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Maya aurait voulu dire quelque chose, quoi que ce soit qui puisse prouver qu’elle avait tort. Se rappeler un souvenir heureux ou l’appeler Pouêt-pouêt, le surnom d’enfance qu’elle lui avait donné et qu’elle n’avait pas utilisé depuis dieu sait combien de temps.
Avant qu’elle ait pu dire quoi que ce soit, la poignée de porte se fit entendre derrière elles. Maya se retourna alors que la porte s’ouvrait, serrant instinctivement les poings contre ses flancs. Ses nerfs étaient toujours en éveil dès qu’il y avait une intrusion inattendue.
Mais ce n’était pas un intrus. C’était son père, portant deux sacs de courses et semblant avancer avec hésitation dans la cuisine de son propre logement en la voyant.
“Salut.”
“Salut, Papa.”
Il posa à terre les sacs de courses et fit un pas vers elle, bras ouverts, avant de s’arrêter. “Je peux… ?”
Elle fit oui de la tête, et il la prit dans ses bras. Ce fut une étreinte étrange au départ, hésitante… Mais ensuite, Maya remarqua assez bizarrement qu’il sentait toujours pareil. C’était une odeur d’une nostalgie extrême, une odeur de son enfance, celle de milliers d’autres câlins. Et elle avait beau être plus âgée, Sara avait beau avoir l’air différente, elle avait beau ne toujours pas être sûre de savoir qui était réellement son père, et ils avaient beau se trouver dans un nouvel endroit qui était censé être son foyer, à ce moment-là, rien ne tout ça n’eut d’importance. Ce moment sembla être ses racines, et elle plongea dedans, le serrant fort contre elle.
*Maya fit coulisser la porte vitrée à l’arrière de l’appart, et enfila un sweat à capuche pour affronter l’air frais de la nuit. L’appartement n’avait pas de terrasse, mais un petit balcon équipé d’une table et de deux chaises.
Son père était assis sur l’une d’elles, sirotant quelque chose d’ambré dans un verre. Maya s’assit dans l’autre chaise, constatant à quel point la nuit était claire.
“Sara dort ?” demanda-t-il.
Maya acquiesça. “Elle s’est endormie sur le canapé.”
“Elle fait beaucoup ça ces derniers temps,” dit-il d’un air inquiet. “Dormir, rien d’autre.”
Elle poussa un petit rire forcé. “Elle a toujours beaucoup dormi. Je ne m’inquiéterais pas trop pour ça à ta place.” Elle désigna du doigt le verre dans sa main. “De la bière ?”
“Un thé glacé.” Il esquissa un sourire timide. “Je n’ai pas bu un verre depuis que j’ai repris le boulot.”
“Et comment ça se passe ?”
“Pas trop mal,” admit-il. “Je n’ai participé à aucune mission de terrain récemment, étant donné que je m’occupe de Sara et que je dois encore finir de me remettre en forme.”
“J’allais justement te dire que tu as perdu du poids. Tu as l’air en bien meilleure forme que…”
Que la dernière fois que je t’ai vu, allait dire Maya, mais elle s’interrompit, car elle ne voulait pas faire remonter le souvenir de cette visite, quand elle avait emmené Greg à la maison, qu’elle s’était mise en colère, qu’elle était partie subitement en abandonnant Greg sur place et qu’elle avait dit à son père qu’elle ne voulait plus jamais le revoir.
“Merci,” se hâta-t-il de dire, pensant clairement à la même chose. “L’école se passe bien ?”
Elle le lui avait déjà dit plus tôt, pendant le dîner, mais il semblait qu’il ne la croyait pas vraiment… et elle se rappela qu’une partie de son boulot consistait à savoir lire à travers les gens. Ça ne servait pas à grand-chose de lui mentir, mais ça ne voulait pas dire non plus qu’elle devait tout lui raconter.
“Je n’ai pas vraiment envie de parler de l’école,” lui dit-elle de but en blanc. Elle ne voulait pas lui dire qu’il manquait parfois des choses dans son casier, ni que les garçons lui criaient des horreurs à travers la cour, ou qu’elle avait la sensation persistante que ce n’était que le début de la tourmente et que plus elle les ignorerait, plus les garçons de West Point continueraient.
“Pas de souci.” Son père se râcla la gorge. “Euh, il faut que je te dise un truc de mon côté. J’aurais dû vous poser la question avant, mais Maria n’avait nulle part où aller demain, et ça ne me semblait pas juste…”
“C’est bon, Papa.” Maya sourit à sa tentative bizarre de lui demander sa permission. “Bien sûr que ça ne me dérange pas, et tu n’as pas à me demander mon approbation.”
Il haussa les épaules. “Je suppose que tu as raison. C’est juste que… tu as tellement grandi à présent, et ta sœur aussi. J’ai manqué des étapes importantes.”
Maya acquiesça légèrement, même si elle ne ressentait pas le besoin de verbaliser son accord. Aussi, elle changea de sujet. “C’est bien ce que tu fais pour Sara, l’aider ainsi. J’ai l’impression qu’elle en a vraiment besoin.”
Cette fois, ce fut son père qui hocha légèrement la tête, le regard dans le vide. “Je ferai tout ce que je peux pour elle,” dit-il avec mélancolie. “Mais j’ai bien peur que ça ne suffise pas.”
“Qu’est-ce que tu veux dire ?”
Il but une gorgée de son thé glacé avant d’expliquer. “La semaine dernière, nous sommes allés dîner, rien que tous les deux, dans un resto en ville. On a papoté, c’était sympa. Elle semblait aller bien. Quand l’addition est arrivée, j’ai payé avec un billet de cent dollars. Et il s’est passé quelque chose à ce moment-là. C’était comme si un ombre passait sur elle. Je l’ai vue regarder l’argent, puis la porte, et…”
Son père n’en dit pas plus, mais Maya n’avait pas besoin qu’il développe. À présent, elle comprenait le commentaire qu’avait fait Sara plus tôt. Elle avait en fait pensé à prendre l’argent et à s’enfuir. Elle n’aurait pas été bien loin avec cent dollars, mais elle réfléchissait probablement à très court terme : se faire un rail dès qu’elle pourrait.
“Je suis sûr que tu as remarqué,” poursuivit son père, “que cet endroit est plutôt vide. Je n’ai pas vraiment mis grand-chose, parce que…”
Parce que tu as peur qu’elle puisse le voler, le vendre, et s’enfuir à nouveau. La CIA ne l’avait encore envoyé nulle part depuis que Sara vivait avec lui. Pourtant, tôt ou tard, ils le feraient… et ensuite quoi ? Est-ce que Sara se contenterait de rester posée ici à attendre son retour ? Ou risquait-elle de prendre la fuite si elle était livrée à elle-même et à ses démons ?
“C’est bien plus grave que je ne le pensais,” murmura Maya. Puis, d’un air résolu et sans y réfléchir à deux fois, elle ajouta, “Je reste.”
“Quoi ?”
Elle hocha la tête. “Je reste. Il ne reste que trois semaines d’école avant les congés de Noël. Je peux assurer le boulot. Je resterai ici pendant les vacances et je rentrerai à New York après le Nouvel An.”
“Non,” lui dit fermement Zéro. “Hors de question…”
“Elle a besoin d’aide. Elle a besoin de soutien.” Maya ne savait pas vraiment quel type de soutien elle pourrait apporter à sa sœur, mais elle aurait le temps de le découvrir. “C’est bon, je peux gérer.”
“Ce n’est pas ton rôle.” Son père se pencha et lui toucha la main. Elle tressaillit presque, mais ses doigts se refermèrent sur les siens. “J’apprécie ta proposition et je suis sûr que Sara l’apprécierait aussi. Mais tu as des buts. Tu as un but. Tu as travaillé dur pour ça, et tu dois aller jusqu’au bout.”
Maya cligna des yeux, légèrement prise de court. Pas une seule fois son père l’avait soutenue dans son but de rejoindre la CIA, de devenir la plus jeune agente de l’histoire. En fait, il avait même souvent tenté de la dissuader, mais elle était restée de marbre.
Il sourit, paraissant comprendre sa surprise. “Ne te méprends pas. Je n’aime toujours pas cette idée du tout. Mais tu es adulte maintenant, c’est ta vie. C’est à toi de prendre la décision.”
Elle sourit à son tour. Il avait changé. Et peut-être qu’après tout, il y avait une chance pour que leur relation redevienne comme avant. Mais il restait tout de même la question de savoir quoi faire à propos de Sara.
“Je crois,” dit-elle avec prudence, “que Sara a peut-être besoin d’une aide plus importante que celle que nous pouvons lui apporter. Je pense qu’elle aurait peut-être besoin de l’aide de professionnels.”
Son père acquiesça comme s’il le savait déjà, comme s’il avait lui-même réfléchi à la question mais qu’il avait besoin de l’entendre dire par quelqu’un d’autre. Elle serra doucement sa main de manière rassurante et ils laissèrent le silence s’installer entre eux. Aucun des deux ne savait ce qui se passerait ensuite mais, pour le moment, tout ce qui comptait était qu’ils étaient une famille.
CHAPITRE TROIS
Quiconque a surnommé New York “la ville qui ne dort jamais” n’est jamais allé à La Vieille Havane, songea Alvaro en se dirigeant vers le port et le Malecón. De jour, La Vieille Havane était une magnifique partie de la ville, un riche mélange d’histoire et d’art, de nourriture et de culture. Les rues étaient bouchées par le trafic et l’air était empli des bruits de construction provenant des divers projets de rénovation pour faire entrer le vingt-et-unième siècle dans les parties les plus anciennes de La Havane.
Mais de nuit… c’était de nuit que la ville montrait ses vraies couleurs. Les lumières, les odeurs, la musique, les rires : et le Malecón était the place to be. Les rues étroites entourant la Calle 23, où vivait Alvaro, étaient assez dynamiques, mais la plupart des bars cubains typiques fermaient à minuit. Là, sur la large esplanade en bordure du port, les nightclubs restaient ouverts, la musique devenait de plus en plus forte et les boissons continuaient à couler à flots dans de nombreux bars et boîtes.
Le Malecón était une route qui s’étendait sur huit kilomètres le long du front de mer de La Havane, bordée de structures peintes en vert d’eau et en rose corail. Beaucoup de locaux avaient tendance à le snober à cause de l’immense afflux de touristes, mais c’était l’une des nombreuses raisons pour lesquelles Alvaro était attiré par les lieux. Malgré le nombre grandissant (et irritant) de boîtes populaires de style européen, il y avait encore une poignée d’endroits où une salsa vivante et addictive combattait la musique électro des bâtiments voisins.
Une blague parmi les locaux disait que Cuba était le seul endroit au monde où on payait les musiciens pour ne pas jouer, et c’était certainement vrai en journée. On aurait dit que chaque personne qui possédait une guitare, une trompette ou des bongos s’installait à un coin de rue. Il y avait de la musique à tous les croisements, accompagnée par le bourdonnement des engins de construction et le klaxon des voitures. Mais la nuit, c’était une autre histoire, en particulier sur le Malecón. La musique live se dissipait, perdant la bataille contre la musique électronique diffusée par ordinateur, ou pire, contre les tubes pop récemment importés des États-Unis.
Pourtant, Alvaro ne s’inquiétait de rien de tout ça, tant qu’il avait La Piedra. C’était l’un des quelques bars authentiques cubains qui restaient sur cette bande du front de mer, et ses portes étaient toujours ouvertes, littéralement : elles étaient toutes deux maintenues par des cales au sol pour que la dynamique musique salsa puisse flotter à ses oreilles avant même qu’il n’entre à l’intérieur. Il n’y avait pas de file d’attente pour rentrer à La Piedra, contrairement aux longues queues de tant de nightclubs européens. Il n’y avait pas de foule grouillante et d’amas de personnes au comptoir, essayant d’attirer l’attention des barmans pour avoir un verre. L’éclairage n’était pas tamisé ou stroboscopique, mais plutôt vif pour accentuer pleinement le décor vibrant et coloré. Un groupe de six musiciens jouait sur une scène, si on pouvait l’appeler ainsi, car c’était une simple plateforme surélevée de trente centimètres à l’extrémité du bar.
Alvaro collait à merveille à l’ambiance de La Piedra, portant une chemise en soie brillante avec un motif jaune et blanc représentant des mariposas, la fleur nationale de Cuba. Il était grand, bronzé, jeune et rasé de près, plutôt beau gosse selon la plupart des standards. Ici, dans le petit club de salsa du Malecón, il n’était pas juste sous-chef avec de la graisse sous les ongles et des brulures mineures sur les mains. C’était un mystérieux étranger, une friandise excitante, une histoire alléchante à ramener à la maison ou un secret à garder bien au chaud.
Il se dirigea vers le bar en arborant ce qu’il espérait être un sourire de séducteur. Luisa travaillait ce soir-là, comme la plupart des soirs. Leur routine était devenue proche d’une danse en elle-même, un échange bien rôdé qui ne réservait plus aucune surprise.
“Alvaro,” dit-elle d’un ton détaché, mais camouflant à peine son sourire narquois. “Voilà notre piège à touriste local.”
“Luisa,” ronronna-t-il. “Tu es absolument magnifique.” Et c’était vrai. Ce soir, elle portait une jupe longue brillante, fendue jusqu’en haut d’une jambe, qui accentuait les courbes de ses hanches, avec un petit top court et asymétrique blanc dévoilant à la perfection son nombril percé d’un bijou en forme de rose. Ses cheveux noirs tombaient en ondulant par-dessus les créoles à ses oreilles. Alvaro soupçonnait la moitié des clients de La Piedra de venir juste pour la voir. Et il savait que c’était au moins applicable à lui-même.
“Doucement les basses. Ne gaspille pas tes meilleures tirades pour moi,” ironisa-t-elle.
“Je réserve toutes mes meilleures tirades spécialement pour toi.” Alvaro appuya ses coudes contre le comptoir du bar. “Laisse-moi t’emmener. Encore mieux, laisse-moi cuisiner pour toi. La nourriture est le langage de l’amour, tu sais.”
Elle émit un petit rire. “Redemande-le-moi la semaine prochaine.”
“Je n’y manquerai pas,” lui assura-t-il. “En attendant, un mojito, por favor !”
Luisa se retourna pour préparer sa boisson, et Alvaro aperçut le papillon tatoué sur son épaule gauche. Tels étaient les pasos de leur danse, les pas de leur propre salsa : compliments, avances, rejet, boisson. Et ainsi de suite.
Alvaro détourna les yeux d’elle et regarda tout autour du bar, se balançant légèrement au son de la musique rapide et animée. Les clients étaient un agréable mélange entre locaux fans de la musique et touristes, pour la plupart américains, généralement accompagnés de quelques européens, et parfois de groupes d’asiatiques, tous recherchant une expérience authentiquement cubaine. Avec un peu de chance, il ferait peut-être partie de l’expérience de quelqu’un.
À l’autre bout du bar, il aperçut une chevelure rousse, une peau de porcelaine et un joli sourire. C’était une jeune femme, certainement américaine, vingt-cinq ans à tout casser. Elle était avec deux amies, chacune assise sur un tabouret de bar autour d’elle. L’une d’elle venait de dire un truc qui la fit rire. Elle pencha la tête en arrière et sourit encore plus, dévoilant une dentition parfaite.
Les amies pouvaient être un problème. La fille rousse ne portait pas d’alliance et avait l’air habillée pour plaire, mais ce seraient ses amies qui finiraient par décider pour elle.
“Elle est jolie,” dit Luisa en posant le mojito devant lui. Alvaro tourna la tête. Il n’avait pas réalisé qu’il la dévorait des yeux.
Il haussa les épaules, essayant de noyer le poisson. “Elle est loin d’être aussi belle que toi.”
Luisa rigola à nouveau, cette fois de lui en roulant des yeux. “Tu es aussi idiot que mignon. Allez, vas-y.”
Alvaro prit son verre, le cœur un peu plus brisé à chaque fois que Luisa repoussait ses avances, et se mit en tête de chercher du réconfort auprès de la jolie touriste américaine rousse. Ses méthodes étaient bien rôdées, même si elles ne faisaient pas toujours leurs preuves. Mais ce soir, Alvaro sentait que la chance était avec lui.
Il s’avança le long du bar, passant devant la fille et ses deux amies sans même les regarder. Il prit position à une table haute dans sa ligne de mire et s’appuya dessus avec ses coudes, tapant du pied en rythme avec la musique en attendant le bon moment. Puis, au bout d’une longue minute, il jeta nonchalamment un œil par-dessus son épaule.
La fille rousse tourna les yeux vers lui et leurs regards se croisèrent. Alvaro détourna les yeux en souriant timidement. Il attendit encore, comptant jusqu’à trente dans sa tête, avant de la regarder à nouveau. Elle détourna rapidement les yeux. Elle était en train de l’observer, et c’était tout ce dont il avait besoin.
Alors que la chanson s’achevait et qu’un tonnerre d’applaudissements s’élevait du bar à l’attention du groupe, Alvaro termina son mojito et s’approcha de la fille, pas trop vite, les épaules en arrière, la tête haute et l’air confiant. Il lui fit un sourire, et elle sourit en retour.
“Hola. ¿Bailar conmigo?”
La fille le regarda en clignant des yeux. “J-je suis désolée,” bégaya-t-elle. “Je ne parle pas espagnol…”
“Danse avec moi.” Alvaro parlait parfaitement anglais, mais il exagérait toutefois son accent pour paraître plus exotique.
Les joues de la fille devinrent toutes rouges, presque autant que ses cheveux. “Je, euh… je ne sais pas danser la salsa.”
“Je vais t’apprendre. C’est facile.”
La fille esquissa un sourire nerveux et, comme il s’y était attendu, se tourna vers ses amies. L’une d’elles lui donna une petite tape. L’autre hocha la tête avec enthousiasme, et Alvaro dut se retenir de sourire encore plus.
“Euh… ok.”
Il tendit la main et elle la saisit. Ses doigts étaient chauds entre les siens et il la conduisit sur la piste de danse qui n’était rien de plus qu’un tiers de la salle à l’avant du bar, où les tables avaient été poussées sur le côté afin de faire de la place à la vingtaine de clients qui étaient venus pour la musique.
“La salsa, ce n’est pas faire les bons pas,” lui dit-il. “Il s’agit de ressentir la musique. Comme ça.” Alors que le groupe entamait la chanson suivante, Alvaro s’avança en rythme, se balançant sur son pied arrière, avant de reculer à nouveau. Ses coudes s’écartaient avec relâchement sur les côtés, une main toujours dans la sienne, ses hanches ondulant avec ses pas. Il n’était pas du tout un expert, mais il était doté d’un sens inné du rythme qui faisait que même les pasos les plus simples avaient l’air impressionnants chez lui.
“Comme ça ?” La fille imita ses pas de manière rigide.
Il esquissa un sourire. “Sí. Mais plus détendue. Fais comme moi. Un, deux, trois, pause. Cinq, six, sept, pause.”
La fille rigola nerveusement avant de se jeter elle aussi dans le rythme, se détendant en gagnant de l’assurance dans ses mouvements. Alvaro attendait son heure, ne dévoilant pas encore son jeu. Il attendit que la chanson s’achève et qu’une autre commence avant de poser doucement une main sur sa hanche, chacune d’elles bougeant toujours en rythme. Puis, il dit, “Tu es très jolie. Comment tu t’appelles ?”
La fille devint toute rouge à nouveau. “Megan.”
“Megan,” répéta-t-il. “Je m’appelle Alvaro.”
La fille, Megan, sembla se détendre encore plus après ça, succombant au charme de cet étranger bronzé et charmant dans un pays exotique. Il l’avait amenée exactement où il voulait. Elle osa se rapprocher de lui, ferma les yeux, ressentant la musique comme il le lui avait indiqué, ses hanches ondulant à chaque petit paso de salsa, s’approchant et s’éloignant, pas aussi belles et dessinées que celles de Luisa, se dit-il, mais tout aussi attirantes. Alvaro savait d’expérience qu’il ne fallait pas aller trop vite, qu’il fallait laisser la musique et son imagination prendre la main en premier, et ensuite…
Il fronça les sourcils en sentant quelque chose trembler en lui. C’était bizarre que la musique électronique pulsative du club d’à côté soit audible à travers les murs, mais il aurait juré l’avoir entendue.
Pas entendue, réalisa-t-il…ressentie. Il sentit un étrange battement dans son corps, difficile à discerner et encore plus dur à décrire, à tel point que sa première hypothèse avait penché pour les basses des enceintes trop puissantes du club voisin. Sa partenaire de danse ouvrit les yeux, le visage empreint d’inquiétude. Elle l’avait senti aussi.
Soudain, le club tout entier tournoya ou, du moins, c’est ce dont eut l’impression Alvaro pendant qu’il était pris de vertiges. Il chancela sur le côté, se rattrapant sur son pied gauche pour éviter la chute. L’américaine n’eut pas cette chance. Elle tomba à genoux. Un à un, les musiciens du groupe cessèrent de jouer, et Alvaro put entendre les gémissements et les cris apeurés des clients de La Piedra avec, en toile de fond, le martèlement sourd des basses du club d’à côté.
Peu importe ce que c’était, ça affectait tout le monde.
Un puissant mal de tête s’empara de son crâne, tandis que la nausée montait en lui. Alvaro tourna vivement la tête à gauche, juste à temps pour voir Luisa tomber derrière le bar.
Luisa !
Il parvint à faire deux pas avant que les vertiges ne reprennent le dessus, l’envoyant s’écrouler contre une table. Du verre se brisa au sol, alors qu’il renversait la table. Une femme hurla, mais Alvaro n’arrivait pas à localiser son cri.
Il tomba sur les mains et les genoux, puis rampa, déterminé à retrouver Luisa. À les tirer de là, même s’ils devaient se traîner au sol pour ça. Mais quand il leva de nouveau les yeux, il ne distingua que des formes vagues. Sa vision se brouillait. Les bruits du bar paniqué s’estompèrent, remplacés par un seul sifflement aigu. Les couleurs vives de La Piedra s’affadirent, les bords de sa vision devenant bruns, puis noirs. C’est alors qu’Alvaro laissa tomber sa tête au sol, nauséeux, étourdi et incapable d’entendre quoi que ce soit d’autre que le sifflement avant de perdre connaissance.
CHAPITRE QUATRE
Jonathan Rutledge n’avait pas envie de sortir du lit.
Il fallait bien avouer que ce lit était extraordinaire, un lit king-size qui portait bien son nom, taillé pour un roi. Toutefois, il se demandait en cette heure matinale s’il ne serait pas plus approprié de l’appeler président-size.
Il grommela en se retournant et tendit instinctivement la main vers l’emplacement vide à côté de lui. Il songea que c’était bizarre qu’il reste toujours de son côté du lit, même quand Deidre n’était pas là. Il était ébahi par la rapidité avec laquelle elle s’était adaptée à sa nouvelle position. Elle était actuellement en tournée dans le Midwest, faisant du lobbying afin de trouver des fonds pour des programmes d’art et de musique dans les écoles publiques, pendant qu’il enfonçait un peu plus son visage dans l’oreiller, comme s’il pouvait noyer le bruit dont il savait qu’il allait arriver à tout moment.
À ce moment-là, le téléphone sonna à nouveau sur sa table de chevet.
“Non,” se dit-il. C’était Thanksgiving aujourd’hui. Les seules choses qu’il avait à son agenda étaient de gracier une dinde, de poser pour quelques photos avec ses filles, puis de profiter d’un bon repas en privé avec elles. Pourquoi est-ce qu’on viendrait l’embêter à l’aube pendant un jour férié ?
Un bref coup frappé à la porte le fit sursauter. Rutledge s’assit, se frotta les yeux et demanda d’une voix forte, “Oui ?”
“Monsieur le Président.” Une voix féminine flotta jusqu’à lui à travers la porte épaisse de la suite présidentielle de la Maison Blanche. “C’est Tabby. Je peux entrer ?”
Tabitha Halpern, sa Chef de Cabinet. Elle ne pouvait pas apporter de bonne nouvelle aussi tôt dans la journée, et sûrement pas un café.
“Si je n’ai pas d’autre choix,” murmura-t-il.
“Monsieur ?” Elle ne l’avait pas entendu.
“Entrez, Tabby.”
La porte s’ouvrit et Halpern entra, joliment vêtue d’un pantalon bleu marine et d’une blouse blanche impeccable. Elle fit deux pas rapides à l’intérieur, puis s’arrêta soudain et baissa les yeux au sol, apparemment gênée de se retrouver face au président encore au lit en pyjama de soie.
“Monsieur,” lui dit-elle, “il y a eu un… incident. Votre présence est requise en Salle de Crise.”
Rutledge fronça les sourcils. “Quel type d’incident ?”
Elle semblait hésiter à le lui dire. “Un attaque terroriste suspectée à La Havane.”
“Pour Thanksgiving ?”
“C’est arrivé la nuit dernière, mais… techniquement oui, Monsieur.”
Rutledge secoua la tête. Quelles sortes de désaxés planifiaient une attaque un jour de congé ? À moins que… “Tabby, est-ce que Cuba fête Thanksgiving ?”
“Pardon, Monsieur ?”
“Laissez tomber. J’ai le temps de boire un café ?”
Elle acquiesça. “Je vous en fait porter un immédiatement.”
“Parfait. Dites-leur que je serai là dans vingt minutes.”
Tabby tourna les talons et quitta la chambre, refermant la porte derrière elle et laissant Rutledge grommeler sous sa barbe sur l’injustice de la situation. Au bout d’un long moment, il bascula ses jambes hors du lit, posa ses pieds nus par terre, et se leva en s’étirant et en grognant, se demandant pour la dix-millième fois comment il avait bien pu atterrir à la Maison Blanche.





