- -
- 100%
- +
– Nous avons besoin de quelqu’un qui connaisse la DGSI et que les États-Unis laissent enquêter sur les leurs en toute confiance. La nature unique des crimes pourrait aussi justifier une personne avec votre expertise.
Adèle plissa le front.
– Quelle nature unique ?
Foucault répliqua :
– Deux morts jusqu’à présent. Gorge tranchée, ouverture béante. (Il continua d’un ton sinistre) :Je vous enverrai les dossiers dès que le légiste m’aura donné son feu vert. Deux jeunes femmes, toutes deux récemment arrivées. Nous enquêtons, bien sûr, et je suis sûr que nos agents trouveront de bonnes pistes, mais… (Il fronça les sourcils, jetant un coup d’œil à son écran d’ordinateur). Mme Jayne semble penser que nous gagnerions à vous impliquer dès le début de l’enquête. Je ne peux pas dire que je suis entièrement d’accord, mais je ne vais pas non plus m’y opposer.
Adèle leva une main pendant qu’il parlait, attendant qu’il finisse. Il le remarqua et hocha la tête pour lui donner la parole.
– À quel intervalle les meurtres se sont-ils produits ? demanda-t-elle.
Le directeur répondit du tac au tac.
– Trois jours. Le tueur est rapide. À noter que nous n’avons trouvé aucune preuve matérielle sur les lieux.
Adèle gigota sur son siège, réalisant que ce tabouret ne faisait pas autant de bruit que la chaise de sa cuisine.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire qu’il n’y a pas de preuve matérielle
– Aucune ?
Le froncement des imposants sourcils de Foucault s’accentua.
– Absolument aucune. Pas d’empreintes digitales, pas de traces de cheveux ou de salive. Aucune preuve d’agression sexuelle. Les lacérations, selon le rapport initial du légiste, sont étranges. Celui qui a fait ça leur a tranché la gorge, mais l’a fait d’une main sûre – comme s’il s’agissait d’un expert.
– Et qu’est-ce que cela signifie ? s’enquit Adèle.
– Si je puis me permettre, commença l’agent Grant, parlant pour la première fois de derrière son bureau. Les coupures et les lacérations nettes portent une sorte de signature. Qu’il s’agisse d’un gaucher, de quelqu’un qui a beaucoup de force, de quelqu’un qui surplombait la victime…
Foucault acquiesça à chaque mot avant de se racler la gorge.
– Exactement. Mais ces agressions particulières ont été commises par quelqu’un qui n’avait pas du tout de signature. Il n’y a aucune preuve matérielle. Aucun signe de lutte. Pas d’entrée par effraction. Rien ne suggère un acte criminel, sauf, bien sûr, deux cadavres en plein cœur de Paris.
– Eh bien, renchérit Mme Jayne, en regardant l’écran en face maintenant. (Elle cligna légèrement des yeux avant de fixer Adèle). Êtes-vous prête à sauter dans un avion ?
Adèle adressa un clin d’œil à l’agent Grant et haussa les sourcils.
Grant hésita.
– Tu es sûre que tu n’as pas envie de passer encore deux semaines avec l’agent Masse ? lança-t-elle, d’un ton dépourvu de la moindre émotion.
Adèle leva les yeux au ciel.
Ceux de Grant scintillèrent d’amusement.
– Je prends ça pour un non. J’ai déjà donné mon accord et réaffecté Masse. Tu peux y aller.
Adèle réprima du mieux qu’elle put la soudaine montée d’enthousiasme – elle était professionnelle, après tout – mais lorsqu’elle se leva de sa chaise, elle ne put s’empêcher de ressentir de l’excitation à l’idée de rentrer en France.
– Y a-t-il autre chose que je devrais savoir ? demanda-t-elle, en jetant un coup d’œil à Foucault.
– Je vous enverrai les rapports, dit-il en haussant les épaules. Mais ils ne sont pas longs. Comme je vous l’ai dit, il n’y a pas beaucoup de preuves. Mais il y a une chose. Un détail étrange, mais certainement non dénué d’importance…
– Quoi donc ?
– L’un des reins de la première victime manquait.
Un étrange silence se fit pendant un instant, les deux écrans grésillèrent tandis que les agents du bureau de San Francisco attendaient, les sourcils froncés.
– Un rein ? répéta Adèle.
– En effet, confirma Foucault.
– Serait-ce une sorte de trophée pour le tueur ?
Le directeur haussa les épaules, son front épais se plissant au-dessus de son nez pointu.
– Eh bien, c’est pour ça que nous vous employons, n’est-ce pas ? Vous fournissez les réponses. Je pose les questions. On me dit que Mme Jayne a déjà acheté votre billet. En première classe. Le vol décolle dans l’heure.
CHAPITRE CINQ
Adèle plissa les yeux devant son ordinateur portable, se penchant en arrière sur le siège de première classe payé par Interpol. L’avion vibrait en fendant le ciel, mais Adèle avait fermé le hublot, et la lueur de l’écran de l’ordinateur éclairait sa petite section de la cabine de l’avion.
Elle se surprit à triturer nerveusement la sangle de sa sacoche d’ordinateur portable sur le siège vide à côté d’elle, scrutant à nouveau les informations sur l’écran. Une fois qu’elle avait lu un dossier, elle en oubliait rarement les détails.
Elle s’installa, appuyée contre la paroi courbe en plastique blanc, ses yeux passant du texte aux photos.
Deux victimes jusqu’à présent. À trois jours d’intervalle. Un rythme rapide, même pour un tueur en série. Aucune preuve matérielle d’aucune sorte. Un rein manquant pour la première victime et un rapport du médecin légiste en attente pour la seconde. Lui manquerait-il également un rein ?
Des jeunes femmes, toutes les deux. Des expatriées américaines qui vivaient maintenant en France. Des nouvelles arrivantes. Tuées si vite qu’elles n’avaient pas réagi. C’était la seule explication à la netteté des lacérations. Pas de peau déchiquetée, pas de traces de lutte. Les jeunes femmes étaient en vie, chez elles, et à l’instant d’après, une ombre la leur ôtait.
Adèle doutait que les femmes l’aient même vu venir. Elle ne disposait pas de beaucoup plus d’informations – pas pour l’instant en tout cas. Pourtant, elle gardait le hublot fermé, écoutant le bruit des moteurs qui tournaient dans les airs. Elle parcourait le dossier, encore et encore… et encore.
***Elle parvint à se connecter au Wi-Fi de l’aéroport Charles De Gaulle, et elle haussa les sourcils en lisant le dernier message de Robert Henry, son ancien mentor et ami. Il disait : Désolé, ma chère, je ne viendrai pas te chercher. Ils envoient un autre agent. Puis il avait ajouté une série d’émojis et de smiley.
Elle marqua une pause, puis tapa : Pas de problème. Je te verrai au bureau. Qui ont-ils envoyé ?
Pas de réponse. Adèle secoua la tête en émergeant de la passerelle et en entrant dans le terminal principal, accueillie par l’odeur du café hors de prix et des pâtisseries rassies des restaurants de l’aéroport. Ses yeux se posèrent sur une série de magasins, l’un de souvenirs, l’autre une librairie. Adèle remit son téléphone dans sa poche, se déplaçant rapidement en direction de la zone de récupération des bagages. La dernière fois, elle avait fait équipe avec John – il était probable que cela se reproduise. Mais ils s’étaient quittés sur une note un peu étrange. Alors qu’elle et Robert s’étaient régulièrement envoyés des messages depuis son départ de France, John ne lui avait donné aucune nouvelle.
Mais toi non plus, lui rappela une petite voix.
Mais elle la fit taire d’un léger haussement d’épaules. Elle arriva à la réception des bagages et observa les valises se succéder sur le tapis roulant à lattes métalliques ; elle attendit patiemment, incapable de refouler l’impatience qui montait dans sa poitrine.
Elle parvint enfin à récupérer son sac, en attendant qu’un espace se libère autour du tapis.
Elle se surprit à se lisser les cheveux derrière les oreilles et à défroisser sa tenue alors qu’elle s’approchait de la douane et attendait que l’agent de la douane examine son passeport et ses papiers. Reprends-toi, s’ordonna-t-elle, cinglante. Pourquoi était-elle si préoccupée par son apparence tout à coup ? John ou pas, pourquoi cela importerait-il ? Adèle était plus grande que la plupart des femmes, mais pas exceptionnellement – ses longs cheveux blond foncé encadraient des traits qui laissaient deviner son héritage franco-américain. Exotique, selon certains. Un grain de beauté unique ornait le dessus de sa lèvre, source de complexes à l’adolescence, mais plus maintenant.
Adèle repensa à la dernière fois qu’elle avait vu John, nageant dans la piscine privée de Robert. La façon dont John s’était comporté au début de la soirée, puis le changement vers la fin. Il avait essayé de l’embrasser, n’est-ce pas ? Avait-elle mal interprété son geste ? Quoi qu’il en soit, quand elle s’était écartée, il avait pris offense. Il était parti peu après.
Au mépris de ses émotions, Adèle se décoiffa, emmêlant volontairement sa frange. Puis, la mâchoire serrée, elle passa la douane avec sa valise, avant d’émerger dans la zone des arrivées.
Elle scruta la foule, à la recherche de la grande silhouette élancée de son ancien partenaire français. Mais alors que son regard parcourait la foule qui attendait, il n’y avait aucun signe de John. Son sourire – elle ne s’en rendit pas compte tout de suite, mais elle s’était mise à sourire – se figea brutalement lorsqu’elle repéra une femme en tailleur appuyée contre la vitre teintée qui donnait sur l’extérieur de l’aéroport.
Son sourire s’effaça complètement lorsqu’elle reconnut les lèvres pincées de la femme et ses cheveux argentés tirés en chignon. La femme ressemblait à un professeur sévère, ou peut-être à une nonne en civil. Pas une mèche de cheveux n’était déplacée et même les rides au bord de ses yeux semblaient s’étirer comme si elle visait l’impassibilité totale.
Un agent avec qui elle avait déjà travaillé… Mais pas John.
Cet agent en particulier avait été le superviseur d’Adèle à l’époque où elle travaillait pour la DGSI. Elle avait également été rétrogradée, un scénario malheureux pour lequel elle blâmait exclusivement Adèle. Les yeux de l’agent Sophie Paige se mirent à refléter le mépris et l’impatience de manière flagrante, mais finalement, elle leva une main et adressa un geste brusque à Adèle.
C’était davantage un geste lui demandant de s’approcher, comme un maître qui appellerait son chien de compagnie qu’un salut en tant que tel. Adèle resta figée sur place pendant un moment, sentant les gens se bousculer autour d’elle pour se précipiter de saluer leur famille ou les amis qui les attendaient. Il y avait les rires des retrouvailles, les embrassades, quelques soupirs d’épuisement des voyageurs qui quittaient de l’aéroport et se pressaient avec soulagement en direction des taxis ou des voitures stationnées.
Pendant un court instant, Adèle dut résister à l’envie de faire demi-tour et de remonter dans l’avion, laissant Sophie Paige et son air renfrogné près de la fenêtre.
Mais finalement, elle rassembla ce qui lui restait de courage, remit rapidement ses cheveux en place avec des mouvements furtifs et se dirigea vers la silhouette de son ancien superviseur et de sa nouvelle partenaire.
CHAPITRE SIX
À l’écart du centre de Paris, dans la banlieue nord-ouest de la région d’Ile-de-France, Adèle regardait droit devant elle lorsque la voiture s’arrêta au quatrième niveau du parking de la DGSI. Le trajet de l’après-midi s’était déroulé dans un silence complet ; maintenant, l’agent Paige sortit sans prévenir du véhicule, parlant par-dessus son épaule de sa rencontre avec Foucault. Elle laissa Adèle se frayer un chemin seule à travers les postes de sécurité jusqu’au bureau de son ancien mentor.
Entrer dans le bureau de Robert fut un soulagement.
Adèle sentit ses épaules se détendre comme si on lui retirait un poids. Elle franchit la porte en frappant doucement sur le cadre. Sa journée de voyage l’avait épuisée, mais elle sentit la bonne humeur revenir en balayant la pièce familière des yeux. Les murs étaient toujours décorés des mêmes images encadrées de vieilles voitures de course et, en dessous se trouvaient des étagères de livres poussiéreux aux couvertures en cuir craquelé. Il y avait maintenant deux bureaux dans la pièce. Le second bureau avait été placé près de la fenêtre, avec un fauteuil pivotant en cuir. Sur le bureau, une petite plaque dorée indiquait « Adèle Sharp ».
Un toussotement redirigea son attention vers le premier bureau et son occupant.
Robert Henry était déjà debout. Il se levait la plupart du temps lorsqu’une femme entrait dans une pièce. Le petit homme avait un maintien droit, une longue moustache bouclée, huilée et teinte en noir. Il portait un costume bien ajusté, qu’Adèle devinait avoir été conçu spécialement pour lui. Robert venait d’une famille aisée ; il n’avait pas besoin de ce travail à la DGSI, mais il l’appréciait. C’est peut-être la raison pour laquelle il avait l’un des meilleurs bilans du département. Autrefois, Robert jouait au football dans une équipe semi-professionnelle en Italie, mais il était revenu en France lorsqu’il avait été recruté par le gouvernement français bien avant la naissance de la DGSI.
Le petit homme examina Adèle un instant, puis ses yeux se mirent à pétiller, trahissant le sourire qui s’apprêtait à étirer ses lèvres.
– Bonjour, dit Adèle, incapable de contrôler son propre sourire.
Robert Henry souriait à présent, lui aussi, faisant miroiter une rangée de dents d’un blanc nacré dont deux manquaient. Adèle avait entendu de nombreuses histoires sur la façon dont il avait perdu ses dents, toutes plus farfelue les unes que l’autre.
Ils se regardaient dans les yeux des deux extrémités de la pièce, s’observant mutuellement pendant un moment.
Puis Adèle rompit le silence :
– Tu utilises trop d’émojis.
Toute son irritation d’un peu plus tôt s’estompa depuis qu’elle avait retrouvé son ancien mentor et ami.
Robert renifla.
– Je les considère comme une forme d’art.
– Hum, rétorqua Adèle. N’es-tu pas la personne qui m’a dit que l’avènement des dessins animés signait la mort de la culture ?
Robert haussa ses épaules et, après avoir levé le menton, répondit :
– Un homme distingué sait quand admettre qu’il a eu tort.
Le rictus d’Adèle se transforma en un sourire bon enfant. Robert Henry avait été comme un père pour elle pendant de nombreuses années. Son propre père n’était pas un grand affectueux, mais Robert faisait toujours son possible pour qu’Adèle se sente accueillie et choyée. Robert possédait un manoir, mais il y vivait seul et se réjouissait souvent de pouvoir recevoir des invités. Adèle s’installerait chez lui pendant son séjour en France.
– Tu as tardé, remarqua Robert en jetant un coup d’œil à sa montre.
La montre massive en argent brillant aurait facilement pu se trouver au poignet d’un banquier. Robert ajusta ses boutons de manchette et tira le bord de sa manche parfaitement repassée sur sa montre.
Adèle laissa sa valise contre le cadre de la porte, et posa son sac d’ordinateur portable par terre.
– La personne qui a choisi ce vol m’a imposé une escale de trois heures à Londres, expliqua-t-elle. Ensuite, il a fallu un certain temps pour récupérer la voiture – nous avons dû traverser tout l’aéroport. Quelqu’un de plus mesquin pourrait croire qu’elle l’a fait exprès juste pour me mettre en rogne.
Robert fronça les sourcils.
– Elle ? Avec qui Foucault t’a-t-il fourrée ?
Au lieu de répondre, Adèle traversa la pièce et tendit les bras pour enlacer l’homme qui lui rendait plusieurs centimètres. Elle n’était pas particulièrement grande, mais elle dépassait tout de même Robert de quelques centimètres. Elle serra son ancien mentor dans ses bras et sentit de la chaleur monter dans sa poitrine. Il était plus petit que dans ses souvenirs. Presque… frêle. Bien que Robert ait teint ses cheveux et sa moustache, Adèle ne pouvait pas se défaire de l’idée qu’il vieillissait. Elle s’écarta de son vieil ami et sourit à nouveau.
– D’après ce que je comprends, on va travailler dans ton bureau, lança-t-elle.
Robert lui tapota l’épaule de manière réconfortante.
– Oui, il est tout à toi.
Il désigna le bureau avec la plaque dorée.
– Tu l’as fait installer près de la fenêtre. J’apprécie le geste.
– Je me souviens que tu avais aimé la vue la dernière fois que tu étais ici, répondit Robert en haussant les épaules.
Il baissa la main et se réinstalla sur sa propre chaise de bureau, qui gémit discrètement sous son poids. Il poussa un doux soupir.
– Est-ce que ça va ? demanda Adèle.
Robert hocha la tête et esquissa un geste dédaigneux, écartant toutes les autres questions.
– Oui, bien sûr. Ma vieille carcasse n’est plus aussi souple qu’avant. J’ai bien peur de ne pas pouvoir t’accompagner sur le terrain.
Adèle resta évasive :
– C’est ce que je pensais. On a juste besoin de quelqu’un pour avoir une vue d’ensemble et nous permettre de prendre du recul.
Robert ne souriait plus. Son regard s’assombrit soudain.
– Tu n’es pas malade, n’est-ce pas ? s’exclama Adèle.
Elle se surprit elle-même, mais elle ne put s’empêcher de poser la question.
Robert sourit et secoua la tête.
– Non, pas que je sache. Au fait… (Il tapota la surface de son bureau du bout des doigts, puis jeta un coup d’œil à l’écran d’ordinateur en face de lui). Je suis en train de m’améliorer avec l’informatique. J’ai encore du mal avec les mails. Mais je me suis dit, diantre, pour ton bien…
Il laissa sa phrase en suspens, sans la quitter des yeux.
Adèle ressentit un élan de gratitude. Elle savait à quel point Robert méprisait la technologie. Malgré le nombre d’émojis qu’il utilisait dans ses textos, il s’était entêté à refuser de reconnaître l’avènement des ordinateurs. Pourtant, elle avait demandé à Interpol d’inclure Robert dans son équipe. C’était le marché qu’elle avait passé avec Mme Jayne lors de la signature du contrat.
À ce moment-là, elle avait eu vent de rumeurs selon lesquelles la DGSI tentait de mettre Robert sur le carreau – en le forçant à prendre sa retraite. Elle ressentit une bouffée de colère. L’idée que quelqu’un prenne le poste de Robert lui semblait absurde. La DGSI avait créé la division des homicides, en partie grâce à ses efforts. Il s’était fait un nom dans d’autres agences bien avant la création même de la DGSI, qui avait attiré de nombreuses nouvelles recrues. Adèle respectait la plupart des agents qui travaillaient pour les agences de renseignement françaises, mais il n’y en avait aucun qu’elle respectait plus que Robert. Il était intelligent et intuitif, et il se trompait rarement. Lors de la dernière affaire sur laquelle elle avait travaillé à Paris, il avait insisté sur le fait que le tueur avait les cheveux roux et sur sa vanité. Elle en avait douté, mais en fin de compte, la déduction s’était avérée exacte.
Pourtant, elle se souvenait encore de la réaction du directeur Foucault. Son froncement de sourcils lorsqu’elle avait demandé de faire appel à Robert. L’agence essayait de réduire le personnel. Mais maintenant, son implication dans l’unité opérationnelle d’Interpol laissait Foucault pieds et poings liés.
– J’ai besoin de toi, dit-elle simplement. Tu es le meilleur dans ton domaine.
Robert secoua la tête, en soupirant comme il le faisait souvent.
– Je ne sais pas si c’est vrai, ma chère, murmura-t-il d’une voix soudain mal assurée.
– C’est vrai. Ne t’inquiète pas pour les ordinateurs, tu vas t’en sortir. J’en suis sûre. Nous avons juste besoin de quelqu’un avec qui communiquer, pour coordonner les opérations à partir d’ici. Je n’aurai accepté personne d’autre à ce poste.
Robert acquiesça à nouveau, l’expression toujours morose.
– Je suis vieux, Adèle. Je sais que je n’en ai peut-être pas l’air. (Il passa une main dans ses cheveux teints). Mais cette agence, cet endroit, je pense que c’est pour les jeunes maintenant.
Adèle se renfrogna.
– Pourquoi me dis-tu de telles choses ?
Robert lui fit un signe de la main.
– Ça n’a pas d’importance. Je te suis reconnaissant. Si tu ne m’avais pas demandé, j’aurais probablement été congédié de l’agence la semaine suivante.
Le regard d’Adèle flamboya.
– Tu crois ? Quelqu’un t’a-t-il dit qu’ils essayaient de se débarrasser de toi ?
Robert nia du chef.
– Je suis enquêteur. Je ne suis pas fait pour être coincé derrière un bureau. Parfois on se contente de savoir.
– Tu penses trop. Tu es inestimable – fais-moi confiance. Et d’ailleurs, si tu pars, je pars aussi.
Robert sourit à cette remarque et s’étira les mains.
– Très bien. Les ordinateurs ne sont pas mon fort, mais je ferai de mon mieux. Mais tu ne m’as toujours pas dit qui était ton co-équipier ? John ?
Il leva imperceptiblement les sourcils. Les commissures de ses lèvres s’étaient légèrement relevées, mais Adèle secoua longuement la tête.
– L’Agent Paige, déclara-t-elle avec la gravité d’un juge rendant sa sentence.
Robert la fixa du regard.
Elle haussa les épaules.
Il continua à la dévisager.
– Je ne l’ai pas demandé, précisa-t-elle.
– Sophie Paige ?
Adèle jeta un coup d’œil en direction de la porte pour vérifier que le couloir était vide, puis elle hocha la tête.
– On dirait qu’elle en était à peu près aussi heureuse que moi.
– Foucault ne connaît-il pas votre passif ? demanda Robert en élevant la voix.
– Ça ira, le rassura Adèle sur un ton feutré. Je ne sais pas ce que sait ou ignore le directeur. Mais voilà la situation.
– Et John ? s’enquit Robert.
Adèle agita la main, comme si l’idée ne lui avait pas traversé l’esprit.
– Tu veux dire l’agent Renée ? Eh bien, je pense qu’il travaille sur une autre affaire. C’est ce que Paige a dit.
Les sourcils parfaitement épilés de Robert ressemblaient maintenant aux nuages sombres menaçants d’un ciel avant un orage.
– Paige, grogna-t-il. Maintenant je comprends pourquoi Foucault ne m’a rien dit.
Adèle hésita. Quelque chose dans son ton la déstabilisait.
– Que veux-tu dire ?
Mais Robert continuait de contempler ses doigts et Adèle dut répéter la question. Il leva enfin les yeux vers elle.
– Oh, enfin, rien. Évidemment, il connaît notre relation. Et Paige n’a pas vraiment été la plus chaleureuse envers toi depuis l’incident.
Adèle marqua une pause, en examinant son ancien mentor. Elle savait que Robert prendrait son parti. Mais elle percevait quelque chose dans sa voix. Quelque chose derrière son froncement de sourcils qu’elle ne comprenait pas bien.
– T’es-tu querellé avec Paige depuis que mon départ ? demanda-t-elle lentement.
– Querellé ? Non. (Il laissa sa phrase en suspens comme s’il allait la compléter, mais il sembla décider le contraire et secoua rapidement la tête, en entrelaçant ses doigts). Non, rien de tout cela. Mais je suis sûr que vous pouvez réussir à être professionnelles toutes les deux, non ?
Adèle haussa les épaules.
– J’en suis capable si elle en est capable.
– Magnifique, lança-t-il. J’espère que tu as dormi dans l’avion, cependant. Foucault veut te voir au plus vite.
Adèle acquiesça, les lèvres serrées.
– L’agent Paige est déjà dans son bureau, dit-elle. Allons-nous nous y mettre sur le champ ?
Son ancien mentor opina du chef en se relevant de son siège et en contournant son bureau avec raideur.
– Laisse ta valise ici, lui conseilla-t-il. Je demanderai à ce que quelqu’un la récupère. Viens maintenant.
Robert la prit par le bras, en passant sa main dans le creux de son coude, et l’escorta jusqu’à l’ascenseur. Robert était vieux jeu, et certains le trouvaient pompeux. Mais Adèle n’y voyait que de la tendresse.
Ils attendirent d’entendre le tintement de l’ascenseur et entrèrent dans la cabine. Pendant un bref instant, le doigt d’Adèle hésita sur le bouton du deuxième étage – celui du bureau de John. Était-il là ? Non, ce n’était pas le moment. Les meurtres n’étaient pas espacés de trois semaines comme la dernière fois. L’intervalle était de trois jours. À peine trois jours. Un rythme rapide et surprenant. Un rythme qui risquait de perdurer.
Adèle appuya sur le bouton du dernier étage et, avec Robert à ses côtés, qui lui tenait encore le bras, elle attendit que l’ascenseur les mène jusqu’au bureau du directeur.
***Paige était assise près de la fenêtre, visiblement à l’aise vu la manière dont elle était installée sur la chaise de bureau. Foucault lui-même avait baissé ses yeux d’oiseau de proie, il se mordait un coin de la lèvre et secouait la tête.
Adèle et Robert se tenaient debout, attendant, observant. Foucault était absorbé par son écran d’ordinateur et son expression s’assombrissait graduellement.