Une Concession d’Armes

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Derrière lui, ses hommes firent écho à son cri et les cavalcades de leurs chevaux résonnèrent.
Godfrey se sentit soudain très léger, comme le vent battait ses cheveux, comme le vin lui tournait la tête, comme il chevauchait vers une mort certaine en se demandant ce qui l’avait poussé dans cette folie…
CHAPITRE CINQ
Thor était assis sur la selle de sa monture, flanqué de son père et de McCloud. Rafi se trouvait non loin. Derrière eux, plusieurs dizaines de milliers de soldats impériaux bien disciplinés attendaient patiemment le commandement de Andronicus. Ils se tenaient au sommet d’une crête rocheuse, tournés vers les Highlands dont les pics étaient coiffés de neige. On apercevait d’ici la capitale des McClouds, Highlandia. Sous le regard nerveux de Thor, plusieurs milliers de soldats surgirent de la cité, prêts à combattre.
Ce n’était pas des MacGils, ni des hommes de l’Empire. Ils portaient une armure que Thor reconnaissait vaguement. Il resserra sa prise sur le pommeau de sa nouvelle épée. Il n’était pas sûr de savoir qui ces ennemis étaient et pourquoi ils attaquaient.
– Des McClouds… Mes anciens soldats, expliqua McCloud à Andronicus. De bons garçons que j’ai entraînés et avec lesquels j’ai combattu.
– Et maintenant, il se retournent contre toi, remarqua Andronicus. Ils se préparent à nous attaquer.
McCloud prit l’air renfrogné. Il n’avait plus qu’un œil et la moitié de son visage brûlé au fer rouge portait l’emblème de l’Empire. Il avait l’air grotesque.
– Je suis navré, mon seigneur, dit-il. Ce n’est pas ma faute. C’est l’œuvre de mon garçon, Bronson. Il a retourné mes propres hommes contre moi. Sans lui, tous auraient rejoint notre belle cause.
– Ton garçon n’est pas responsable, corrigea Andronicus d’une voix tranchante comme l’acier en se tournant vers son interlocuteur. C’est ta faiblesse en tant que commandant et en tant que père qui est responsable. L’échec de ton enfant est ton échec. J’aurais dû savoir que tu ne pourrais pas contrôler tes propres hommes. J’aurais dû te tuer depuis longtemps.
McCloud avala sa salive, nerveux.
– Mon seigneur, songez qu’ils ne se battent pas seulement contre moi, mais contre vous. Ils veulent débarrasser l’Anneau de l’Empire.
Andronicus secoua la tête en jouant avec son collier de têtes réduites.
– Tu es de mon côté, maintenant, dit-il. Se battre contre moi, c’est se battre contre toi.
McCloud tira son épée en jetant aux ennemis un regard noir.
– Je les tuerai jusqu’au dernier, déclara-t-il.
– Je sais que tu le feras, dit Andronicus. Si tu ne le fais pas, je te tuerai de mes propres mains. Non pas que j’aie besoin de ton aide. Mes hommes causeront bien plus de dégâts que tu ne pourrais l’imaginer – surtout s’ils ont à leur tête mon fils, Thornicus.
Assis sur le dos de sa monture, Thor écoutait vaguement leur conversation, sans vraiment l’entendre. Il était comme en transe. Son esprit brouillé par des pensées étrangères qu’il ne reconnaissait pas, des pensées qui palpitaient et lui rappelaient constamment l’allégeance qu’il devait à son père, son devoir de servir l’Empire et sa destinée en tant que fils de Andronicus. Ces pensées virevoltaient dans sa tête, incessamment, et, malgré ses efforts, il était incapable d’avoir les idées claires. C’était comme si son propre corps le retenait en otage.
Quand Andronicus parlait, tous ses mots devenaient des idées dans l’esprit de Thor, puis des ordres. Ensuite, d’une manière ou d’une autre, elles devenaient ses propres pensées, comme si elles avaient toujours été siennes. Thor luttait : une petite partie de lui cherchait encore à chasser ces pensées invasives pour clarifier son esprit. Cependant, plus il essayait, plus c’était difficile.
Assis sur sa selle, le regard tourné vers l’armée ennemie qui galopait dans la plaine, il sentit le sang pulser dans ses veines. Tout ce qui importait maintenant, c’était sa loyauté envers son père et la nécessité d’écraser tout ce qui se trouvait sur le chemin de celui-ci. Sa destinée : gouverner l’Empire.
– Thornicus, m’entends-tu ? demanda Andronicus. Es-tu prêt à te battre pour ton père ?
– Oui, père, répondit Thor sans détourner son regard fixe. J’affronterai tout homme qui se dressera contre toi.
Le sourire de Andronicus s’élargit. Il se tourna vers ses hommes.
– SOLDATS ! tonna-t-il. L’heure est venue d’affronter l’ennemi, de débarrasser l’Anneau de ces rebelles une bonne fois pour toutes. Nous commencerons par ces McClouds qui osent nous défier. Thornicus, mon fils, vous mènera dans la bataille. Vous le suivrez comme vous m’auriez suivi, moi. Vous donnerez votre vie pour lui comme vous l’auriez fait pour moi. Le trahir, c’est me trahir.
– THORNICUS ! cria Andronicus.
– THORNICUS ! reprirent en chœur les soldats impériaux derrière lui.
Thor, rendu téméraire par ce discours et ces cris, leva sa nouvelle épée haut vers le ciel. L’épée de l’Empire, celle que son père chéri lui avait donnée. Il sentit un pouvoir le traverser, le pouvoir de sa lignée, de son peuple, de tout ce qu’il était destiné à devenir. Enfin, il était chez lui, avec son père. Pour lui, Thor ferait n’importe quoi. Même se jeter dans la mort.
Il poussa un féroce cri de guerre, éperonna sa monture et dévala le coteau à toute allure pour entrer le premier dans la mêlée. Derrière lui, un autre cri de guerre lui répondit et plusieurs dizaines des milliers de soldats le suivirent, prêts à donner leurs vies pour Thornicus.
CHAPITRE SIX
Mycoples était roulée en boule sous le filet d’akron qui la retenait prisonnière, incapable d’étirer son corps ou de battre ses ailes. Allongée sur le pont du navire, elle ne pouvait ni lever le menton, ni étendre ses pattes, ni sortir ses griffes. Elle ne s’était jamais sentie si mal de toute sa vie, si impuissante, si faible. Lentement, elle ouvrait et fermait ses paupières, abattue et déprimée, plus inquiète pour Thor que pour elle-même.
Elle pouvait sentir son énergie, même d’ici, alors que le navire voguait sur l’océan, balayé par le roulis des vagues immenses qui s’écrasaient sur le pont. Thor changeait, il devenait quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne ressemblait plus à l’homme que Mycoples avait connu. Cette certitude lui brisait le cœur. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’elle l’avait abandonné. Elle tenta une nouvelle fois de se libérer pour voler à son secours, mais en vain.
Une vague immense s’écrasa non loin et les eaux écumeuses du Tartuvien se glissèrent sous le filet, emportant son corps qui vint heurter le bastingage. Elle se recroqueville en poussant un faible rugissement dénué de son ancienne force. Elle était résignée. Ils allaient la tuer ou peut-être la destinaient-ils à une vie en captivité. Cela n’importait pas. Mycoples espérait seulement que Thor irait bien. Et elle espérait qu’elle aurait l’opportunité, seulement l’opportunité, de se venger de ses assaillants.
– Elle est là ! Elle a glissé à travers le pont ! cria un des officiers impériaux.
Mycoples sentit une violente douleur percer les fines écailles de sa tête, quand deux soldats armés de longues lances la piquèrent à travers les mailles du filet. Elle tenta de plonger vers eux, mais ses liens l’en empêchèrent. Elle gronda quand ils recommencèrent, encore et encore, amusés par ce jeu cruel.
– Elle ne fait pas si peur que ça, non ? demanda l’un d’eux.
Son compagnon éclata de rire en piquant le dragon près de l’œil. Mycoples se détourna à la dernière seconde pour éviter d’être aveuglée.
– Aussi inoffensive qu’une petite mouche !
– Il parait qu’on va l’exposer dans le capitole impérial.
– Ce n’est pas ce que j’ai entendu dire, renchérit l’autre. Il parait qu’ils vont lui arracher les ailes et la torturer pour tout ce qu’elle a fait à nos hommes.
– J’aimerais bien être là quand ça arrivera…
– Il faut vraiment qu’on la livre saine et sauve ? demanda l’un d’eux.
– Ce sont les ordres.
– Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas l’abîmer un peu. Après tout, elle n’a pas besoin de ses deux yeux…
Son compagnon se mit à rire.
– Vu sous cet angle, je suppose que tu as raison, répondit-il. Vas-y, amuse-toi.
L’homme s’approcha en levant sa lance.
– Tiens-toi tranquille, ma belle…, dit-il.
Mycoples eut un mouvement de recul quand le soldat chargea, prêt à lui transpercer l’œil.
Soudain, une vague s’écrasa sur le pont et l’eau emporta le soldat qui glissa sous le museau de Mycoples. Ses yeux s’emplirent de terreur. Au prix d’un grand effort, Mycoples parvint à lever une griffe, juste assez pour attirer le soldat vers elle. Elle l’épingla alors en pleine gorge.
Il poussa un cri et le sang se mit à gicler, avant de se mêler à l’eau de mer. Quand il rendit son dernier souffle, Mycoples ressentit une petite satisfaction.
Le deuxième soldat prit ses jambes à son cou en appelant à l’aide. Quelques minutes plus tard, une douzaine d’hommes armés de longues lances approchaient.
– Tuez la bête ! cria l’un d’eux.
Tous s’approchèrent pour la tuer et Mycoples eut soudain la certitude que sa dernière heure avait sonné.
Elle sentit soudain la rage brûler au fond d’elle-même, plus violemment que jamais. Elle ferma les yeux et pria Dieu pour qu’il lui accorde un dernier sursaut d’énergie.
Lentement, elle sentit une vague de chaleur naître dans son ventre et monter jusqu’à sa gorge. Elle leva la tête, ouvrit la bouche et poussa un rugissement. À sa grande surprise, une gerbe de flammes jaillit.
Elles traversèrent le filet et engloutirent les soldats qui lui faisaient face.
Ils poussèrent des cris, s’écroulèrent sur le pont. Certains coururent se jeter par-dessus bord. Mycoples sourit.
Plusieurs douzaines de soldats apparurent en renfort, armés cette fois de gourdins. Mycoples tenta de conjurer le feu, une fois encore.
Sans résultat. Dieu avait entendu sa prière et lui avait donné une opportunité, une seule. Elle ne pouvait rien faire de plus, mais elle était reconnaissante d’avoir pu essayer.
Les soldats se jetèrent sur elle pour la battre. Lentement, Mycoples se sentit glisser, toujours plus bas. Ses yeux se fermèrent. Elle se roula en boule, résignée, tout en se demandant si c’était là sa dernière heure sur terre.
Bientôt, les ténèbres l’envahirent.
CHAPITRE SEPT
Romulus se tenait à la proue de son immense navire dont la coque était peinte de noir et d’or et dont le mât arborait la bannière impériale : un lion tenant un aigle dans sa gueule. Debout, les mains sur les hanches, dressé de toute sa hauteur, il contemplait les vagues de l’Ambrek. Au loin, le rivage de l’Anneau apparaissait.
Enfin.
Le cœur de Romulus se mit à battre plus fort quand il posa les yeux pour la première fois sur cette terre. Les meilleurs hommes naviguaient avec lui, quelques douzaines d’entre eux, et les meilleurs navires les suivaient. Une grande armada qui recouvrait l’océan et portait les couleurs de l’Empire. Ils avaient fait un long voyage : ils avaient contourné l’Anneau pour surprendre Andronicus et l’assassiner au moment où il s’y attendrait le moins.
Romulus sourit en y pensant. Andronicus ne se doutait pas de ses ressources. Il allait l’apprendre de la pire manière : il ne fallait jamais sous-estimer Romulus.
De grosses vagues s’écrasaient sur la coque et Romulus se délecta de la fraîcheur des gouttes sur son visage. Il tenait sous son bras la cape magique qu’il avait reçue dans la forêt. Cela allait fonctionner. Il le sentait. Il allait traverser le Canyon. Quand il enfilerait la cape, il deviendrait invisible, il traverserait le Bouclier et pénétrerait dans l’Anneau, seul. Sa mission nécessiterait de l’agilité, de la ruse et de la discrétion. Bien sûr, ses hommes ne pourraient pas l’accompagner, mais il n’aurait pas besoin d’eux : une fois à l’intérieur, il trouverait les soldats de Andronicus et les persuaderait de rejoindre sa cause. Il sèmerait la division entre eux et se débrouillerait pour mettre le feu aux poudres. Après tout, les soldats aimaient Romulus autant qu’ils aimaient Andronicus. Il retournerait les hommes contre leur commandant.
Romulus trouverait ensuite un MacGil et le ramènerait de l’autre côté de Canyon, comme le voulait la légende. Si cette légende disait vrai, le Bouclier serait détruit. Romulus appellerait ses hommes et toute la flotte entrerait pour détruire l’Anneau une bonne fois pour toutes. Alors, Romulus règnerait enfin sur l’univers.
Il prit une grande inspiration. Il goûtait presque la victoire sur ses lèvres. Toute sa vie, il s’était battu pour ce moment.
Romulus leva les yeux vers le ciel rendu écarlate par le coucher du deuxième soleil, un astre rougeoyant qui disparaissait à l’horizon. C’était l’heure de la journée qui verrait Romulus prier les dieux : le Dieu de la Terre, le Dieu de la Mer, le Dieu du Ciel, le Dieu du Vent et, surtout, le Dieu de la Guerre. Il savait qu’il devait tous les apaiser. Il s’y était préparé : il avait apporté des esclaves à sacrifier. Leur sang lui donnerait du pouvoir.
Comme ils s’approchaient du rivage, les vagues s’écrasant sur la coque, Romulus n’attendit pas que l’on déroule l’échelle de corde mais sauta par-dessus bord dès que le navire toucha le sable. Il atterrit quelques mètres plus bas, sur ses pieds, de l’eau jusqu’à la taille, puis marcha jusqu’à la plage comme s’il en était déjà le propriétaire, en laissant derrière lui les traces de ses pas. Derrière lui, ses hommes firent courir les échelles de corde et commencèrent à descendre. L’un après l’autre, les bateaux s’échouèrent.
Romulus les passa en revue en souriant. Le ciel s’assombrissait. Le moment parfait pour un sacrifice. Il était important d’avoir l’approbation des dieux.
Il se tourna vers ses hommes.
– DU FEU ! cria-t-il.
Les soldats s’affairèrent et mirent en place un grand bûcher, haut d’environ cinq mètres. Une grande étoile à trois branches, prête à être enflammée.
Romulus hocha la tête et ses hommes traînèrent vers l’échafaud une douzaine d’esclaves liés les uns aux autres. Ils furent ligotés sur le bûcher. Les yeux écarquillés par la panique, ils cherchèrent à se débattre en voyant arriver les torches, quand ils comprirent qu’on s’apprêtait à les brûler vifs.
– NON ! hurla l’un d’eux. Pitié ! Pas ça ! Tout mais pas ça !
Romulus les ignora. Il leur tourna le dos et fit quelques pas, les bras en croix, la tête renversée vers le ciel.
– OMARUS ! cria-t-il. Donne-nous la lumière pour éclairer notre chemin ! Accepte mon sacrifice. Accompagne-moi dans l’Anneau. Fais-moi signe. Dis-moi si je vais réussir !
Romulus baissa les mains et ses hommes se précipitèrent pour incendier le bûcher.
Des cris déchirants s’élevèrent, des étincelles volèrent de toutes parts, tandis que Romulus admirait le spectacle, le visage éclairé par la lueur des flammes.
Il hocha la tête et ses hommes conduisirent devant lui une vieille femme borgne au visage ridé et au corps recroquevillé, assise dans un chariot que les soldats manoeuvraient comme une brouette. Elle se pencha vers les flammes. Romulus la regarda faire, patient, dans l’attente de sa prophétie.
– Tu réussiras, dit-elle, à moins que les soleils ne convergent.
Romulus sourit. Les soleils ? Converger ? Ce n’était pas arrivé depuis mille ans.
Il était fou de joie et un doux sentiment emplit soudain sa poitrine. Voilà exactement ce qu’il voulait entendre. Les dieux étaient avec lui.
Romulus saisit sa cape et monta sur son cheval qu’il éperonna. Il se mit à galoper, seul, à travers la plage, vers la route qui le mènerait à la Passerelle Orientale, vers le Canyon. Bientôt, il pénètrerait dans l’Anneau.
CHAPITRE HUIT
Selese marchait entre les restes de la bataille, Illepra à ses côtés. Toutes deux inspectaient les corps, l’un après l’autre, à la recherche de signes de vie. Le chemin depuis Silesia avait été long et difficile : seules sur la route, elles avaient suivi l’armée pour porter secours aux blessés. Elles avaient préféré s’éloigner des autres guérisseurs : du même âge et toutes deux amoureuses d’un garçon MacGil, les deux jeunes femmes étaient devenues très proches. Selese aimait Reece et Illepra, même si cela ne lui plaisait pas de l’admettre, aimait Godfrey.
Elles avaient fait de leur mieux pour se rapprocher de l’armée, en passant par les champs, les forêts et les chemins boueux, le regard toujours à la recherche d’un MacGil blessé. Malheureusement, les trouver n’était pas difficile : leurs corps jonchaient la campagne. Parfois, Selese trouvait le moyen de les soigner. Le plus souvent, tous ses efforts et ceux de Illepra ne pouvaient les sauver. Un élixir permettait alors à ses hommes de trouver le repos éternel.
Quelle tragédie pour Selese ! Ayant pratiqué son art dans un petit village toute sa vie, elle n’avait jamais eu à soigner des blessures de cette gravité. Elle était plus habituée aux égratignures, aux coupures, aux morsures de Forsyth de temps en temps… Mais ce massacre ? Ce bain de sang ? Ces blessés ? Tout cela la bouleversait
C’était dans la nature de Selese : elle voulait que ses patients aillent mieux. Pourtant, depuis son départ de Silesia, elle n’avait fait que suivre une piste de sang. Comment les hommes pouvaient-ils faire cela ? Ces blessés et ces morts avaient été des fils, des frères, des maris… Comment l’humanité pouvait-elle être si cruelle ?
Ce qui brisait le cœur de Selese, c’était de ne pas pouvoir aider toutes les personnes qu’elle rencontrait sur son chemin. Elle ne pouvait transporter qu’un nombre limité d’herbes et de potions. Les autres guérisseurs étaient partis aux quatre coins de l’Anneau. Il fallait porter secours à toute une armée, mais elles n’étaient pas assez nombreuses et n’avaient pas assez de matériel. Sans chariots, chevaux et équipes compétentes, elles ne pouvaient rien faire de plus.
Selese ferma les yeux et prit une grande inspiration. Les visages des blessés apparurent une fois encore derrière ses paupières baissées. Trop souvent, elle devait aider un soldat mortellement touché, dont les yeux roulaient dans leurs orbites. Elle finissait toujours par lui donner du Blatox, un antidouleur et un tranquillisant puissant qui ne permettait ni de soigner, ni d’arrêter l’infection. Sans ses potions, c’était ce qu’elle pouvait faire de mieux. Cela lui donnait envie de pleurer et de crier tout en même temps.
Selese et Illepra s’agenouillèrent aux côtés d’un soldat blessé, à quelques pas l’une de l’autre, chacune d’elle occupée à recoudre une blessure avec du fil et une aiguille. Selese était obligée d’utiliser la même à chaque fois. Elle aurait préféré en changer, mais elle n’avait pas le choix. Le soldat poussa un cri de douleur quand elle recousit une longue estafilade chargée de pus qui courait sur son biceps. Selese pressa sa main contre le bras ouvert pour tenter d’étancher le flot de sang.
Peine perdue. Si seulement elles avaient trouvé ce soldat un jour plus tôt… ! Maintenant, son bras était vert et Selese repoussait l’inévitable.
– Tout ira bien, lui dit-elle.
– Non, répondit-il en levant vers elle le regard d’un mort, un regard que Selese ne connaissait que trop bien. Dites-moi. Je vais mourir ?
Selese prit une grande inspiration et retint son souffle. Que répondre à cela ? Elle ne voulait pas mentir. Mais elle ne pouvait pas non plus lui dire la vérité.
– Nos destins sont dans les mains de notre créateur, dit-elle. Il n’est jamais trop tard. Bois ceci, dit-elle en portant à ses lèvres une fiole de Blatox, tout en caressant son front.
Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il poussa un soupir, enfin en paix.
– Je me sens mieux, dit-il.
Quelques instants plus tard, ses yeux se fermèrent.
Selese sentit une larme couler le long de sa joue et la chassa rapidement.
Illepra terminait de recoudre son blessé et toutes deux se relevèrent, épuisées, avant de reprendre leur marche interminable, d’un cadavre à l’autre. La piste mortelle les conduisait vers l’est, où se trouvait le corps principal de l’armée.
– Que faisons-nous ici ? demanda enfin Selese après un long silence.
– Nous aidons, répondit Illepra.
– On ne dirait pas. Nous en avons sauvé si peu. Nous en avons perdu tant.
– Et ceux que nous avons sauvés ? rétorqua Illepra. Leur vie n’a-t-elle donc aucune valeur ?
Selese y réfléchit.
– Bien sûr que si, dit-elle. Mais les autres ?
Elle ferma les yeux pour visualiser leurs visages, mais tous étaient déjà flous dans sa mémoire.
Illepra secoua la tête.
– Ce n’est pas ainsi qu’il faut penser. Tu es une rêveuse. Trop naïve. Tu ne peux pas tous les sauver. Nous ne sommes pas responsables de cette guerre. Nous nous contentons de passer après.
Elles poursuivirent leur chemin en silence, toujours un peu plus loin vers l’est, à travers les champs de cadavres. Selese se réjouissait, au moins, de la présence de Illepra. Elles se tenaient compagnie dans cette heure difficile et partageaient leurs connaissances et leurs remèdes. Le nombre de plantes que Illepra utilisait stupéfiait Selese. Illepra, quant à elle, s’intéressait beaucoup aux baumes que Selese avait découvert dans son petit village. Elles se complétaient bien.
Tout en marchant, ses yeux passant d’un corps à l’autre, Selese pensait à Reece. Malgré tout ce qui arrivait, elle ne pouvait le chasser de son esprit. Elle avait voyagé jusqu’à Silesia pour le retrouver, mais la vie les avait séparés à nouveau. Et, bien sûr, cette guerre stupide n’avait de cesse de les éloigner l’un de l’autre. Allait-il bien ? Où se trouvait-il exactement ? Chaque fois qu’elle voyait un corps, son regard se portait immédiatement vers son visage. Elle priait avec un mélange d’espoir et d’horreur pour que ce ne soit pas lui. Son estomac se nouait. Quand elle retournait le cadavre et apercevait des traits inconnus, elle poussait un soupir de soulagement.
Peut-être que ce serait le prochain… Cette peur de le voir blessé ou bien mort ne quittait jamais Selese. Si sa peur se confirmait, aurait-elle la force de continuer ?
Toutefois, elle était bien décidée à le retrouver, mort ou vif. Elle avait voyagé jusque là et ne ferait pas demi-tour avant de savoir.
– Je n’ai vu aucun signe de Godfrey, dit Illepra en envoyant un coup de pied dans un caillou.
Illepra parlait de Godfrey parfois, depuis qu’elles étaient parties. Il était évident qu’elle était amoureuse.
– Moi non plus, dit Selese.
Entre les deux femmes, amoureuses chacune d’un frère MacGil, Reece et Godfrey, cette conversation ne s’épuisait jamais. Pour dire la vérité, Selese ne voyait pas très bien ce que Illepra trouvait à Godfrey. Il avait surtout l’air d’un poivrot, d’un homme irresponsable qu’il ne fallait pas prendre au sérieux. Il était drôle et plutôt astucieux, mais ce n’était pas le genre d’homme que Selese recherchait. Selese voulait un mari sincère, honnête et intense. Elle voulait un homme qui serait un symbole de chevalerie et d’honneur. Reece était cet homme-là.
– Je ne saurais dire s’il pourrait survivre à ça, dit Illepra tristement.
– Tu l’aimes, n’est-ce pas ? demanda Selese.
Illepra rougit et détourna le regard.
– Je n’ai rien dit de tel, se défendit-elle. Je m’inquiète, voilà tout. C’est un ami.
Selese sourit.
– Vraiment ? C’est pour cela que tu ne peux pas t’empêcher de parler de lui ?
– Je ne parle que de lui ? demanda Illepra, surprise. Je ne m’en rends pas compte.
– Oui, que de lui.
Illepra haussa les épaules et se tut.
– Je suppose que je me suis attachée à lui, d’une manière ou d’une autre. Il me rend folle parfois. Je suis toujours obligée d’aller le chercher dans les tavernes. Il me promet chaque fois qu’il n’y retournera pas, mais il y retourne. C’est exaspérant. J’aimerais lui montrer de quel bois je me chauffe…
– C’est pour cela que tu veux tellement le retrouver ? demanda Selese. Pour lui montrer de quel bois tu te chauffes ?
Ce fut au tour de Illepra de sourire.
– Peut-être pas, dit-elle. Peut-être que je veux aussi le prendre dans mes bras.
Elles contournèrent une colline et tombèrent sur un soldat silésien, allongé au pied d’un arbre, la jambe brisée. Selese évalua ses blessures de loin, de son œil expert. Non loin, deux chevaux étaient attachés.
Elles se précipitèrent pour le rejoindre.
Comme Selese nettoyait ses plaies, une entaille profonde barrant sa cuisse, elle ne put s’empêcher de lui poser la question qu’elle posait à tous les soldats :





