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Reid s’enfonça dans son siège, choqué par son accès de violence. Il n’était même pas en colère contre elle, tellement il était surpris par la force de sa réaction.
“Ce n’est pas un rêve de conte de fées pour petite fille,” dit-elle rapidement à voix basse. “C’est ce que je veux. Je le sais maintenant. Tout comme je sais ce qui empêche Sara de dormir la nuit. Elle fait des cauchemars à cause de cette expérience et de ce qu’elle a vécu. Ce à quoi elle a survécu. Mais ce n’est pas ce qui me traumatise. Ce qui me tient éveillée est de savoir que ça continue de se produire, quelque part, en ce moment même. Ce que j’ai vu et ce que j’ai subi est la vie de quelqu’un. Pendant que je suis dans mon lit chaud, que je mange une pizza ou que je vais en cours, il y a des femmes et des enfants qui vivent comme ça chaque jour de leur vie… jusqu’à leur mort.”
Maya posa un pied sur la chaise et remonta le bas de son pantalon de pyjama jusqu’au genou. Là, sur son mollet, se trouvaient les fines cicatrices rougeâtres qui épelaient trois mots : ROUGE. 23. POLO. C’était le message qu’elle avait gravé sur sa propre jambe quelques instants avant que la drogue des trafiquants ne fasse effet sur elle, le message qui avait fourni un indice sur l’endroit où Sara avait été emmenée.
“Tu peux penser que c’est une passade, si tu veux,” lâcha Maya. “Mais ces cicatrices ne partiront pas. Je les aurai pour le restant de mes jours et, chaque fois que je les verrai, je me souviendrai que ce j’ai vécu arrive encore à d’autres. Tout ce que j’ai fait, c’est de comprendre que si je veux que ça s’arrête, la meilleure chose à faire est de faire partie des gens qui essaient d’empêcher ça.” Elle baissa son pantalon de pyjama.
Reid eut la gorge sèche. Il ne pouvait pas contredire l’argument de sa fille, mais il ne pouvait pas l’approuver non plus. Une chose que Maria lui avait dit une fois lui revint en tête : Tu ne peux pas sauver tout le monde. Mais il pouvait empêcher sa fille de vivre le type de vie dans lequel il avait été replongé. “Je suis désolé,” finit-il par dire. “Mais peu importe à quel point tes intentions sont nobles, je ne peux pas te soutenir dans cette démarche. Et je ne le ferai pas.”
“Je n’ai pas besoin de ton soutien,” déclara Maya. “Je me suis juste dit qu’il fallait que tu sache la vérité.” Elle quitta en trombes la salle à manger, ses pieds nus martelant les marches de l’escalier. Un instant plus tard, il entendit une porte claquer.
Reid s’avachit sur sa chaise et soupira. La pizza était froide. L’une de ses filles se terrait dans son silence et l’autre était déterminée à en découdre avec les malfrats de ce monde. La psychologue, Dr. Branson, lui avait demandé d’être patient avec Sara. Elle avait dit que le temps guérit toutes choses mais, au lieu de ça, il avait remis le sujet sur le tapis et l’avait perturbée à nouveau. Et pour couronner le tout, l’intention de Maya de rejoindre les rangs de la CIA était bien la dernière chose qu’il aurait cru entendre.
Bizarrement, il admirait sa capacité à canaliser le traumatisme qu’elle avait subi pour le transformer en une cause. Mais il ne pouvait tout bonnement pas accepter les moyens qu’elle avait choisi pour le faire. Il repensa à tout ce qu’il avait vécu et aux blessures qu’il avait subies. Aux choses qu’il avait dû faire et aux menaces qu’il avait dû stopper. Aux gens qui l’avaient aidé et à tous ceux qu’il avait laissé, blessés ou morts, le long du chemin.
Reid réalisa soudain qu’il n’avait aucune idée de ce qu’il l’avait amené à devenir membre de la CIA au départ. Ses propres motivations étaient depuis longtemps perdues, enterrées dans un recoin sombre de son esprit à cause du suppresseur de mémoire. Il était d’ailleurs possible qu’il ne se souvienne jamais pourquoi il était devenu l’agent de la CIA Kent Steele.
Tu sais que c’est faux, se dit-il. Il y aurait bien un moyen de le savoir.
*
Le bureau de Reid se trouvait au deuxième étage de la maison, dans la plus petite des chambres qu’il avait équipée d’un bureau, d’étagères et d’une impressionnante collection de livres. Il aurait dû préparer ses cours pour lundi sur la réforme Protestante et la Guerre de Trente Ans. En tant que professeur auxiliaire d’histoire de l’Europe à l’Université de Georgetown, Reid exerçait à peine à mi-temps, mais il avait besoin d’aller enseigner en classe. Cela représentait un retour à la normalité, celui-là même qu’il souhaitait pour ses filles. Mais cette tâche attendrait.
Au lieu de s’y mettre, Reid posa avec respect un disque noir sur le socle d’un vieux phonographe dans l’angle, puis abaissa l’aiguille Il ferma les yeux pendant que le Concerto pour Piano N°21 de Mozart commençait, lent et mélodieux, comme le dégel du printemps après le long froid d’hiver. Il sourit. La machine avait plus de soixante-quinze ans, mais elle marchait toujours parfaitement bien. C’était un cadeau que Kate lui avait fait pour leur cinquième anniversaire de mariage, ayant trouvé ce phonographe délabré dans un vide grenier pour la modique somme de six dollars. Ensuite, elle avait dépensé plus de deux-cents dollars pour le faire restaurer et qu’il retrouve son ancienne gloire.
Kate. Son sourire se transforma en grimace.
Tu es dans le site secret du Maroc surnommé Enfer Six. Tu interroges un terroriste notoire.
Il y a un appel pour toi. C’est le Directeur Adjoint Cartwright. Ton patron.
Il ne prend pas de pincettes. Votre femme, Kate, a été tuée.
C’était arrivé alors qu’elle sortait du boulot et se dirigeait vers sa voiture. On avait administré à Kate une puissante dose de tétrodotoxine, également connue en tant que TTX, un puissant poison causant une paralysie soudaine du diaphragme. Elle avait suffoqué dans la rue et était morte en moins d’une minute.
Au cours des semaines ayant suivi leur retour d’Europe de l’Est, Reid avait plusieurs fois revisité sa mémoire… ou plutôt sa mémoire lui avait rendu visite, se frayant un chemin à coup de mal de crâne quand il s’y attendait le moins. Tout lui rappelait Kate, des meubles de leur salon à l’odeur qui, étrangement, restait sur son oreiller. De la couleur des yeux de Sara au menton anguleux de Maya, elle était partout… ainsi que la vérité qu’il cachait à ses filles.
Il avait tenté plusieurs fois de se souvenir d’autres d’éléments, mais il n’état pas sûr d’en savoir plus en définitive. Après le meurtre de sa femme, Kent Steele s’était livré à un sanglant carnage en Europe et au Moyen Orient, tuant des dizaines de personnes associées à l’organisation terroriste Amon. Puis, était venu le suppresseur de mémoire et les deux années consécutives d’ignorance totale étonnement salvatrices.
Reid se dirigea vers son placard, dans le coin opposé de la pièce. Dedans, se trouvait un petit sac noir que les agents de la C IA appelaient le sac anti-insectes. Il y avait à l’intérieur tout ce dont un agent de terrain pouvait avoir besoin pour se mettre à l’ombre durant un laps de temps indéterminé, si la situation l’exigeait. Ce sac-là avait appartenu à son meilleur ami à présent décédé, l’Agent Alan Reidigger. Reid avait peu de souvenirs de cet homme, mais assez pour savoir que Reidigger l’avait aidé quand il en avait eu besoin et l’avait payé de sa propre vie.
Le plus important était la lettre qui se trouvait dans le sac. Il la sortit et la déplia soigneusement, usée qu’elle était par le temps, pour la relire.
Salut Zéro, commençait prophétiquement la lettre. Si tu lis ceci, c’est que je suis probablement mort.
Il sauta quelques paragraphes, afin de poursuivre sa lecture plus loin.
La CIA voulait te récupérer, mais tu n’as rien voulu savoir. Ce n’était pas seulement à cause de ta croisade. Il y avait autre chose, quelque chose que tu étais près de découvrir… trop près. Je ne peux pas te dire ce dont il s’agit, car je ne le sais pas moi-même. Tu ne me l’aurais jamais dit, ce qui signifie que c’est vraiment du lourd.
Reid pensait savoir à quoi Reidigger faisait référence : la conspiration. Un bref flash de mémoire, qui lui était revenu tandis qu’il traquait l’Imam Khalil et le virus de la variole, lui avait indiqué qu’il était au courant de quelque chose avant que le suppresseur ne soit implanté dans sa tête.
Il ferma les yeux et rappela à lui ce souvenir :
Le site secret de la CIA au Maroc. Désignation E-6, alias Enfer Six. Un interrogatoire. Tu arraches les ongles d’un arabe pour obtenir des renseignements sur l’emplacement d’un fabricant de bombes.
Entre les cris, les gémissements et sa persistance à dire qu’il ne sait pas, quelque chose d’autre émerge… Une guerre imminente. Quelque chose d’énorme se prépare. Une conspiration, fomentée par le gouvernement des États-Unis.
Tu ne le crois pas. Pas au début. Mais tu ne peux pas juste laisser tomber.
Il savait quelque chose à l’époque. Comme un puzzle qu’il avait commencé à assembler. C’est alors qu’Amon avait débarqué, que le meurtre de Kate était arrivé. Il avait été distrait et, alors qu’il avait juré de s’y remettre, il n’en avait jamais eu l’occasion.
Il lut le reste de la lettre d’Alan :
Peu importe ce dont il s’agit, c’est toujours là, enfermé quelque part dans ton cerveau. Si jamais tu as besoin de le découvrir, il existe un moyen. Le neurochirurgien qui a installé l’implant s’appelle Dr. Guyer. Son cabinet se trouve à Zurich. Il peut ramener tous tes souvenirs, si c’est ça que tu veux. Il peut aussi les supprimer de nouveau, si tu préfères. C’est à toi de choisir. Bonne chance, Zéro. —Alan
Reid ne pouvait se souvenir du nombre de fois où il s’était assis devant son ordinateur ou devant son téléphone, essayant de forcer ses doigts à taper le nom du Dr. Guyer dans la barre de recherche. Son désir de retrouver la mémoire, ou plutôt sa nécessité devenait plus intense à chaque semaine qui s’écoulait, jusqu’au point où il lui semblait à présent urgent de savoir quel était son degré de connaissance à l’époque. Il fallait qu’il soit en mesure de se souvenir de son propre passé.
Mais je ne peux pas laisser les filles. Depuis l’incident, il était hors de question de repartir directement pour la Suisse. Il serait complètement flippé pour leur sécurité, même avec les implants de suivi. Même si l’Agent Strickland les surveillait. De plus, que penseraient-elles ? Maya ne croirait jamais que c’était pour une opération médicale. Elle penserait qu’il avait repris son boulot sur le terrain.
Alors, emmène-les. La pensée était entrée si facilement dans sa tête qu’il aurait presque pu rire de ne pas y avoir pensé avant. Mais, il la repoussa tout aussi facilement. Et son travail ? Les séances de thérapie de Sara ? Ne venait-il pas juste d’essayer de convaincre Maya de retourner à l’école ?
Ne réfléchis pas trop, se dit-il. La solution la plus simple n’est-elle pas bien souvent la meilleure ? Ce n’était pas comme si quoi que ce soit d’autre avait fonctionné pour sortir Sara de sa torpeur, et Maya semblait décidée à avoir la tête dure, comme d’habitude.
Reid remit le sac anti-insectes de Reidigger dans le placard et se releva. Avant même qu’il n’ait pu convaincre son esprit de changer d’avis, il se dirigea dans le couloir vers la chambre de Maya et frappa rapidement à sa porte.
Elle l’ouvrit et croisa les bras, clairement encore en colère contre lui. “Ouais, quoi ?”
“Partons en voyage.”
Elle cligna des yeux en le regardant. “Quoi ?”
“Partons en voyage, tous les trois,” répéta-t-il en entrant dans sa chambre. “Écoute, j’ai eu tort de parler de l’incident. Je m’en rends compte à présent. Sara n’a pas besoin que je le lui rappelle. Elle a besoin de tout l’inverse.” Ses mots étaient précipités, ses mains gesticulaient, mais il poursuivit. “Ce dernier mois, elle n’a fait que rester allongée et réfléchir à ce qui s’est passé. Peut-être qu’elle a besoin de se changer les idées. Peut-être qu’elle a juste besoin de se créer à nouveau des souvenirs agréables pour se rappeler à quel point les choses peuvent être bien.”
Maya fronça les sourcils, comme si elle luttait pour suivre sa logique. “Alors, comme ça, tu veux partir en voyage. Et où ça ?”
“Allons faire du ski,” répondit-il. “Tu te souviens quand nous étions partis dans le Vermont, il y a quatre ou cinq ans ? Tu te rappelles à quel point Sara avait aimé la piste lapin ?”
“Je m’en souviens,” dit Maya, “mais Papa, on est en avril. La saison de ski est terminée.”
“Pas dans les Alpes en tout cas.”
Elle le fixa des yeux comme s’il avait perdu la tête. “Tu veux aller dans les Alpes ?”
“Oui. En Suisse, plus précisément. Et je sais que tu dois trouver ça dingue, mais j’ai bien réfléchi cette fois. Ce n’est pas nous rendre service que de végéter ici. Nous avons besoin de changer d’air… en particulier Sara.”
“Mais… et ton travail ?”
Reid haussa les épaules. “Je vais la jouer fine.”
“Plus personne ne dit ça de nos jours.”
“Ne t’inquiète pas pour ce que je vais dire à l’université,” dit-il. Et à l’agence. “La famille passe avant tout.” Reid était presque sûr que la CIA n’allait pas le virer s’il demandait un congé pour passer du temps avec ses filles. En fait, il était quasiment certain qu’ils ne le laisseraient pas démissionner, même s’il le voulait. “Sara se fait enlever son plâtre demain. Nous pouvons partir cette semaine. Qu’en dis-tu ?”
Maya se mordit la lèvre. Il connaissait cet air. Elle faisait de son mieux pour éviter d’esquisser un sourire. Elle n’était pas vraiment ravie de la façon dont il avait accueilli la nouvelle qu’elle venait de lui annoncer, mais elle acquiesça. “D’accord. C’est une bonne idée. Ouais, partons en voyage.”
“Génial.” Reid l’attrapa par les épaules et déposa un baiser sur le front de sa fille avant même qu’elle puisse se dégager. Avant de quitter la chambre, il jeta un bref coup d’œil vers elle et vit qu’elle souriait.
Il se glissa ensuite dans la chambre de Sara et la trouva allongée sur le dos en train de regarder fixement au plafond. Elle ne tourna même pas les yeux vers lui et il s’agenouilla près d’elle.
“Hé,” dit-il dans un murmure. “Je suis désolé pour ce qui s’est passé au dîner. Mais j’ai une idée. Que dirais-tu qu’on fasse un petit voyage ? Juste toi, Maya et moi ? Nous irions dans un coin sympa, quelque part, loin d’ici. Est-ce que ça te plairait ?”
Sara inclina la tête vers lui, juste assez pour que son regard croise le sien. Puis, elle acquiesça d’un léger signe de tête.
“Ouais ? Bien. Alors c’est ce que nous allons faire.” Il tendit le bras et prit sa main dans la sienne. Il fut alors presque sûr d’avoir senti Sara serrer très légèrement ses doigts.
Ça va marcher, se dit-il. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait optimiste.
Et les filles n’avaient pas besoin de savoir quelle était l’autre motivation derrière tout ça.
CHAPITRE CINQ
Maria Johansson avança dans le hall de l’aéroport Atatürk d’Istanbul, en Turquie, puis poussa la porte des toilettes pour dames. Elle venait de passer ces derniers jours sur la piste de trois journalistes israéliens qui avaient disparu alors qu’ils étaient partis en reportage sur la secte des fanatiques de l’Imam Khalil, ceux-là même qui avaient failli libérer un virus mortel de la variole sur le monde développé. On suspectait que la disparition des journalistes puisse avoir un rapport avec les disciples survivants de Khalil, mais leur piste n’avait rien donné en Irak, s’arrêtant à leur destination de Bagdad.
Elle doutait vraiment qu’on les retrouve un jour, sauf si la personne responsable de leur disparition en revendiquait la responsabilité. Elle avait actuellement l’ordre de suivre une piste présumée comme quoi l’un des journalistes avait été ici, à Istanbul, puis de retourner au quartier général régional de la CIA à Zurich, où elle serait débriefée et peut-être réassignée si l’opération était considérée comme terminée.
Mais, en attendant, elle avait rendez-vous avec quelqu’un d’autre.
Dans le box des WC, Maria ouvrit son portefeuille et en sortit un sac étanche en plastique épais. Avant d’enfermer dedans le téléphone fourni par la CIA, elle écouta la boîte vocale de sa ligne privée.
Il n’y avait pas de nouveau message. Il semblait que Kent avait renoncé à essayer de la joindre. Il avait laissé plusieurs messages vocaux au cours des dernières semaines, un tous les deux ou trois jours. Dans ses courts monologues, il lui avait parlé de ses filles, de la façon dont Sara gérait le traumatisme découlant des événements qu’elle avait endurés. Il avait parlé de son boulot à la Division des Ressources Nationales qui était tellement fade par rapport au travail de terrain. Il lui avait dit qu’elle lui manquait.
C’était un léger soulagement qu’il ait lâché l’affaire. Au moins, elle n’aurait plus à entendre le son de sa voix en réalisant à quel point il lui manquait aussi.
Maria mit le téléphone dans le sac plastique, ferma la fermeture éclair et le fit lentement descendre dans le réservoir des toilettes avant de refermer le couvercle. Elle ne voulait pas risquer que des oreilles indiscrètes puissent écouter sa conversation.
Puis, elle sortit des toilettes et parcourut le terminal jusqu’à une porte où attendaient environ deux douzaines de personnes. Le tableau des vols annonçait que l’avion pour Kiev partirait dans une heure et demie.
Elle s’assit sur une chaise rigide en plastique faisant partie d’une rangée de six sièges. L’homme était déjà derrière elle, assis dans le rang opposé, de dos à elle avec un magazine automobile ouvert devant son visage.
“Calendula,” dit-il d’une voix rauque, mais basse. “Au rapport.”
“Il n’y a rien à rapporter,” répondit-elle en ukrainien. “L’Agent Zéro est rentré chez lui avec sa famille. Et, depuis, il m’évite.”
“Oh ?” dit curieusement l’ukrainien. “Vraiment ? Ou est-ce que c’est toi qui l’évites ?”
Maria hausa les épaules, mais ne se retourna pas vers le type. Il ne pouvait dire une chose pareille que s’il savait que c’était vrai. “Vous avez piraté mon téléphone privé ?”
“Bien sûr,” répondit sans détour l’ukrainien. “On dirait que l’Agent Zéro a très envie de te parler. Pourquoi est-ce que tu ne l’as pas recontacté ?”
Tout ça n’avait rien à voir avec les ukrainiens, mais Maria évitait Kent pour la bonne et simple raison qu’elle lui avait encore menti, non pas une fois, mais deux. Elle lui avait dit que les ukrainiens avec qui elle travaillait étaient des membres des Services de Renseignement Étrangers. Et même si certains de leur faction l’avaient peut-être été, à un moment donné, ils étaient à peu près aussi loyaux au FIS que Maria à la CIA.
Le second mensonge était qu’elle allait arrêter de travailler avec eux. Kent avait clairement exprimé qu’il ne faisait pas confiance aux ukrainiens, tandis qu’ils étaient en route pour sauver ses filles. Et Maria avait accepté, à moitié à contre-cœur, de mettre un terme à ses relations avec eux.
Elle ne l’avait pas fait. Pas encore. Mais ça faisait partie des raisons de ce rendez-vous à Istanbul. Il n’était pas trop tard pour tenir sa parole.
“C’est fini,” dit-elle simplement. “J’en ai marre de bosser avec vous. Vous savez ce que je sais et je sais ce que vous savez. Nous pouvons échanger des renseignements dans le but de monter un dossier, mais j’arrête de faire vos commissions. Et je laisse Zéro en dehors de tout ça.”
L’ukrainien resta silencieux un long moment. Il tournait de temps à autre une page de son magazine auto, comme s’il le lisait vraiment. “Tu en es sûre ?” demanda-t-il. “De nouvelles informations ont récemment filtré.”
Maria fronça instinctivement les sourcils, même si elle était sûre que ce n’était pas une ruse pour la maintenir à son poste. “Quel genre de nouvelles informations ?”
“Les informations que tu veux,” répondit énigmatiquement le type. Maria ne pouvait pas voir son visage, mais elle eut l’impression, en se basant sur le ton de sa voix, qu’il souriait.
“Tu bluffes,” dit-elle à brûle-pourpoint.
“Pas du tout,” lui assura-t-il. “Nous connaissons sa position. Et nous savons ce qui pourrait se passer s’il la conserve.”
Les pulsations de Maria s’accélérèrent. Elle ne voulait pas le croire, mais elle n’avait pas trop le choix. Son implication pour découvrir le complot, sa décision de travailler avec eux et ses tentatives d’obtenir des informations de la CIA, ce n’était pas seulement une question de faire ce qui est juste. Bien sûr, elle voulait éviter la guerre et empêcher les responsables d’obtenir ce qu’ils voulaient, d’empêcher des innocents d’être blessés ou tués. Mais, plus que tout, elle avait une raison personnelle de s’occuper de ce complot.
Son père était membre du Conseil de Sécurité Nationale, un haut responsable des affaires internationales. Et même si elle avait honte d’envisager une telle chose, sa principale priorité, plus grande que sauver des vies ou d’épargner une guerre en préparation aux États-Unis, était de savoir si son père était au courant, s’il faisait partie des instigateurs de cette conspiration. Et si ce n’était pas le cas, il fallait qu’elle le mette à l’abri de ceux qui comptaient mettre leur plan à exécution par tous les moyens nécessaires.
Ce n’était pas comme si Maria pouvait simplement l’appeler pour le lui demander. Leur relation était quelque peu tendue, presque limitée à la sphère professionnelle, à des discussions sur la loi et à quelques brèves phrases de politesse relatives à la vie personnelle. De plus, s’il était au courant du complot, il n’aurait aucune raison de l’admettre ouvertement devant elle. S’il ne l’était pas, il voudrait agir. C’était un homme de décision qui croyait en la justice et au système judiciaire. Maria avait tendance à être cynique et, par conséquent, à être prudente.
“Que veux-tu dire par ‘ce qui pourrait se passer’ ?” demanda-t-elle. La phrase énigmatique de l’ukrainien semblait suggérer que son père n’était pas le plus sage, tout en comportant une certaine dose de menace.
“Nous n’en savons rien,” se contenta-t-il de répondre.
“Comment avez-vous découvert ça ?”
“E-mails,” répondit l’ukrainien, “obtenus par un serveur privé. Son nom était mentionné, ains que d’autres qui… pourraient ne pas se soumettre.”
“Comme une liste noire ?” demanda-t-elle.
“Peut-être.”
La frustration grimpa dans sa poitrine. “Je veux lire ces e-mails. Je veux les voir par moi-même.”
“Et tu peux,” lui assura l’ukrainien. “Mais pas si tu tiens à rompre tes liens avec nous. Nous avons besoin de toi, Calendula. Tu as besoin de nous. Et nous avons tous besoin de l’Agent Zéro.”
Elle soupira. “Non. Laisse-le en dehors de ça. Il est chez lui avec sa famille. C’est là-dessus qu’il doit se concentrer pour le moment. Il n’est même plus agent…”
“Pourtant, il travaille toujours pour la CIA.”
“Il n’a aucune allégeance envers eux…”
“Mais il est loyal envers toi.”
Maria prit un ton ironique. “Il ne se souvient pas d’assez de choses pour donner le moindre sens au peu qu’il sait.”
“Les souvenirs sont toujours là, dans sa tête. Il va finir par se souvenir et, quand ce sera le cas, il faut que tu sois là. Tu ne comprends pas ? Quand l’information lui reviendra, il n’aura pas d’autre choix que d’agir. Il aura besoin de toi pour le guider et il aura besoin de nos ressources s’il veut pouvoir agir concrètement.” L’ukrainien fit une pause avant d’ajouter, “Les renseignements dans la tête de l’Agent Zéro pourraient nous fournir les pièces qui nous manquent ou, au moins, nous mener à des preuves. À un moyen d’arrêter ça. C’est le but ultime, non ?”
“Bien sûr que si,” murmura Maria. Même si ce n’était pas la seule raison pour laquelle elle avait accepté de travailler avec les ukrainiens, il était primordial d’arrêter la guerre et un massacre inutile avant qu’il ne commence, ainsi que d’empêcher les mauvaises personnes d’acquérir le type de pouvoir qui avait historiquement mené à de bien plus gros conflits par le passé. Toutefois, elle secoua la tête. “Peu importe ce que je veux, vous voulez seulement l’utiliser.”
“Que le meilleur agent de la CIA se retourne contre son gouvernement serait évidemment utile,” admit le type. “Mais ce n’est pas notre but.” Il s’aventura à se tourner légèrement dans sa direction, juste assez pour murmurer, “Nous ne sommes pas tes ennemis dans cette histoire.”






