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Le couloir était vide et vivement éclairé. Rais garda une main sur le Sig, mais le laissa caché dans son dos, alors qu’il se faufilait le long du couloir. Il ouvrait sur un palier plus large, avec le bureau des infirmiers en forme de U et, au-delà, la porte de sortie de cette unité. Une femme brune à lunettes rondes lui tournait le dos, en train de taper sur un ordinateur.
“Retourne-toi, s’il te plaît,” lui dit-il.
Étonnée, la femme pivota et découvrit leur patient/prisonnier en uniforme d’infirmier, un bras ensanglanté, pointant une arme sur elle. Elle en eut le souffle coupé et écarquilla les yeux.
“Tu dois être Mia,” dit Rais. La femme avait la quarantaine, certainement l’infirmière en chef, avec de gros cernes noirs sous ses grands yeux. “Haut les mains.”
Elle obéit.
“Qu’est-il arrivé à Francis ?” demanda-t-elle doucement.
“Francis est mort,” lui répondit Rais sans aucune émotion. “Si tu veux le rejoindre, fais quelque chose de téméraire. Si tu veux vivre, écoute-moi attentivement. Je vais sortir par cette porte. Une fois qu’elle se refermera derrière moi, tu compteras lentement jusqu’à trente. Ensuite, tu iras dans ma chambre. Elena est vivante, mais elle a besoin de ton aide. Enfin, tu pourras agir comme on t’a formée à le faire dans une telle situation. C’est bien compris ?”
L’infirmière acquiesça vivement d’un signe de tête.
“Est-ce que j’ai ta parole que tu vas suivre ces instructions ? Je préfère ne pas tuer de femmes quand je peux l’éviter.”
Elle acquiesça de nouveau, plus lentement cette fois.
“Bien.” Il fit le tour du bureau, saisit le badge de sa blouse en même temps et le passa dans la fente de cartes à droite de la porte. Un petit voyant passa du rouge au vert et le verrou émit un bruit. Rais poussa la porte, jeta un dernier coup d’œil à Mia, qui n’avait pas bougé, puis regarda la porte se refermer derrière lui.
Ensuite, il se mit à courir.
Il se dépêcha de quitter le couloir, fourrant le Sig dans son pantalon. Il descendit les marches quatre à quatre, se rua vers une porte latérale, et déboula dehors, dans la nuit suisse. L’air frais s’abattit sur lui comme une douche nettoyante, et il prit un moment pour respirer l’air de la liberté.
Ses jambes titubèrent et menacèrent de céder à nouveau. L’adrénaline de son évasion décroissait rapidement et ses muscles étaient encore très faibles. Il attrapa le boîtier de clés de Francis dans la poche du pantalon et appuya sur le bouton d’alerte rouge. L’alarme du SUV retentit et les phares s’allumèrent. Il se dépêcha de les éteindre et de ficher le camp.
Il savait qu’ils finiraient par rechercher ce véhicule, mais pas dans l’immédiat. Il devrait rapidement s’en débarrasser, trouver de nouveaux vêtements et, le matin venu, il se dirigerait vers Hauptpost, où il trouverait tout ce dont il avait besoin pour fuir de Suisse sous une fausse identité.
Puis, tant qu’il en était encore capable, il allait trouver et tuer Kent Steele.
CHAPITRE QUATRE
Reid avait à peine quitté l’allée pour aller rejoindre Maria qu’il appela Thompson pour lui demander de surveiller la maison de la famille Lawson. “J’ai décidé de donner un peu d’indépendance aux filles ce soir,” expliqua-t-il. “Je ne rentrerai pas tard. Mais quand bien même, pouvez-vous jeter un œil de temps en temps et tendre l’oreille ?”
“Bien sûr,” accepta le vieil homme.
“Et, euh, au moindre signal d’alarme, allez-y bien sûr.”
“Je le ferai, Reid.”
“Vous savez, si jamais vous ne les voyez pas ou quoi, vous pouvez frapper à la porte ou les appeler sur le fixe de la maison…”
Thompson rigola. “Ne vous inquiétez pas, j’ai pigé. Et elles aussi. Ce sont des adolescentes. Elles ont besoin d’un peu de liberté de temps en temps. Profitez de votre soirée.”
Avec Thompson sur le qui-vive et la détermination de Maya à se montrer responsable, Reid pensa qu’il pouvait aisément se dire que les filles seraient en sécurité. Bien sûr, une part en lui savait bien que ce n’était qu’une manifestation de plus de sa gymnastique mentale. Il n’allait pas cesser d’y penser de toute la soirée.
Il dut mettre l’application GPS de son téléphone pour trouver l’endroit du rendez-vous. Il ne connaissait pas encore bien Alexandria ni les environs, contrairement à Maria à cause de sa proximité par rapport à Langley et au quartier général de la CIA. Quand bien même, elle avait choisi un endroit où elle n’avait encore jamais mis les pieds, histoire de se retrouver sur un pied d’égalité en quelque sorte.
Sur la route, il rata deux sorties, malgré la voix du GPS lui indiquant où et quand tourner. Il pensait à l’étrange flashback qu’il avait à présent vécu deux fois : la première quand Maya lui avait demandé si Kate connaissait ses activités secrètes puis, de nouveau, quand il avait senti l’eau de Cologne que sa défunte épouse aimait tant. Ces événements lui trottaient tellement dans la tête que, même lorsqu’il essayait de faire attention aux directions à prendre, il était rapidement distrait à nouveau.
La raison pour laquelle c’était si bizarre, c’était que tous les autres souvenirs de Kate soient si vivaces dans son esprit. Contrairement à Kent Steele, elle ne l’avait jamais quitté. Il se souvenait de leur rencontre. Il se souvenait de leur premier rendez-vous. Il se souvenait de leurs vacances et de l’achat de leur première maison. Il se souvenait de leur mariage et de la naissance de leurs enfants. Il se souvenait même de leurs disputes, du moins le croyait-il.
La seule idée de perdre la moindre part de Kate le choquait totalement. Le suppresseur de mémoire avait déjà montré quelques effets secondaires, comme les maux de tête occasionnels déclenchés par un souvenir bloqué. C’était une procédure expérimentale et la méthode de retrait du suppresseur avait été loin d’être chirurgicale.
Et si on m’avait retiré quelque chose de plus que mon passé en tant qu’Agent Zéro ?
Cette idée ne lui plaisait pas du tout. Il se trouvait en terrain glissant. En effet, il envisagea rapidement la possibilité d’avoir peut-être également perdu des souvenirs de moments passés avec ses filles. Pire, il n’avait aucun moyen de s’en assurer sans restaurer pleinement sa mémoire.
C’en était trop et il sentit un nouveau mal de tête arriver. Il alluma la radio et monta le volume pour se changer les idées.
Le soleil était en train de décliner quand il se gara sur le parking du restaurant, un pub gastronomique appelé The Cellar Door. Il avait quelques minutes de retard. Il sortit rapidement de sa voiture et hâta le pas en direction de l’entrée du bâtiment.
C’est alors qu’il s’arrêta net.
Maria Johansson était une américaine issue d’une troisième génération d’immigrés suédois et sa couverture pour la CIA la désignait comme expert-comptable à Baltimore… même si Reid pensait qu’elle aurait pu faire la une de magazines de mode, ou même la page centrale, en tant que modèle. Elle était un peu gênée par son mètre quatre-vingts, avec de longs cheveux blonds qui tombaient joliment en cascade autour de ses épaules. Ses yeux, pourtant gris ardoise, avaient un éclat intense. Elle se tenait dehors, par douze degrés, seulement vêtue d’une robe bleu marine avec un décolleté en V et d’un châle blanc par-dessus les épaules.
Elle le repéra, alors qu’il approchait d’elle, et un sourire éclaira son visage. “Salut, ça faisait longtemps.”
“Je… waouh,” lâcha-t-il. “Je veux dire, euh… tu es magnifique.” Il réalisa qu’il n’avait encore jamais vu Maria maquillée. L’ombre à paupières bleue s’accordait parfaitement à sa robe et rendait presque ses yeux encore plus luminescents.
“Tu n’es pas mal non plus.” Elle fit un signe de tête qui semblait valider son choix de vêtements. “On rentre à l’intérieur ?”
Merci, Maya, pensa-t-il. “Ouais. Bien sûr.” Il attrapa la poignée de porte et tira pour l’ouvrir. “Mais avant, j’ai une question. C’est quoi ce concept de ‘pub gastronomique’ ?”
Maria se mit à rire. “Je pense que c’est ce qu’on a l’habitude d’appeler un bar-pub, mais avec une nourriture plus élaborée.”
“Je vois.”
L’intérieur était cosy, et même un peu petit, avec des murs en brique et des poutres apparentes en bois au plafond. L’éclairage était composé d’ampoules Edison suspendues, ce qui donnait une ambiance chaude et tamisée.
Pourquoi suis-je nerveux ? pensa-t-il alors qu’ils s’asseyaient. Il connaissait cette femme. Ensemble, ils avaient empêché une organisation terroriste internationale de tuer des centaines, voire même des milliers de gens. Mais là, ce n’était pas la même chose : il ne s’agissait pas d’une opération ou d’une mission. C’était du plaisir et, en quelque sorte, ça faisait toute la différence.
Apprends à la connaître, avait dit Maya. Sois intéressant.
“Alors, qu’est-ce que tu me racontes de beau ?” finit-il par demander. Il grommela intérieurement à sa tentative d’approche pas terrible.
Maria esquissa un demi-sourire. “Tu devrais savoir que je ne peux pas te raconter grand-chose.”
“C’est vrai,” dit-il. “Bien sûr.” Maria était un agent de terrain actif de la CIA. Même s’il était actif lui aussi, elle ne serait pas en mesure de partager avec lui les détails d’une opération à moins qu’il en fasse lui-même partie.
“Et toi ?” demanda-t-elle. “Ton nouveau boulot ?”
“Pas mal,” admit-il. “Je suis adjoint, donc c’est juste un mi-temps pour l’instant, quelques cours par semaine. Un peu de recherche et tout le reste. Mais ce n’est pas super intéressant.”
“Et les filles ? Comment vont-elles ?”
“Euh… elles font aller,” dit Reid. “Sara ne parle jamais de ce qui s’est passé. Et Maya, en fait, a juste…” Il s’arrêta avant d’en dire trop. Il avait confiance en Maria mais, en même temps, il ne voulait pas admettre que Maya avait très clairement deviné dans quoi Reid était impliqué. Ses joues se mirent à rougir, alors qu’il ajoutait, “Elle m’a taquinée, disant que notre soirée est un rencart.”
“Et ce n’est pas le cas ?” demanda Maria de but en blanc.
Reid sentit de nouveau son visage rougir. “Si, je suppose que si.”
Elle sourit encore une fois. On aurait dit que sa maladresse l’amusait. Sur le terrain, en tant que Kent Steele, il s’était montré confiant, capable et posé. Mais ici, dans le monde réel, il était tout aussi maladroit que n’importe qui pourrait l’être au bout de presque deux ans de célibat.
“Et toi ?” demanda-t-elle. “Comment tu t’en sors ?”
“Bien,” dit-il. Mais il regretta immédiatement ces paroles. N’avait-il pas appris de sa fille que l’honnêteté était la meilleure politique à adopter ? “Non, ce n’est pas vrai,” rajouta-t-il immédiatement. “Je crois que je ne vais pas si bien que ça. Je fais en sorte de m’occuper en permanence avec tout un tas de tâches inutiles et je me trouve des excuses, car si je m’arrête assez longtemps pour me retrouver seul avec mes pensées, je me souviens de leurs noms. Je vois leurs visages, Maria. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que je n’en ai pas fait assez pour éviter ça.”
Elle savait exactement ce à quoi il faisait référence : les neuf personnes qui avaient été tuées lors de la seule explosion qu’avait réussi Amon à Davos. Maria passa le bras au-dessus de la table et caressa la main de Reid. Son contact envoya des décharges électriques dans tout son bras, semblant même calmer ses nerfs. Ses doigts étaient chauds et doux contre les siens.
“C’est la réalité à laquelle nous devons faire face,” dit-elle. “Nous ne pouvons pas sauver tout le monde. Je sais que tu ne récupéreras pas tous tes souvenirs en tant que Zéro, mais si c’était le cas, tu le saurais.”
“Peut-être que je n’ai pas envie de le savoir,” dit-il lentement.
“Je comprends. Nous faisons de notre mieux. Mais croire que l’on peut empêcher le mal dans le monde te rendra fou. Neuf vies ont été ôtées, Kent. C’est arrivé et il n’est pas possible de revenir en arrière. Mais il aurait pu y en avoir des centaines. Il aurait pu y en avoir un millier. C’est la façon dont tu devrais voir les choses.”
“Et si je n’y arrive pas ?”
“Alors… trouve un passe-temps agréable peut-être ? Moi, je tricote.”
Il ne put s’empêcher de rire. “Tu tricotes ?” Il n’imaginait pas Maria en train de tricoter. Utiliser les aiguilles à tricoter comme arme pour neutraliser un assaillant ? Pourquoi pas. Mais tricoter pour de vrai ?
Elle releva le menton. “Eh oui, je tricote. Ne rigole pas. Je viens juste de terminer une couverture qui est plus douce que tout ce que tu as pu toucher dans ta vie. Mon argument c’est que tu dois trouver un loisir. Il te faut quelque chose pour occuper tes mains et ton esprit. Qu’en est-il de ta mémoire ? Il y a du mieux à ce niveau-là ?”
Il soupira. “Pas vraiment. Je suppose qu’il est encore trop tôt pour voir une amélioration. C’est toujours plutôt embrouillé.” Il repoussa le menu sur le côté et croisa les doigts sur la table. “Toutefois, puisque tu en parles… il m’est arrivé justement quelque chose de bizarre aujourd’hui. Un fragment de quelque chose m’est revenu en tête. C’était à propos de Kate.”
“Oh ?” Maria se mordit la lèvre inférieure.
“Ouais.” Il garda le silence un long moment. “Des trucs entre Kate et moi… avant sa mort. Tout allait bien, pas vrai ?”
Maria le fixa du regard, ses yeux gris ardoise perçant les siens. “Oui. Autant que je sache, les choses se passaient très bien entre vous. Elle t’aimait vraiment et toi aussi.”
Il était difficile pour lui de soutenir son regard. “Ouais. Bien sûr.” Il eut presque envie de se mettre des gifles. “Bon sang, je suis désolé. Je suis en train de parler de ma défunte épouse à un rencart. Ne le répète pas à ma fille s’il te plaît.”
“Hé.” Ses doigts trouvèrent de nouveau les siens sur la table. “C’est bon, Kent. Je comprends. C’est nouveau pour toi, tout ça, et ça te semble bizarre. Je ne suis pas vraiment une experte dans ce domaine non plus, donc… on va gérer ça tous les deux.”
Ses doigts s’attardaient sur les siens. C’était agréable. Non, c’était plus que ça : c’était vraiment bien. Il se mit à rire nerveusement, mais son sourire s’effaça dans un froncement de sourcil perplexe, alors qu’une chose étrange le frappait : Maria l’appelait toujours Kent.
“Qu’est-ce qu’il y a ?” demanda-t-elle.
“Rien. Je me disais juste… Je ne sais même pas si Maria Johansson est ton vrai nom.”
Maria haussa les épaules, l’air mystérieux. “Peut-être bien.”
“Ce n’est pas juste,” protesta-t-il. “Tu connais le mien.”
“Je ne dis pas que ce n’est pas mon vrai nom.” Le faire marcher avait l’air de l’amuser. “Tu peux toujours m’appeler Agent Marigold si tu préfères.”
Il se mit à rire. Marigold était son nom de code, tout comme le sien était Zéro. Il lui semblait presque ridicule, d’ailleurs, d’utiliser des noms de codes alors qu’ils se connaissaient personnellement. Toutefois, le nom de Zéro semblait générer de la peur chez de nombreuses personnes qu’il avait rencontrées.
“Quel était le nom de code de Reidigger ?” demanda doucement Reid. Il fut presque surpris par sa propre question. Alan Reidigger avait été le meilleur ami de Kent Steele… non, pensa Reid, c’était mon meilleur ami… un homme d’une loyauté apparemment sans faille. Le seul problème était que Reid se souvenait à peine de lui. Tous ses souvenirs de Reidigger avaient été effacés avec l’implant suppresseur de mémoire qu’Alan avait aidé à mettre en place.
“Tu ne t’en souviens pas ?” Maria eut un sourire amusé à cette pensée. “C’est Alan qui t’a donné le nom de Zéro, tu le savais ? Et tu lui as donné le sien. Bon dieu, je n’ai pas repensé à cette soirée depuis des années. Nous étions à Abu Dhabi, je crois. On fêtait la fin d’une opération et on était bourrés dans le bar d’un hôtel bling-bling. Il t’a appelé ‘Point Zéro’ comme le point de détonation d’une bombe, parce que tu avais tendance à laisser un sacré bordel derrière toi. C’est devenu Zéro tout court, et c’est resté. Et toi, tu l’appelais…”
Un téléphone sonna, interrompant son récit. Reid jeta instinctivement un coup d’œil à son propre mobile, posé sur la table, s’attendant à voir s’afficher le numéro de la maison ou celui du portable de Maya à l’écran.
“Détends-toi,” dit-elle, “c’est le mien. Je ne vais pas répondre…” Elle regarda son téléphone et leva un sourcil, perplexe. “En fait, c’est le boulot. Juste une seconde.” Elle répondit. “Oui ? Mm-hmm.” Son regard sombre changea de direction et tomba sur celui de Reid. Elle le fixa des yeux, alors que le froncement de ses sourcils augmentait. Ce qu’elle écoutait à l’autre bout de la ligne n’était clairement pas une bonne nouvelle. “Je comprends. D’accord. Merci.” Elle raccrocha.
“Tu as l’air perturbé,” constata-t-il. “Je sais, je sais, tu ne peux pas parler boulot…”
“Il s’est échappé,” murmura-t-elle. “Tu sais, l’assassin de Sion, celui qui était à l’hôpital ? Kent, il s’est enfui il y a moins d’une heure.”
“Rais ?” dit Reid, abasourdi. De la sueur froide perla immédiatement sur ses sourcils. “Comment ?”
“Je n’ai pas les détails,” dit-elle rapidement en remettant son téléphone mobile dans son sac à main. “Je suis vraiment désolée, Kent, mais je dois y aller.”
“Ouais,” murmura-t-il. “Je comprends.” Honnêtement, il se sentait à des kilomètres de cette table intime dans le petit restaurant. L’assassin que Reid avait laissé pour mort, à deux reprises d’ailleurs, était toujours en vie et désormais en cavale.
Maria se leva et, avant de partir, elle posa ses lèvres sur les siennes. “On remet ça très vite, je te le promets. Mais là, tout de suite, le devoir m’appelle.”
“Bien sûr,” répondit-il. “Vas-y et trouve-le. Et Maria ? Sois prudente. Il est dangereux.”
“Moi aussi.” Elle lui fit un clin d’œil et se dépêcha de quitter le restaurant.
Reid resta assis tout seul un long moment. Quand vint la serveuse, il n’entendit même pas ses mots. Il fit juste un vague signe pour indiquer que tout allait bien. Mais c’était loin d’être le cas. Il n’avait même pas ressenti cette tension électrique nostalgique quand Maria l’avait embrassé. Tout ce qu’il ressentait était un nœud d’effroi en train de se former dans son estomac.
L’homme qui croyait que son destin était de tuer Kent Steele venait de s’échapper.
CHAPITRE CINQ
Adrien Cheval était éveillé, malgré l’heure tardive. Assis sur un tabouret dans la cuisine, il fixait sans ciller l’écran d’un ordinateur portable, posé face à lui, en tapant frénétiquement des doigts sur le clavier.
Il s’arrêta assez longtemps pour entendre les bruits de pas feutrés de Claudette qui descendait l’escalier, pieds nus. Leur appartement de Marseille était petit, mais douillet, au fond d’une rue tranquille, à cinq minutes de marche à peine de la mer.
Un instant plus tard, sa silhouette fine et sa chevelure de feu apparurent dans son champ de vision. Elle posa ses mains sur ses épaules, les fit glisser vers le haut, puis descendre le long de sa poitrine, posant sa tête contre son dos. “Mon chéri,” chuchota-t-elle. “Mon amour. Je n’arrive pas à dormir.”
“Moi non plus,” répondit-il doucement en français. “Il y a trop de choses à faire.”
Elle lui mordit doucement le lobe de l’oreille. “Raconte.”
Adrien désigna du doigt son écran, sur lequel s’affichait la structure cyclique de l’ARN à double brin de la variola major : virus connu de la plupart des gens sous le nom de variole. “Cette souche de Sibérie est… c’est incroyable. Je n’ai jamais rien vu de tel. D’après mes calculs, sa virulence serait stupéfiante. Je suis convaincu que seule la période glaciaire l’a empêchée d’éradiquer les débuts de l’humanité il y a des milliers d’années.”
“Un nouveau Déluge.” Claudette poussa un léger soupir dans son oreille. “Combien de temps avant que le virus soit prêt ?”
“Je dois muter la souche, tout en maintenant sa stabilité et sa virilité,” expliqua-t-il. “Pas une tâche facile, mais nécessaire. L’OMS a obtenu des échantillons de ce même virus il y a cinq mois. Il ne fait aucun doute qu’un vaccin a été développé, si ce n’est pas déjà le cas. Notre souche doit être assez unique pour que leurs vaccins soient inefficaces.” Ce processus, connu sous le nom de mutagenèse léthale, manipulait l’ARN des échantillons qu’il avait acquis en Sibérie pour augmenter la virulence et réduire la période d’incubation. Selon ses calculs, Adrien estimait que le taux de mortalité du virus muté de variola major pourrait atteindre le niveau élevé de soixante-dix-huit pourcents, quasiment le triple de la variole sans mutation qui avait été éradiquée en 1980 d’après l’Organisation Mondiale de la Santé.
À son retour de Sibérie, Adrien s’était d’abord rendu à Stockholm et avait utilisé les papiers d’identité de l’étudiant décédé, Renault, pour accéder aux laboratoires afin de s’assurer que les échantillons étaient inactifs pendant qu’il travaillait dessus. Mais il ne pouvait pas traîner là sous une fausse identité, donc il avait volé l’équipement nécessaire et était rentré à Marseille. Il avait établi son laboratoire dans le sous-sol inutilisé de la boutique d’un tailleur, à trois pâtés de maisons de son appartement. Le gentil vieux tailleur pensait qu’Adrien était un généticien qui faisait de la recherche sur l’ADN humain, rien de plus. Par mesure de sécurité, Adrien verrouillait la porte à l’aide d’un cadenas quand il n’était pas là.
“L’Imam Khalil sera ravi,” lui souffla Claudette à l’oreille.
“Oui,” acquiesça doucement Adrien. “Il sera ravi.”
La plupart des femmes ne serait certainement pas emballée à l’idée trouver leur moitié en train de travailler sur une substance aussi volatile qu’une souche très virulente de variole, mais Claudette n’était pas comme la plupart des femmes. Elle était petite, mesurant un mètre soixante-trois, alors qu’Adrien faisait un mètre quatre-vingt-deux. Elle avait les cheveux d’un roux flamboyant et de profonds yeux verts, aussi denses que la jungle, dans lesquels on pouvait percevoir une certaine irascibilité.
Ils s’étaient rencontrés il y a un an à peine, quand Adrien était au plus mal. Il venait juste de se faire renvoyer de l’Université de Stockholm pour avoir tenté d’obtenir des échantillons d’un entérovirus rare, le même virus qui avait pris la vie de sa mère quelques semaines auparavant. À l’époque, Adrien avait décidé de développer un remède, il en était même obsédé, afin que personne d’autre ne souffre comme elle avait souffert. Mais des professeurs de l’université l’avaient découvert et il avait été renvoyé sur le champ.
Claudette l’avait trouvé dans une allée, allongé dans une flaque de désolation composée de son propre vomi, à moitié conscient à cause d’un excès d’alcool. Elle l’avait ramené chez elle, l’avait nettoyé et lui avait donné de l’eau. Le lendemain matin Adrien avait trouvé cette magnifique femme au chevet de son lit, en s’éveillant. Elle lui avait souri et lui avait dit “Je sais exactement ce dont tu as besoin.”
Il pivota sur son tabouret de cuisine pour lui faire face, et fit courir ses mains le long de son dos. Même assis, il était presque aussi grand qu’elle. “C’est intéressant que tu mentionnes le Déluge,” observa-t-il. “Tu sais, il y a des spécialistes qui affirment que si le Grand Déluge s’est réellement produit, il a certainement eu lieu il y a environ sept à huit mille ans… à peu près à la même époque que cette souche. Peut-être que le Déluge était une métaphore et que c’est ce virus qui a nettoyé le monde de ses démons.”
Claudette prit un ton taquin. “Je vois bien tes efforts permanents pour mélanger science et spiritualité.” Elle prit gentiment son visage dans ses mains et lui embrassa le front. “Mais tu ne comprends toujours pas que, parfois, la foi est tout ce dont tu as besoin.”
La foi est tout ce dont tu as besoin. Voilà ce qu’elle lui avait prescrit il y a un an, quand il s’était réveillé de son affreuse cuite. Elle l’avait ramené chez elle et lui avait permis de rester dans son appartement, celui-là même qu’ils occupaient toujours à présent. Adrien ne croyait pas au coup de foudre avant de rencontrer Claudette, mais force était de constatait qu’elle influençait de bien des manières sa façon de penser. Pendant quelques mois, elle lui présenta les principes de l’Imam Khalil, un saint islamique originaire de Syrie. Khalil ne se considérait ni comme un sunnite, ni comme un chiite, mais simplement comme un fidèle de Dieu, permettant même aux adeptes de sa petite secte de l’appeler par n’importe quel nom de leur choix, étant donné que Khalil estimait que la relation de chaque individu par rapport à son créateur était strictement personnelle. Pour Khalil, le nom de ce dieu était Allah.





