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“Viens te coucher,” lui dit Claudette, caressant sa joue de la main. “Il faut que tu te reposes. Mais d’abord… as-tu préparé l’échantillon ?”
“L’échantillon.” Adrien acquiesça. “Oui, je l’ai.”
Il n’y avait qu’un seul minuscule flacon, à peine plus large qu’un pouce, contenant le virus actif, emprisonné hermétiquement dans le verre et niché entre deux cubes de mousse, eux-mêmes à l’intérieur de la boîte en acier inoxydable avec le sigle du danger biologique dessus. Cette boîte se trouvait bien en évidence sur le comptoir de leur cuisine.
“Bien,” dit Claudette d’une voix câline. “Parce que nous allons avoir de la visite.”
“Ce soir ?” Les mains d’Adrien tombèrent du dos de Claudette. Il n’aurait pas cru que ça puisse arriver si tôt. “À cette heure ?” Il était presque deux heures du matin.
“À tout moment,” dit-elle. “Nous avons fait une promesse, mon amour, et nous devons la tenir.”
“Oui,” murmura Adrien. Elle avait raison, comme toujours. Les vœux ne doivent pas être brisés. “Bien sûr.”
Brusquement, de lourds coups frappés à la porte de leur appartement les firent sursauter.
Claudette se dirigea rapidement vers la porte, laissant la chaîne du verrou enclenchée et ouvrant seulement de quelques centimètres à peine. Adrien la suivit, regardant par-dessus son épaule. Il vit deux hommes de l’autre côté de la porte. Aucun d’entre eux n’avait un visage amical. Il ne connaissait pas leurs noms et parlait d’eux en disant seulement “les arabes”, alors qu’ils auraient, autant qu’il sache, tout aussi bien pu être kurdes ou même turkmènes.
L’un d’eux parla d’une voix rapide à Claudette en arabe. Adrien ne comprit rien du tout. Au mieux, son arabe était rudimentaire, se limitant à quelques phrases que Claudette lui avait enseignées. Mais elle acquiesça d’un signe de tête, fit glisser la chaînette et les invita à entrer.
Ils étaient tous deux relativement jeunes, trente-cinq ans environ, et arboraient de longues barbes noires sur leurs joues couleur moka. Leur look était européen : jeans, tee-shirts et vestes légères pour affronter l’air frais de la nuit. L’Imam Khalil n’exigeait pas d’accoutrement religieux ni de vêtements spécifiques à ses disciples. En fait, depuis qu’ils avaient quitté la Syrie, il préférait que ses hommes se fondent dans la masse autant que possible, pour des raisons qui semblaient évidentes à Adrien, sachant ce que les deux hommes venaient se procurer ici.
“Cheval.” L’un des syriens fit un signe de tête presque révérencieux à Adrien. “Avancer ? Dis-nous.” Il parlait dans un français extrêmement basique.
“Avancer ?” répéta Adrien, confus.
“Je pense qu’il demande si tu as progressé,” expliqua gentiment Claudette.
Adrien esquissa un sourire moqueur. “Son français est pourri.”
“Tout comme ton arabe,” rétorqua Claudette.
Bien envoyé, pensa Adrien. “Dis-lui que le processus prend du temps, que c’est méticuleux et qu’il faut de la patience. Mais les choses avancent bien.”
Claudette relaya le message en arabe et les deux hommes firent un signe de tête en guise d’approbation.
“Petit morceau ?” demanda le deuxième homme. On aurait dit qu’ils faisaient l’effort d’essayer de parler français pour lui.
“Ils sont venus pour l’échantillon,” dit Claudette à Adrien, même s’il avait deviné le sens de ces deux mots, étant donné le contexte. “Tu veux bien leur donner ?” Il était évident pour lui que Claudette n’avait aucune envie de toucher le dangereux récipient, scellé ou pas.
Adrien acquiesça, mais ne bougea pas. “Demande-leur pourquoi Khalil n’est pas venu lui-même.”
Claudette se mordit la lèvre et lui toucha gentiment le bras. “Chéri,” dit-elle à voix basse, “Je suis sûre qu’il est occupé ailleurs…”
“Qu’est-ce qui pourrait bien être plus important que ça ?” insista Adrien. Il s’était vraiment attendu à voir l’Imam.
Claudette posa la question en arabe. Les deux syriens froncèrent les sourcils et se regardèrent l’un l’autre avant de répondre.
“Ils m’ont répondu qu’il rend visite à des infirmes ce soir,” dit Claudette en français à Adrien, “afin de prier pour leur libération de ce monde physique.”
Un souvenir traversa l’esprit d’Adrien : sa mère, seulement quelques jours avant sa mort, étendue dans son lit les yeux ouverts, mais hagards. Elle était à peine consciente à cause des médicaments sans lesquels elle aurait vécu un enfer permanent. Toutefois, avec eux, elle était pratiquement comateuse. Dans les semaines qui avaient précédé son décès, elle n’avait plus conscience du monde autour d’elle. Il avait souvent prié pour sa guérison, assis à son chevet. Pourtant, vers la fin, ses prières avaient changé et il s’était retrouvé à souhaiter que sa fin soit rapide et sans douleur.
“Qu’est-ce qu’il va faire avec ?” demanda Adrien. “Avec l’échantillon.”
“Il va s’assurer que ta mutation fonctionne,” répondit simplement Claudette. “Tu le sais bien.”
“Oui, mais…” Adrien s’interrompit. Il savait que ce n’était pas son rôle de questionner les intentions de l’Imam mais, soudain, il avait un besoin urgent de savoir. “Va-t-il le tester de façon privée ? Dans un lieu reculé ? Il est important de ne pas dévoiler notre jeu trop tôt. Le reste du lot n’est pas prêt…”
Claudette s’adressa brièvement aux deux syriens, puis elle attrapa Adrien par la main et l’entraîna dans la cuisine. “Mon amour,” dit-elle à voix basse, “je sens que tu as des doutes. Dis-moi ce qui se passe.”
Adrien soupira. “En effet,” admit-il. “C’est le seul minuscule échantillon, même pas aussi stable que vont l’être les autres. Et si ça ne marche pas ?”
“Ça va marcher.” Claudette passa ses bras autour de lui. “J’ai totalement confiance en toi, et l’Imam Khalil aussi. On t’a donné cette opportunité. Tu es béni, Adrien.”
Tu es béni. C’étaient les mêmes mots que Khalil avait utilisés lors de leur rencontre. Trois mois auparavant, Claudette avait emmené Adrien en voyage en Grèce. Khalil, comme tant de syriens, était un réfugié. Mais ce n’était pas un réfugié politique, ni le produit d’une nation déchirée par la guerre. C’était un réfugié religieux, chassé aussi bien par les sunnites que par les chiites, à cause de ses notions idéalistes. La spiritualité de Khalil était une fusion entre la foi islamique et certaines des influences philosophiques ésotériques de Druze, telles que la vérité et la transmigration de l’âme.
Adrien avait rencontré le saint homme dans un hôtel d’Athènes. L’Imam Khalil était un homme gentil avec un sourire agréable, portant un costume brun, ses cheveux noirs parfaitement peignés et sa barbe noire rasée de près. Le jeune français avait totalement été pris de court lors de leur première rencontre, quand l’Imam lui avait demandé de prier avec lui. Ils s’étaient assis tous les deux sur un tapis, face à La Mecque, et avaient prié en silence. Il y avait une sérénité dans l’air qui entourait l’Iman comme une aura, une placidité qu’Adrien n’avait pas ressentie depuis l’enfance, quand il était alors dans les bras réconfortants de sa mère.
Après la prière, les deux hommes avaient fumé à un narguilé en verre et bu du thé, alors que Khalil parlait de son idéologie. Ils avaient discuté de l’importance d’être honnête envers soi-même. Khalil pensait que le seul moyen pour l’humanité d’absoudre ses péchés était une vérité absolue, ce qui permettrait à l’âme de se réincarner dans un être pur. Il avait posé de nombreuses questions à Adrien à propos de la science et de la spiritualité. Il avait parlé ensemble de la mère d’Adrien et Khalil lui avait promis que, quelque part sur cette terre, elle était née de nouveau, pure, belle et en bonne santé. Le jeune français avait trouvé un immense réconfort dans ces paroles.
Khalil avait ensuite parlé de l’Imam Mahdi, le Rédempteur, le dernier des Imams, des hommes saints. Mahdi serait celui qui apporterait le Jour du Jugement et qui débarrasserait le monde du mal. Khalil pensait que ça arriverait très bientôt et, après la rédemption du Mahdi, viendrait l’utopie. Chaque être dans l’univers serait sans faille, intelligent et inaltérable.
Les deux hommes étaient restés assis ensemble pendant plusieurs heures, tard dans la nuit et, quand la tête d’Adrien était devenue aussi brumeuse que l’épais brouillard dans l’air autour d’eux, il avait fini par poser la question qui lui trottait dans la tête.
“Est-ce que c’est vous, Khalil ?” avait-il demandé au saint homme. “Êtes-vous le Mahdi ?”
L’Imam Kahlil avait esquissé un large sourire à ces mots. Il avait pris la main d’Adrien dans la sienne et avait dit gentiment, “Non, mon fils. C’est toi. Tu es béni. Je peux le voir aussi clairement que je vois ton visage.”
Je suis béni. Dans la cuisine de leur appartement de Marseille, Adrien colla ses lèvres contre le front de Claudette. Elle avait raison : il avait fait une promesse à Khalil et il devait la tenir. Il récupéra la boîte en acier sur le comptoir et la rapporta aux deux arabes en train d’attendre. Il déclipsa le couvercle et souleva la moitié supérieure du cube en mousse pour leur montrer le minuscule flacon de verre hermétiquement scellé qui se trouvait à l’intérieur.
On aurait dit qu’il n’y avait rien dans le flacon… ce qui faisait partie de la nature même d’être l’une des substances les plus dangereuses du monde entier.
“Chérie,” dit Adrien en replaçant la mousse et en refermant soigneusement le couvercle. “J’ai besoin que tu leur dises dans des termes très clairs qu’ils ne doivent absolument en aucun cas toucher ce flacon. Il doit être manipulé avec la précaution la plus extrême.”
Claudette relaya le message en arabe. Soudain, le syrien qui tenait la boîte eut l’air bien moins à son aise que l’instant d’avant. L’autre homme fit un signe de tête pour remercier Adrien et murmura une phrase en arabe qu’Adrien comprit : “Allah est avec toi, que la paix t’accompagne.” Ensuite, sans prononcer un mot de plus, les deux hommes quittèrent l’appartement.
Une fois qu’ils furent partis, Claudette tourna le verrou et remit la chaîne, puis elle se tourna vers son amant avec une expression rêveuse et satisfaite sur les lèvres.
Adrien, cependant, restait enraciné sur place, le visage sombre.
“Mon amour ?” dit-elle avec prudence.
“Qu’est-ce que je viens de faire ?” murmura-t-il. Il connaissait déjà la réponse : il venait de remettre un virus mortel entre les mains de deux étrangers, non pas entre celles de l’Iman Khalil. “Et s’ils ne lui donnent pas ? Et s’ils le font tomber, qu’ils l’ouvrent ou…”
“Mon amour.” Claudette passa ses bras autour de sa taille et posa sa tête contre sa poitrine. “Ce sont des disciples de l’Imam. Ils vont faire très attention et l’emmener là où il doit aller. Aies confiance. Tu viens de faire le premier pas pour changer le monde en mieux. Tu es le Mahdi. Ne l’oublie pas.”
“Oui,” dit-il doucement. “Bien sûr. Tu as raison, comme toujours. Et je dois terminer.” Si cette mutation ne marchait pas comme elle le devrait, ou s’il ne produisait pas le lot complet, il n’avait aucun doute que ce serait considéré comme un échec, non seulement aux yeux de Khalil, mais aussi aux yeux de Claudette. Sans elle, il s’effondrerait. Il avait besoin d’elle comme on a besoin d’air, de nourriture ou des rayons du soleil.
Pourtant, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander ce qu’ils allaient faire de l’échantillon : si l’Imam Khalil allait le tester de façon privée, dans un lieu reculé, ou s’il allait le relâcher publiquement.
Mais il le découvrirait bien vite de toute façon.
CHAPITRE SIX
“Papa, tu n’as pas besoin de m’accompagner à la porte à chaque fois,” Maya lui saisit le bras, alors qu’ils traversaient Dahlgren Quad vers Healy Hall sur le campus de Georgetown.
“Je sais que je n’ai pas besoin de le faire,” répondit Reid. “J’en ai envie. Quoi, tu as honte d’être vue en compagnie de ton père ?”
“Ce n’est pas ça,” murmura Maya. Le trajet s’était fait en silence, Maya regardant pensivement par la fenêtre, alors que Reid essayait de trouver un sujet de conversation sans y parvenir.
Maya approchait de la fin de sa première année au lycée, mais elle avait déjà testé un peu le programme AP et avait donc commencé à prendre quelques cours par semaine sur le campus de Georgetown. C’était une belle immersion dans le monde de l’université et ça aurait belle allure sur sa candidature, d’autant que Georgetown était pour l’instant son premier choix. Reid avait non seulement insisté pour conduire Maya à l’université, mais également pour l’accompagner jusqu’à sa salle de cours.
La veille au soir, quand Maria avait soudain été forcée de couper court à leur rencart, Reid s’était dépêché de rentrer chez lui retrouver ses filles. Il était extrêmement perturbé par la nouvelle de l’évasion de Rais. Sur le trajet du retour, ses doigts tremblaient sur le volant de sa voiture, mais il s’était efforcé de rester calme et avait tenté de réfléchir de manière logique. La CIA était déjà à sa poursuite, tout comme Interpol très certainement. Il connaissait le protocole : chaque aéroport serait surveillé et des blocages routiers seraient établis sur les voies principales de Sion. Et Rais n’avait plus d’alliés vers qui se tourner.
En outre, l’assassin s’était échappé en Suisse, à plus de six mille kilomètres de là. La moitié d’un continent et un océan entier le séparait de Kent Steele.
Pourtant, il savait qu’il se sentirait beaucoup mieux quand il saurait Rais de nouveau en détention. Il ne doutait pas des capacités de Maria, mais il regrettait de ne pas avoir eu la présence d’esprit de lui demander de le tenir au courant à chaque avancée.
Maya et lui atteignaient l’entrée de Healy Hall quand Reid s’arrêta. “Très bien, on se voit après tes cours ?”
Elle lui jeta un regard suspicieux. “Tu ne m’accompagne pas à l’intérieur ?”
“Pas aujourd’hui.” Il avait l’impression de savoir pourquoi Maya avait été si silencieuse ce matin. Il lui avait donné une once d’indépendance le soir d’avant mais, aujourd’hui, il reprenait de nouveau ses habitudes. Il fallait qu’il garde en tête que ce n’était plus une petite fille. “Écoute, je sais que je t’ai un peu étouffée ces derniers temps…”
“Un peu ?” ironisa Maya.
“…Et j’en suis désolée. Tu es une jeune femme capable, pleine de ressources et intelligente. Et tu veux juste un peu d’indépendance. Je le comprends. Ma nature surprotectrice est mon problème, pas le tien. Tu n’as rien fait pour que je me conduise ainsi.”
Maya essaya de cacher le sourire sur son visage. “Je rêve où tu viens de dire que ce n’est pas ma faute, mais la tienne ?”
Il acquiesça. “Oui, parce que c’est la vérité. Je ne pourrais jamais me le pardonner si quelque chose t’arrivait et que je n’étais pas là.”
“Mais tu ne seras pas toujours là,” répondit-elle, “malgré tous tes efforts. Et je dois être en mesure de pouvoir gérer mes problèmes toute seule.”
“Tu as raison. Je vais faire de mon mieux pour lâcher un peu de lest.”
Elle haussa un sourcil. “Tu me le promets ?”
“Je te le promets.”
“OK.” Elle se hissa sur la pointe des pieds et déposa un baiser sur sa joue. “On se voit après les cours.” Elle se dirigeait vers sa salle de classe, mais une pensée lui vint d’un coup. “Tu sais quoi ? Je devrais peut-être apprendre à tirer, juste au cas où…”
Il pointa un doigt vers elle en guise d’avertissement. “Ne pousse pas le bouchon non plus.”
Elle esquissa un sourire, puis s’évanouit dans le couloir. Reid s’attarda dehors pendant quelques minutes. Bon dieu, ses filles grandissaient trop vite. Dans deux petites années, Maya serait légalement une adulte. Bientôt il y aurait des voitures, des frais universitaires, et… Et, tôt ou tard, il y aurait des garçons. Heureusement, ça n’était pas encore arrivé.
Il se changea les idées en admirant l’architecture du campus, tandis qu’il se dirigeait vers Copley Hall. Il ne se lasserait jamais de se promener dans l’université, de profiter de ses structures des dix-huit et dix-neuvième siècles, beaucoup ayant été bâties dans le style Romanesque Flamand qui prospérait en Europe au Moyen-Âge. En outre, la mi-mars en Virginie était le moment où change la saison, avec un climat qui arrivait à dépasser les 10 ou 15 degrés les plus beaux jours.
Son rôle en tant que professeur adjoint consistait généralement à gérer des classes plus petites, de vingt-cinq à trente étudiants à la fois, dont la spécialité était principalement l’histoire. Ses cours étaient axés sur la guerre et il remplaçait souvent le Professeur Hildebrandt, un titulaire qui voyageait fréquemment pour un livre qu’il était en train d’écrire.
Ou peut-être est-ce un agent secret de la CIA, songea Reid avec amusement.
“Bonjour,” dit-il bruyamment en entrant dans la salle de classe. La plupart de ses étudiants était déjà là à son arrivée, donc il se hâta de rejoindre l’avant de la pièce, de poser sa sacoche sur le bureau et de retirer son manteau en tweed. “Étant donné que j’ai quelques minutes de retard, rentrons directement dans le vif du sujet.” Il était content de donner de nouveau des cours. Il se sentait dans son élément, du moins l’un d’entre eux. “Je suis sûr que l’un d’entre vous peut me dire quel a été l’événement le plus dévastateur, en termes de nombre de morts, de l’histoire de l’Europe ?”
“La Seconde Guerre Mondiale,” répondit immédiatement quelqu’un.
“L’un des pires au niveau mondial, c’est clair,” répondit Reid, “mais la Russie s’en est bien moins tirée que l’Europe au niveau des chiffres. Quoi d’autre ?”
“La conquête mongole,” proposa une brune à queue de cheval.
“Une autre bonne idée, mais vous réfléchissez en termes de conflits armés. Or, ce à quoi je pense est moins anthropogénique : c’est plus biologique.”
“La peste noire,” murmura un blond au premier rang.
“Oui, c’est exact, Monsieur… ?”
“Wright,” répondit le gamin.
Reid esquissa un sourire. “M. Wright, en êtes-vous sûr ?”
Le jeune sourit timidement et secoua la tête.
“Oui, M. Wright a raison : il s’agit de la peste noire. La pandémie de la peste bubonique débuta en Asie Centrale, voyagea le long de la route de la soir, fut transmise en Europe à cause des rats sur les navires marchands et, au quatorzième siècle, tua soixante-quinze à deux-cents millions de gens d’après les estimations.” Il marcha un moment pour ponctuer ses propos. “Cela fait une énorme différence, n’est-ce pas ? Comment ces chiffres peuvent-il être aussi larges ?”
La brune du troisième rang leva timidement la main. “Parce qu’ils n’avaient pas de bureau de recensement il y a sept-cents ans ?”
Reid et quelques autres se mirent à rire. “Eh bien, non, en effet. Mais c’est également à cause de la rapidité avec laquelle la peste s’est propagée. Je veux dire, nous sommes en train de parler de plus d’un tiers de la population de l’Europe tuée en l’espace de deux ans. Pour remettre ça en perspective, c’est comme si toute la côte Est et la Californie avaient été vidées de leurs habitants.” Il se pencha sur son bureau et croisa les bras. “Maintenant, je sais ce que vous êtes en train de vous dire. ‘Professeur Lawson, n’êtes-vous pas censé venir nous parler des guerres ?’ Si, et c’est ce que je vais faire tout de suite.”
“Quelqu’un a mentionné la conquête mongole. Pendant une brève période, Gengis Khan a eu le plus grand empire contigu de l’histoire et ses forces ont marché sur l’Europe de l’Est pendant les années de peste en Asie. Khan est considéré comme l’un des premiers à avoir utilisé ce que nous appelons maintenant la guerre biologique. Si une ville ne se rendait pas, son armée catapultait des corps infestés par la peste par-dessus leurs remparts. Et ensuite… elle n’avait plus qu’à attendre un peu.”
M. Wright, le blond du premier rang, fronça le nez de dégoût. “Impossible que ce soit vrai.”
C’est vrai, je vous l’assure. Siège de Kafa, où est à présent la Crimée, en 1346. Vous voyez, on se plaît à penser qu’une chose comme la guerre biologique est un nouveau concept, mais ce n’est pas le cas. Avant que nous ayons des tanks, des drones, des missiles ou même des armes à feu au sens moderne du terme, nous, euh… ils, euh…”
“Pourquoi est-ce que tu possèdes un truc pareil, Reid ?” demande-t-elle d’un ton accusateur. Ses yeux semblent plus apeurés qu’en colère.
À sa mention du mot “armes,” un souvenir venait de surgir dans sa tête, le même qu’avant, mais plus clair cette fois. Dans la cuisine de leur ancienne maison en Virginie. Kate a trouvé quelque chose en faisant la poussière dans l’un des conduits de la climatisation.
Un flingue sur la table, petit, un LC9 neuf millimètres argenté. Kate gesticule des mains en direction de l’arme, comme si c’était un objet maudit. “Pourquoi est-ce que tu possèdes un truc pareil, Reid ?”
“C’est… juste pour se protéger,” mens-tu.
“Se protéger ? Est-ce que tu sais au moins t’en servir ? Et si l’une des filles était tombée dessus ?”
“Elles ne feraient pas…”
“Tu sais à quel point Maya peut être curieuse. Bon sang, Je ne veux même pas savoir comment tu te l’es procuré. Je ne veux pas de ce truc chez nous. S’il te plaît, débarrasse-toi de ça.”
“Bien sûr. Je suis désolé, Katie.” Katie… le nom que tu lui réserve quand elle est en colère.
Tu prends délicatement le flingue sur la table, comme si tu ne savais pas comment le manipuler.
Une fois qu’elle sera partie au travail, tu devras récupérer les onze autres armes planquées dans toute la maison. Leur trouver de meilleures cachettes.
“Professeur ?” le jeune homme blond, Wright, regardait Reid d’un air inquiet. “Vous allez bien ?”
“Euh… ouais.” Reid se redressa et se râcla la gorge. Il avait mal aux doigts : il avait serré fort les bords du bureau quand le souvenir l’avait happé. “Ouais, désolé.”
Il n’avait plus aucun doute à présent. Il était sûr d’avoir perdu au moins un souvenir de Kate.
“Euh… désolé les jeunes, mais je ne me sens pas très bien tout à coup” dit-il à ses élèves. “C’est arrivé subitement. Disons, euh, qu’on va en rester là pour aujourd’hui. Je vais vous donner de la lecture et nous reprendrons tout ça lundi.”
Ses mains tremblèrent pendant qu’il leur donnait les numéros de pages à lire. De la sueur se mit à perler sur son front, alors que les étudiants quittaient la pièce. La brune du troisième rang s’arrêta devant son bureau. “Vous n’avez vraiment pas l’air bien, Professeur Lawson. Vous voulez que l’on prévienne quelqu’un ?”
Une migraine était en train de se former à l’avant de son crâne, mais il se força à esquisser un sourire qu’il espérait agréable. “Non, merci, ça va aller. J’ai juste besoin de me reposer.”
“OK. Bon rétablissement, Professeur.” Elle quitta également la salle de cours.
Dès qu’il se retrouva seul, il fouilla dans le tiroir de son bureau, trouva des cachets d’aspirine et les avala avec l’eau qu’il sortit d’une bouteille dans son sac.
Il s’enfonça dans sa chaise et attendit que son rythme cardiaque se calme. Les souvenirs n’avaient pas seulement eux un impact mental ou émotionnel sur lui, ils avaient également eu un effet réellement physique. L’idée de perdre les souvenirs qu’il avait de Kate, alors qu’il l’avait déjà perdue elle, lui donnait la nausée.
Au bout de quelques minutes, la sensation de malaise dans son estomac commença à s’estomper, contrairement aux pensaient qui affluaient dans son esprit. Il ne pouvait plus se chercher d’excuses : il devait prendre une décision. Il allait devoir déterminer quoi faire ensuite. Chez lui, dans une boîte sur son bureau, se trouvait la lettre lui indiquant vers qui se tourner pour obtenir de l’aide : un médecin suisse du nom de Guyer, le neurochirurgien qui lui avait installé le suppresseur de mémoire dans la tête. Si quelqu’un pouvait l’aider à retrouver la mémoire, c’était bien lui. Reid venait de passer ce dernier mois à changer sans cesse d’avis, à savoir s’il devait ou non tenter de retrouver totalement ses souvenirs.
Mais des souvenirs concernant sa femme étaient partis et il n’avait aucun autre moyen de savoir si d’autres choses avaient été effacées avec le suppresseur.
À présent, il était prêt.
CHAPITRE SEPT
“Regarde-moi,” dit l’Imam Khalil en arabe. “S’il te plaît.”






