La Marche Des Rois

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Il retraversa la pièce à la hâte. Firth était encore hystérique et Gareth avait besoin du calmer. Il avait besoin de réponses.
Il le saisit par les épaules, le retourna et le gifla assez violemment pour le forcer à s'arrêter. Finalement, Firth fixa son attention sur lui.
“Dis-moi tout”, ordonna froidement Gareth. “Dis-moi exactement ce qui s'est passé. Pourquoi as-tu fait ça ?”
“Comment ça, pourquoi ?” demanda Firth, perplexe. “Vous vouliez le tuer. Votre poison n'a pas marché. Je me suis dit que je pourrais vous aider. Je me suis dit que c'était ce que vous vouliez.”
Gareth secoua la tête. Il saisit Firth par la chemise et le secoua encore et encore.
“Pourquoi as-tu fait ça !?” cria Gareth.
Gareth sentait s'écrouler son monde tout entier. Il eut la stupéfaction de constater qu'il ressentait en fait du remords pour son père. Il n'arrivait pas à le comprendre. Il y avait à peine quelques heures, il avait voulu plus que tout voir le voir empoisonné, mort à table. Maintenant, l'idée qu'on l'ait tué le frappait comme la mort d'un ami intime. Il se sentait submergé de remords. Après tout, une partie de lui-même n'avait pas voulu qu'il meure, surtout pas comme ça. Pas par la main de Firth. Et pas à coup de couteau.
“Je ne comprends pas”, gémit Firth. “Il y a à peine quelques heures, vous avez essayé de le tuer vous-même. Avec votre coupe empoisonnée. Je me suis dit que vous en seriez reconnaissant !”
A sa propre surprise, Gareth tendit le bras en arrière et gifla Firth.
“Je ne t'ai pas dit de faire ça !” cracha Gareth. “Je ne t'ai jamais dit de faire ça. Pourquoi l'as-tu tué ? Regarde-toi. Tu es couvert de sang. Maintenant, on est perdus tous les deux. Les gardes vont nous attraper : ce n'est qu'une affaire de temps.”
“Personne n'a rien vu”, supplia Firth. “Je me suis glissé entre deux tours de garde. Personne ne m'a repéré.”
“Et où est l'arme ?”
“Je ne l'ai pas laissée là-bas”, dit fièrement Firth. “Je ne suis pas idiot. Je m'en suis débarrassé.”
“Et quelle lame as-tu utilisée ?” demanda Gareth, dont l'esprit tournait à toute vitesse en essayant de calculer les implications. Il passa du remords à l'inquiétude; son esprit chercha frénétiquement tous les détails des traces qu'avait pu laisser cet empoté, tous les détails qui pouvaient permettre de remonter jusqu'à lui.
“J'en ai utilisé une dont on ne peut pas retrouver la trace”, dit Firth, fier de lui-même. “C'était une lame émoussée et anonyme. Je l'ai trouvée à l'écurie. Il y en avait quatre autres comme celle-là. On n'en retrouvera pas la trace”, répéta-t-il.
Gareth sentit son cœur s'arrêter.
“Était-ce un petit couteau avec un manche rouge et une lame recourbée ? Fixé au mur à côté de mon cheval?”
Firth répondit d'un hochement de tête, l'air dubitatif.
Gareth lui lança un regard mauvais.
“Imbécile. Bien sûr que si, cette lame est traçable !”
“Mais il n'y avait aucune marque dessus !” protesta Firth d'un ton peureux et d'une voix tremblante.
“Il n'y a pas de marque sur la lame mais il y a une marque sur le manche !” hurla Gareth. “En dessous ! Tu n'as pas bien vérifié. Imbécile.” Gareth s'avança en rougissant. “L'emblème de mon cheval est sculpté en dessous. Tous ceux qui connaissent bien la famille royale peuvent remonter jusqu'à moi à cause de ce couteau.”
Il regarda fixement Firth, qui ne savait pas quoi répondre. Il voulait le tuer.
“Qu'en as-tu fait ?” insista Gareth. “Dis-moi que tu l'as sur toi. Dis-moi que tu l'as ramené avec toi. Je t'en prie.”
Firth avala sa salive.
“Je m'en suis débarrassé prudemment. Personne ne le trouvera jamais.”
Gareth fit une grimace.
“Où, exactement ?”
“Je l'ai jeté dans le vide-ordures, dans les toilettes du château. Ils les vident dans le fleuve toutes les heures. Ne vous inquiétez pas, mon seigneur. Il est au fond du fleuve à l'heure qu'il est.”
Les cloches du château sonnèrent soudain. Gareth se retourna et courut vers la fenêtre ouverte, le cœur débordant de panique. Il regarda à l'extérieur et vit tout le chaos et le désordre qui éclatait en dessous, la foule qui entourait le château. Ces cloches qui sonnaient ne pouvaient signifier qu'une chose : Firth ne mentait pas. Il avait tué le roi.
Gareth sentit son corps devenir froid comme la glace. Il n'arrivait pas à concevoir qu'il ait pu déclencher une telle catastrophe, ni que Firth, surtout lui, l'ait exécutée.
On martela soudain à sa porte et, quand elle s'ouvrit brusquement, plusieurs gardes royaux se précipitèrent à l'intérieur. L'espace d'un instant, Gareth fut certain qu'ils allaient l'arrêter.
Cependant, à sa grande surprise, ils s'arrêtèrent et se mirent au garde-à-vous.
“Mon seigneur, votre père a été poignardé. Il se pourrait qu'un assassin soit en fuite. Veuillez rester en sécurité dans votre chambre. Il est gravement blessé.”
Les poils se dressèrent sur la nuque de Gareth quand il entendit ce dernier mot.
“Blessé ?” répéta Gareth. Le mot lui restait presque en travers de la gorge. “Donc, il est encore en vie ?”
“Oui, mon seigneur. Et si Dieu est avec lui, il survivra et nous dira qui a accompli cet odieux forfait.”
Le garde fit une révérence rapide et quitta précipitamment la chambre en claquant la porte.
La rage submergea Gareth. Il saisit Firth par ses épaules, lui fit traverser la pièce et le plaqua contre un mur de pierre.
Firth le regarda fixement, les yeux écarquillés, l'air horrifié, sans voix.
“Qu'as-tu fait ?” cria Gareth. “Maintenant, on est perdus tous les deux !”
“Mais … mais ….” balbutia Firth, “… j'étais sûr qu'il était mort !”
“Tu es sûr de beaucoup de choses”, dit Gareth, “et elles sont toutes fausses !”
Une idée vint à Gareth.
“Ce poignard”, dit-il. “Il faut qu'on le retrouve avant qu'il ne soit trop tard.”
“Mais je l'ai jeté, mon seigneur”, dit Firth. “Le fleuve l'a emporté !”
“Tu l'as jeté dans les toilettes. Cela ne signifie pas qu'il est encore dans le fleuve.”
“Mais c'est presque sûr !” dit Firth.
Gareth ne pouvait plus supporter cet empoté. Il lui passa précipitamment devant, sortit en courant par la porte, Firth à ses talons.
“Je viens avec vous. Je vous montrerai à quel endroit exact je l'ai jeté”, dit Firth.
Gareth s'arrêta dans le couloir, se retourna et regarda fixement Firth. Il était couvert de sang et Gareth était étonné que les gardes ne l'aient pas remarqué. C'était un coup de chance. Firth était de plus en plus un fardeau.
“Je ne le redirai pas”, grogna Gareth. “Reviens dans ma chambre tout de suite, change-toi de vêtements et brûle ceux-là. Débarrasse-toi de toutes les traces de sang. Ensuite, disparais de ce château. Ne me retrouve plus cette nuit. Tu me comprends ?”
Gareth le repoussa, puis se retourna et courut. Il parcourut le couloir au pas de course, descendit l'escalier de pierre en colimaçon, descendit étage après étage en direction des quartiers des domestiques.
Finalement, il entra brusquement au sous-sol, où plusieurs serviteurs se retournèrent en le voyant passer. Ils étaient en train de récurer d'énormes pots et de faire bouillir des seaux d'eau. D'immenses feux flambaient dans des fours en briques et les serviteurs, qui portaient des tabliers tachés, dégoulinaient de sueur.
A l'autre bout de la pièce, Gareth remarqua un énorme pot de chambre. Des saletés y tombaient depuis un déversoir et l'éclaboussaient à chaque minute.
Gareth courut vers le serviteur le plus proche et lui saisit désespérément le bras.
“Quand le pot a-t-il été vidé pour la dernière fois ?” demanda Gareth.
“On l'a emmené au fleuve il y a seulement quelques minutes, mon seigneur.”
Gareth se retourna et sortit de la pièce en courant. Il fonça dans les couloirs du château, remonta l'escalier en colimaçon et sortit brusquement dans la fraîcheur nocturne.
Il traversa le pré en courant en direction du fleuve, à bout de souffle.
Quand il s'en rapprocha, il trouva une cachette derrière un grand arbre près de la berge. Il regarda deux serviteurs lever l'énorme pot en fer et le renverser dans le courant rapide du fleuve.
Il regarda jusqu'à ce que le pot soit renversé, vidé de son contenu, jusqu'à ce que les serviteurs repartent vers le château avec le pot.
Finalement, Gareth fut satisfait. Personne n'avait repéré de couteau. Où qu'il soit, il était maintenant dans le cours du fleuve, en route vers l'anonymat. S'il fallait que son père meure cette nuit, il ne resterait aucune preuve qui permette de remonter jusqu'à l'assassin.
A moins que …
CHAPITRE CINQ
Thor suivit Reece de près, accompagné par Krohn alors qu'ils se faufilaient vers la chambre du roi par le passage secret. Reece les avait emmenés par une porte secrète cachée dans un des murs de pierre, et maintenant, il tenait une torche et les guidait alors qu'ils avançaient en file indienne dans l'espace exigu en se frayant un chemin dans les entrailles du château et en suivant une série étourdissante de méandres. Ils montèrent à un étroit escalier de pierre qui menait à un autre passage. Ils se retournèrent et un autre escalier se trouvait devant eux. Thor s'étonna de la complexité de ce passage.
“Ce passage a été intégré au château il y a des siècles”, expliqua Reece à voix basse alors qu'ils montaient en respirant avec difficulté. “Il a été construit par l'arrière-grand-père de mon père, le troisième roi MacGil. Il l'a fait construire après un siège. C'est une issue de secours. Ironiquement, depuis cette époque, nous n'avons jamais été assiégés et personne n'a utilisé ces passages depuis des siècles. Ils ont été barricadés par des planches et je les ai découverts quand j'étais enfant. J'aime m'en servir de temps en temps pour me déplacer dans le château sans que personne ne sache où je suis. Quand nous étions plus jeunes, Gwen, Godfrey et moi jouions à cache-cache dans ces passages. Kendrick était trop vieux et Gareth n'aimait pas jouer avec nous. Pas de torches, c'était la règle. Le noir complet. C'était terrifiant, à cette époque.”
Thor essayait de ne pas se laisser distancer alors que Reece parcourait le passage avec une virtuosité stupéfiante. Il était évident qu'il en connaissait tous les recoins par cœur.
“Comment fais-tu pour te souvenir de tous ces tournants ?” demanda Thor avec un respect mêlé de crainte.
“On se sent seul quand on grandit dans ce château”, poursuivit Reece, “surtout quand tous les autres sont plus âgés et qu'on est trop jeune pour rejoindre la Légion et qu'il n'y a rien d'autre à faire. Je m'étais fixé comme mission de découvrir tous les coins et recoins de cet endroit.”
Ils tournèrent une fois de plus, descendirent trois marches en pierre, passèrent par une ouverture étroite pratiquée dans le mur, puis descendirent une longue cage d'escalier. Finalement, Reece les emmena à une épaisse porte en chêne couverte de poussière. Il plaqua l'oreille contre la porte et écouta. Thor vint se placer à côté de lui.
“Quelle est cette porte ?” demanda Thor.
“Chut”, dit Reece.
Thor se tut, mit sa propre oreille contre la porte et écouta. Krohn resta derrière lui en regardant vers le haut.
“C'est la porte de derrière de la chambre de mon père”, murmura Reece. “Je veux entendre qui s'y trouve avec lui.”
Le cœur battant la chamade, Thor écouta les voix étouffées qui se faisaient entendre derrière la porte.
“On dirait que la pièce est pleine”, dit Reece.
Reece se retourna et regarda Thor d'un air entendu.
“Tu vas arriver dans une tempête. Ses généraux seront là, ainsi que son conseil, ses conseillers, sa famille, bref, tout le monde. Et je suis sûr que chacun d'entre eux sera à ta recherche, puisque pour eux, tu es son assassin présumé. Cela sera comme rentrer dans une foule de lyncheurs. Si mon père pense encore que tu as essayé de l'assassiner, tu seras perdu. Es-tu sûr que tu veux faire ça ?”
Thor avala sa salive avec difficulté. C'était maintenant ou jamais. Il eut la gorge sèche en se rendant compte que c'était un des moments décisifs de sa vie. Il serait facile de faire demi-tour maintenant, de s'enfuir. Il pourrait vivre en sécurité quelque part, loin de la Cour du Roi, ou il pourrait passer cette porte et risquer de vivre le restant de sa vie au cachot, avec ces crétins, ou même de se faire exécuter.
Il inspira profondément et prit sa décision. Il lui fallait faire face à ses démons sans détour. Il ne pouvait plus reculer.
Thor hocha la tête. Il avait peur d'ouvrir la bouche, peur de changer d'avis s'il parlait.
Reece répondit par un hochement de tête et un regard d'approbation. Il poussa la poignée en fer et poussa la porte de l'épaule.
Quand la porte s'ouvrit, Thor plissa les yeux dans la brillante lueur des torches. Il se retrouva au centre de la chambre privée du roi, suivi par Krohn et Reece.
Au moins vingt-quatre personnes étaient agglutinées autour du roi, qui était allongé sur son lit; certains se tenaient au dessus de lui, d'autres étaient à genoux. Autour du roi se trouvaient ses conseillers et ses généraux, avec Argon, la Reine, Kendrick, Godfrey et même Gwendolyn. C'était une veillée de mort et Thor était en train de s'immiscer dans cet événement familial privé.
L'ambiance dans la pièce était sombre, les visages graves. MacGil était soutenu par des coussins et Thor fut soulagé de voir qu'il était encore en vie, du moins pour l'instant.
Tous les visages se tournèrent immédiatement, surpris par l'entrée soudaine de Thor et de Reece. Thor se rendit compte du choc que cela avait dû être de les voir soudain apparaître au milieu de la pièce, sortir d'une une porte secrète dissimulée dans le mur de pierre.
“C'est le garçon !” hurla un membre de la foule, qui se leva et montra Thor du doigt avec haine. “C'est celui qui a essayé d'empoisonner le roi !”
Des gardes se ruèrent vers lui de tous les coins de la pièce. Thor ne savait pas quoi faire. Une partie de lui-même voulait faire demi-tour et s'enfuir, mais il savait qu'il fallait qu'il tienne tête à cette foule furieuse, qu'il fasse la paix avec le roi. Par conséquent, il se prépara intérieurement pendant que plusieurs gardes couraient vers lui en tendant les bras pour l'attraper. A côté de lui, Krohn grogna pour avertir ses attaquants.
Alors que Thor se tenait là, il ressentit une chaleur soudaine se lever en lui, un pouvoir le traverser; il leva involontairement une main, tendit la paume et dirigea son énergie vers eux.
Thor eut la surprise de les voir tous s'arrêter à mi-course, à quelques mètres, comme s'ils avaient été pétrifiés sur place. Son pouvoir, quoi qu'il soit, montait en lui et les tenait à distance.
“Comment oses-tu entrer ici et utiliser ta sorcellerie, mon garçon !” hurla Brom, le plus grand général du roi, en tirant l'épée. “Ce n'était pas assez, d'essayer de tuer notre roi une fois ?”
Brom s'approcha de Thor l'épée tirée. Quand il le fit, Thor sentit quelque chose le submerger, une sensation plus forte que tout ce qu'il avait connu auparavant. Il ferma simplement les yeux et se concentra. Il sentit l'énergie qui se trouvait dans l'épée de Brom, sa forme, son métal, et, d'une façon ou une autre, il ne fit qu'un avec elle. Dans son esprit, il lui ordonna de s'arrêter.
Brom resta figé sur place, les yeux écarquillés.
“Argon !” hurla Brom en se retournant. “Arrêtez cette sorcellerie tout de suite ! Arrêtez ce garçon !”
Argon sortit de la foule et baissa lentement son capuchon. Il regarda fixement Thor avec ses yeux intenses et pénétrants.
“Je ne vois aucune raison de l'arrêter”, dit Argon. “Il n'est pas venu ici pour faire du mal.”
“Es-tu fou ? Il a presque tué notre Roi !”
“C'est ce que vous supposez”, dit Argon. “Ce n'est pas ce que je vois.”
“Laissez-le !” dit une voix rauque et grave.
Tout le monde se retourna quand MacGil se redressa. Il les regarda. Il était très faible. Il était clair qu'il avait besoin de faire des efforts pour parler.
“Je veux voir le garçon. Ce n'est pas lui qui m'a poignardé. J'ai vu le visage de l'homme et ce n'était pas lui. Thor est innocent.”
Lentement, les autres relâchèrent leur garde et Thor relâcha son esprit et les libéra. Les gardes reculèrent en regardant Thor avec méfiance, comme s'il venait d'un autre monde, et remirent lentement l'épée au fourreau.
“Je veux le voir”, dit MacGil. “Seul. Vous tous. Laissez-nous.”
“Mon Roi”, dit Brom. “Pensez-vous vraiment que ce soit sans danger ? Rien que vous et ce garçon ?”
“Il ne faut pas toucher Thor”, dit MacGil. “Maintenant, laissez-nous. Vous tous. Ma famille aussi.”
Un silence pesant tomba sur la pièce. Les personnes présentes se regardèrent fixement les unes les autres, ne sachant visiblement pas quoi faire. Thor resta là, figé dans place, tout juste capable de comprendre tout ce qui se passait.
Les autres, dont la famille du Roi, sortirent un par un de la pièce et Krohn partit avec Reece. La chambre, bondée quelques moments auparavant, se retrouva soudain vide.
La porte se ferma. Il ne restait que Thor et le roi, seuls dans le silence. Il avait peine à y croire. Voir MacGil allongé là, si pâle, dans une telle douleur, peinait Thor plus qu'il ne pouvait le dire. Il ne savait pas pourquoi, mais c'était presque comme si une partie de lui-même était en train de mourir là, elle aussi, sur ce lit. Il voulait plus que tout que le roi se remette.
“Viens ici, mon garçon”, dit MacGil faiblement, la voix rauque, à peine plus forte qu'un murmure.
Thor baissa la tête, se rendit vite au côté du roi et s'agenouilla devant lui. Le roi tendit un poignet flasque; Thor lui prit la main et l'embrassa.
Thor leva les yeux et vit que MacGil lui souriait faiblement. Thor eut la surprise de sentir de chaudes larmes couler sur ses propres joues.
“Mon seigneur”, commença Thor à toute vitesse, incapable de se retenir plus longtemps, “croyez-moi, je vous en supplie. Je ne vous ai pas empoisonné. Je n'étais au courant du complot que par l'intermédiaire de mon rêve, d'un pouvoir que je ne comprends pas. Je voulais seulement vous avertir. S'il vous plaît, croyez-moi —”
MacGil leva la main et Thor se tut.
“Je me suis trompé sur toi”, dit MacGil. “Il a fallu que je me fasse poignarder par la main d'un autre homme pour que je me rende compte que ce n'était pas toi. Tu essayais seulement de me sauver. Pardonne-moi. Tu étais loyal. Peut-être le seul membre loyal de ma cour.”
“Comme j'aurais voulu avoir tort”, dit Thor. “ Comme j'aurais voulu que vous soyez en sécurité, que mes rêves ne soient que des illusions, qu'on ne vous ait jamais assassiné. Peut-être avais-je tort. Peut-être allez-vous survivre.”
MacGil secoua la tête.
“Mon heure est venue”, dit-il à Thor.
Thor avala sa salive, espérant que ce n'était pas vrai mais sentant que ça l'était.
“Savez-vous qui a commis cet acte terrible, mon seigneur ?” Thor posa la question qui avait accaparé ses pensées depuis qu'il avait fait son rêve. Il n'arrivait pas à imaginer qui voudrait tuer le roi, ou pour quelle raison.
MacGil leva les yeux vers le plafond et cligna laborieusement des yeux.
“J'ai vu son visage. C'est un visage que je connais bien. Cependant, pour une raison ou pour une autre, je n'arrive pas à l'identifier.”
Il se tourna et regarda Thor.
“Cela n'a plus d'importance, à présent. Mon heure est venue. Qu'elle soit venue par sa main ou par celle d'un autre, la fin reste la même. Ce qui compte maintenant”, dit-il en tendant le bras et en saisissant le poignet de Thor avec une force qui l'étonna, “c'est ce qui va se passer après mon départ. Notre royaume va se retrouver sans roi.”
MacGil regarda Thor avec une intensité que Thor ne comprit pas. Thor ne savait pas précisément ce qu'il disait, ni ce qu'il exigeait de lui, en supposant qu'il ait exigé quelque chose. Thor voulait le lui demander mais il voyait tout le mal qu'avait MacGil à reprendre son souffle et ne voulait pas prendre le risque de l'interrompre.
“Argon avait raison quand il parlait de toi”, dit-il en relâchant lentement sa prise. “Ta destinée est bien plus grande que la mienne.”
En entendant les paroles du roi, Thor sentit un choc électrique lui traverser le corps. Sa destinée ? Plus grande que celle du Roi ? L'idée que le Roi prenne même la peine de parler de Thor avec Argon dépassait tout ce que Thor pouvait comprendre. Quant au fait qu'il dise que la destinée de Thor était plus grande que celle du Roi, qu'est-ce que ça pouvait donc dire ? Est-ce que le Roi MacGil avait simplement des divagations dans ses derniers moments ?
“Je t'ai choisi … je t'ai accueilli dans ma famille pour une raison précise. Sais-tu quelle est cette raison ?”
Thor secoua la tête. Il voulait désespérément le savoir.
“Ne sais-tu pas pourquoi je voulais que tu sois ici, rien que toi, pour mes derniers instants ?”
“Je suis désolé, mon seigneur”, dit-il en secouant la tête. “Je ne sais pas.”
MacGil sourit faiblement et ses yeux commencèrent à se fermer.
“Il y a un grand pays, loin d'ici. Au-delà des Terres Sauvages, même au-delà du pays des Dragons. C'est le pays des Druides. Ta mère est de là-bas. Tu dois aller y chercher les réponses.”
MacGil ouvrit grand les yeux et regarda fixement Thor avec une intensité que Thor n'arrivait pas à comprendre.
“Notre royaume en dépend”, ajouta-t-il. “Tu n'es pas comme les autres. Tu es spécial. Tant que tu n'auras pas compris qui tu es, notre royaume ne sera jamais en paix.”
Les yeux de MacGil se refermèrent et sa respiration se fit superficielle. Chaque souffle venait avec un halètement. Sa prise du poignet de Thor s'affaiblit lentement et Thor sentit ses propres larmes lui monter aux yeux. Il essayait de comprendre tout ce que le roi avait dit et ça lui donnait le tournis. Il arrivait à peine à se concentrer. Avait-il tout entendu correctement ?
MacGil commença à murmurer quelque chose, mais si bas que Thor le distingua à peine. Thor se pencha plus près et approcha l'oreille des lèvres de MacGil.
Le roi leva la tête une dernière fois et, avec un dernier effort, dit :
“Venge-moi.”
Puis, soudain, MacGil se raidit. Il resta immobile quelques moments, puis sa tête se tourna et ses yeux s'ouvrirent en grand, figés.
Mort.
“NON !” gémit Thor.
Il avait dû gémir assez fort pour alerter les gardes, car, un instant plus tard, il entendit une porte s'ouvrir brusquement derrière lui, entendit l'agitation produite par des dizaines de personnes qui se ruaient dans la pièce. Dans un recoin de sa conscience, il comprit qu'il y avait du mouvement tout autour de lui. Il entendit vaguement les cloches du château sonner encore et encore. Le martèlement des cloches faisait écho au battement du sang dans ses tempes. Cependant, tout devint flou et, quelques moments plus tard, la pièce se mit à tourner.
Thor était en train de s'évanouir, de s'effondrer lourdement sur le sol en pierre.
CHAPITRE SIX
Une rafale de vent frappa Gareth au visage et il leva les yeux vers la lumière pâle du lever du premier soleil en retenant ses larmes. Le jour se levait tout juste, et pourtant, à cet endroit lointain, sur le bord des Falaises Kolviennes, des centaines de membres de la famille du roi, d'amis et de proches sujets royaux étaient déjà assemblés et se rapprochaient en espérant prendre part aux funérailles. Juste derrière eux, retenues par une armée de soldats, Gareth voyait affluer les masses, des milliers de gens qui regardaient le service funèbre de loin. Le chagrin qu'ils affichaient était sincère. Son père était aimé, c'était certain.
Gareth se tenait avec le reste de la famille proche. Ils formaient un demi-cercle autour du corps de son père, qui reposait suspendu sur des planches au dessus d'une fosse creusée dans la terre et entourée de cordes, prêt à être inhumé. Argon se tenait devant la foule, portant les robes écarlate foncé qu'il ne mettait qu'aux funérailles. Alors qu'il regardait le corps du Roi, le visage obscurci par son capuchon, son expression restait impénétrable. Gareth essayait désespérément d'analyser ce visage, de déchiffrer ce qu'Argon savait. Est-ce qu'Argon savait qu'il avait assassiné son père ? Et s'il le savait, allait-il le dire aux autres ou laisser la destinée poursuivre son cours ?
Gareth n'avait pas eu de chance. Ce garçon agaçant, Thor, avait été innocenté; évidemment, il ne pouvait pas avoir poignardé le roi pendant qu'il était au cachot. Sans compter que son père lui-même avait dit à tous les autres que Thor était innocent, ce qui ne faisait qu'aggraver la situation pour Gareth. On avait déjà créé un conseil pour enquêter sur la question, pour examiner tous les détails de son meurtre avec minutie. Le cœur de Gareth battait la chamade pendant qu'il se tenait là avec les autres, en train de regarder le corps qu'on allait inhumer; il aurait voulu l'accompagner sous terre.





