait une sorte de panel de compétences. Il était déjà allé si loin et, à en juger par ce qu’il savait à présent, cela allait bien au-delà de quelques iraniens dans un sous-sol de Paris. Il y avait un plan, la CIA était impliquée et il savait que, d’une façon ou d’une autre, il en résulterait de nombreux blessés ou même pire.
Il fit un signe affirmatif de la tête, mâchoires serrées.
“Parfait.” Yuri vida son verre et se leva, gardant encore et toujours son coude gauche contre lui. “Au revoir.” Il fit un signe de la main à la barmaid. Puis, le serbe se dirigea vers l’arrière du Féline, passant par une petite cuisine sale, puis par une porte en acier donnant sur une allée pavée.
Reid le suivit dans la nuit, surpris de voir que l’obscurité était tombée si rapidement pendant qu’il était dans le bar. Au bout de l’allée, se trouvait un SUV noir, attendant gentiment, avec des vitres teintées presque aussi noires que la peinture de la carrosserie. Une porte arrière s’ouvrit avant que Yuri ne l’ait atteinte, et deux gorilles en sortirent. Reid ne leur trouva pas d’autre qualificatif : ils étaient tous deux larges d’épaules, imposants et ne faisaient rien pour cacher les pistolets automatiques TEC-9 qui se balançaient à des harnais sous leurs aisselles.
“Du calme, les amis,” dit Yuri. “Voici Ben. Nous allons l’emmener voir Otets.”
Otets. Mot russe signifiant “père.” Ou, à un niveau plus technique, “créateur.”
“Venez,” dit Yuri d’un ton plaisant. Il mit une tape amicale sur l’épaule de Reid. “Le trajet sera très agréable. Nous allons boire du champagne en chemin. Venez.”
Les jambes de Reid ne voulaient plus avancer. C’était risqué… trop risqué. S’il entrait dans cette voiture avec ces hommes et qu’ils découvraient qui il était, ou même qu’il n’était pas celui qu’il prétendait, il pourrait très bien être un homme mort. Ses filles seraient orphelines et elles pourraient tout aussi bien ne jamais savoir ce qui lui était arrivé.
Mais quel autre choix avait-il ? Il ne pouvait pas vraiment agir comme s’il avait soudainement changé d’avis. Ce serait bien trop suspect. C’était comme s’il avait déjà dépassé le point de non-retour en suivant tout simplement Yuri dehors. Et s’il parvenait à garder sa couverture assez longtemps, il pourrait remonter à la source et découvrir aussi ce qui était en train de se passer dans sa propre tête.
Il avança vers le SUV.





