Vainqueur, Vaincu, Fils

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Mieux encore, il y avait un petit ponton avec un poteau auquel était attaché un bateau à fond plat. Ceres supposa que le bateau attendait là depuis plus d'années qu'elle ne voulait l'imaginer mais, d'une façon ou d'une autre, il avait encore l'air solide. En aval, Ceres vit une lumière qui n'était pas présente dans le reste des cavernes et, d'une façon ou d'une autre, elle comprit qu'il fallait qu'elle se dirige vers elle.
Elle monta dans le bateau, largua les amarres et laissa le courant l'entraîner. L'eau léchait le flanc du petit vaisseau et, alors qu'il avançait, Ceres sentait l'impatience croître en elle. En d'autres occasions, elle aurait pu s'inquiéter face à un courant comme celui-ci et s'imaginer qu'il menait peut-être à un barrage où, pire encore, à une chute d'eau. Cependant, à présent, le courant lui semblait avoir sa volonté propre, destinée à la transporter vers son but.
Le bateau traversa un tunnel tellement étroit que Ceres aurait pu toucher les murs qui se dressaient de chaque côté. Il y avait de la lumière vers l'avant, brillante après la semi-lumière des cavernes. Le tunnel donna sur un espace qui n'était ni en roc ni en pierre. En fait, dans un espace où il aurait dû n'y avoir qu'une autre caverne, Ceres se trouva au milieu d'une étendue campagnarde idyllique.
Ceres reconnut immédiatement l’œuvre des Anciens. Personne d'autre n'aurait pu créer une chose comme celle-là. Les sorciers auraient peut-être pu trouver les pouvoirs nécessaires pour créer une illusion mais cet endroit avait l'air réel; il avait même une odeur d'herbe fraîche et de gouttes de rosée. Le bateau cogna contre la rive et Ceres vit devant elle une grande prairie remplie de fleurs des champs au parfum sucré et délicat. Certaines de ces fleurs semblèrent bouger sur son passage et Ceres sentit des ronces lui frôler la jambe et la faire saigner en lui infligeant une douleur aiguë.
Cependant, quand elle fut passée, les ronces la relâchèrent. Apparemment, quelles que soient les défenses que comprenait ce lieu, leur but n'était pas d'en exclure Ceres.
Il fallut un moment pour que Ceres se rende compte qu'il y avait deux choses étranges dans cet endroit qu'elle traversait, des choses encore plus étranges que la présence d'une étendue de campagne sauvage au milieu d'un réseau de cavernes.
La première était que les visions du passé semblaient s'être arrêtées. Dans les cavernes d'au-dessus, elles n'avaient cessé d'apparaître puis de disparaître, montrant la dernière attaque de l'antre des sorciers menée par les Anciens. Ici, le monde ne semblait pas être arrêté à mi-course entre deux points. Ici, il était aussi paisible que figé, sans les changements constants que subissait le reste de l'endroit.
La deuxième chose étrange était le dôme de lumière qui s'élevait au cœur de l'endroit et brillait d'une lumière dorée qui s'opposait à la verdure du reste. Le dôme était de la taille d'une grande maison ou de la tente de quelque seigneur nomade mais semblait être composé presque exclusivement d'énergie. En le regardant, Ceres pensa d'abord que le dôme aurait pu être un bouclier ou un mur mais, d'une façon ou d'une autre, Ceres savait qu'il était plus que ça. Il était un lieu d'habitation, un domicile.
Il était aussi, supposa-t-elle, l'endroit où elle pourrait trouver ce qu'elle cherchait. Pour presque la première fois depuis qu'elle était entrée dans la demeure des sorciers, Ceres osa ressentir une lueur d'espoir. Peut-être était-ce l'endroit où elle retrouverait ses pouvoirs.
Peut-être pourrait-elle aider à sauver Haylon, après tout.
CHAPITRE TROIS
Alors qu'elle naviguait vers la Côte des Os de Felldust, Jeva avait la sensation la plus étrange de toute sa vie : elle craignait de mourir.
C'était une nouvelle sensation pour elle. Ce n'était pas quelque chose que son peuple avait l'habitude de ressentir. Ce n'était certainement pas une chose qu'elle avait désirée. C'était probablement une sorte d'hérésie de se laisser aller, de voir la possibilité de rejoindre les morts qui attendaient et de s'en inquiéter vraiment. Son peuple acceptait la mort, allait même jusqu'à l'accueillir comme une chance d'être finalement inclus à la grande communauté de ses ancêtres. Son peuple ne craignait pas de mourir.
Pourtant, c'était exactement ce que Jeva ressentait maintenant en voyant la ligne à peine visible de la côte de Felldust apparaître à l'horizon. Elle craignait qu'on la tue à cause de ce qu'elle avait à dire. Elle craignait qu'on l'envoie rejoindre ces ancêtres sans qu'elle puisse aider Haylon. Elle se demanda ce qui avait changé.
La réponse à cette question était assez simple à trouver : Thanos.
Jeva se surprit à penser à lui alors qu'elle naviguait vers la terre en regardant les oiseaux de mer qui se rassemblaient en bandes flottantes en attendant leur prochaine chance de se nourrir. Avant de le rencontrer, elle avait été … eh bien, peut-être pas la même que tout son peuple, parce que la plupart d'entre eux ne ressentaient aucun besoin d'aller voyager jusqu'à Port Leeward et au-delà. Même ainsi, elle avait senti qu'elle était comme eux, elle avait été la même qu'eux. Elle ne ressentait certainement aucune peur.
Ce n'était pas exactement de la peur pour elle-même, bien qu'elle sache parfaitement bien que sa propre vie était en jeu. Elle s'inquiétait plus pour ce qui arriverait à ceux qu'elle avait laissés sur Haylon et pour Thanos si elle ne revenait pas.
C'était une autre sorte d'hérésie. Les vivants ne comptaient que s'ils servaient à accomplir les désirs des morts. Si tous les habitants d'une île étaient massacrés par un envahisseur, c'était un honneur glorieux pour eux, pas un événement à traiter comme un désastre imminent. Dans la vie, tout ce qui comptait, c'était accomplir les désirs des morts et terminer soi-même sa vie avec une gloire appropriée. Ceux qui parlaient pour les morts l'avaient clairement affirmé. Jeva avait même entendu de ses oreilles les murmures des morts pendant que la fumée s'élevait des bûchers prophétiques.
Elle poursuivit sa navigation sans en tenir compte, sentant les vagues tirer sur le gouvernail pendant qu'elle dirigeait son petit bateau vers son pays. Maintenant, elle se surprenait à entendre d'autres voix qui lui demandaient d'avoir de la compassion, de sauver Haylon, d'aider Thanos.
Jeva l'avait vu risquer sa propre vie pour aider d'autres personnes sans avoir de raison valable à ses yeux. Quand elle avait été attachée à un navire de Felldust comme une figure de proue, attendant qu'on l'écorche, Thanos était venu la sauver. Quand ils avaient combattu côte à côte, le bouclier de Thanos avait été celui de Jeva d'une façon qu'elle n'avait jamais vue chez son peuple.
Elle avait vu chez Thanos une chose à admirer. Peut-être plus qu'à admirer. Elle avait vu quelqu'un qui était au monde pour y faire ce qu'il pourrait y faire de mieux, pas seulement pour trouver la façon la plus parfaite qui soit de le quitter. La nouvelle voix qu'entendait Jeva lui disait que c'était comme ça qu'elle devrait vivre et qu'aller aider Haylon en faisait partie.
Le problème était que Jeva savait que ces voix ne venaient que de l'intérieur d'elle-même. Elle n'aurait pas dû les écouter avec tant de ferveur. Son peuple ne le ferait certainement pas.
“Ou du moins ce qu'il en reste”, dit Jeva, dont le vent emporta les paroles.
La tribu de son village avait disparu. Maintenant, elle allait se rendre dans un autre lieu de rencontre et demander à d'autres gens de son pays de donner leur vie. Jeva leva les yeux et regarda le vent gonfler la petite voile de son bateau, les rabaissa et regarda l'écume jouer sur l'océan, du moment que cela l'empêchait de penser à ce qu'il faudrait qu'elle fasse pour que son peuple vienne à la rescousse de Haylon. Même ainsi, les mots surgissaient, aussi inévitables que la fin de la vie.
Il faudrait qu'elle affirme qu'elle parlait pour les morts.
Il avait fallu les paroles des morts pour qu'ils aillent jusqu'à Delos, même si Jeva et Thanos n'avaient pas prétendu parler pour eux ce jour-là. Cependant, pour obtenir ce qu'elle voulait, Jeva ne pouvait pas faire confiance à ceux qui parlaient pour les morts. Il y avait trop de risques qu'ils disent non et, si cela arrivait, que se passerait-il ?
La mort de son ami. Elle ne pouvait pas le permettre, même si cela signifiait commettre l'impensable.
Jeva guida son bateau plus près de la côte, se faufilant entre les rochers et les épaves qui s'étaient échouées dessus. Ce n'était pas la plage la plus proche de son vieux village mais un endroit situé un peu plus loin le long de la côte, dans un autre des grands lieux de rencontre. Cela dit, ils avaient quand même réussi à dévaliser les épaves jusqu'à l'os. Jeva sourit à cette idée, en tirant quelque fierté.
Des bateaux vinrent à sa rencontre sur l'eau. Dans la plupart des cas, c'étaient des embarcations légères, des canoës à balancier conçus pour intercepter ceux qui n'avaient visiblement pas été fabriqués par le Peuple des Os. Si Jeva n'avait pas clairement été l'un d'eux, elle aurait pu se retrouver forcée de se battre à mort. En fait, les bateaux se rassemblèrent autour du sien et ses marins rirent et plaisantèrent comme ils ne le faisaient jamais en présence d'étrangers.
“Quel beau bateau, ma sœur. Combien d'hommes as-tu tués pour le voler ?”
“Tués ?” dit un autre. “Ils sont probablement morts de frousse en la voyant !”
“Ils mourraient probablement en vous voyant, tellement vous êtes laids”, répliqua Jeva, et les hommes rirent avec elle. C'était comme ça que l'on faisait dans son pays.
La façon dont on faisait les choses était importante. Même si son peuple pouvait avoir l'air étrange pour ceux qui venaient d'ailleurs, ses membres avaient leurs propres règles, leurs propres codes de conduite. Maintenant, Jeva allait les retrouver et, si elle affirmait parler pour les morts, alors, elle briserait la plus fondamentale de ces règles. Pour une telle faute, elle risquait d'être exclue de la communion avec les morts et tuée sans que ses cendres soient mélangées aux bûchers pour s'y consumer.
Elle emmena son bateau jusqu'au rivage, en bondit et le tira sur la plage. D'autres membres de son peuple l'y attendaient. Une fille courut la retrouver en portant une urne funéraire, lui proposant de prendre une pincée des cendres du village. Jeva prit l'urne et ingéra une pincée de cendres. D'un point de vue symbolique, elle était maintenant un des villageoises, était intégrée à leur communion avec leurs ancêtres.
“Bienvenue, prêtresse”, dit un des hommes présents sur la plage. C'était un vieil homme à la peau diaphane mais il s'en remettait quand même à Jeva à cause des marques qui indiquaient qu'elle avait accompli les rites. “Qu'est-ce qui amène la grande messagère des morts sur notre rivage ?”
Jeva attendit, réfléchissant à sa réponse. A ce moment-là, il aurait été très facile de prétendre qu'elle parlait pour ceux qui n'étaient plus. Elle avait connu sa part de visions; quand elle avait été une fille, certains avaient pensé qu'elle serait la grande messagère des morts. L'un des messagers les plus âgés l'avait proclamé, disant qu'elle prononcerait un jour des paroles qui secoueraient son peuple entier.
Si elle déclarait que les morts lui avaient dit de venir ici et si elle demandait à son peuple de se battre pour Haylon, ils la croiraient peut-être sans discussion. Ils obéiraient peut-être à son autorité d'emprunt comme ils le faisaient avec fort peu de choses.
Si elle disait ça, elle pourrait vraiment avoir la possibilité de sauver Haylon. Son peuple serait peut-être assez nombreux pour arrêter l'attaque menée par la flotte de Felldust. Ils pourraient au moins faire gagner du temps aux défenseurs. Si elle mentait.
Cependant, Jeva ne pouvait pas le faire. Ce n'était pas seulement le mensonge qu'il y avait au cœur de toute cette histoire, même si elle se sentait horrifiée par l'idée de s'en servir. Ce n'était même pas le fait que cela aille contre toutes les façons dont son peuple appréhendait le monde. Non, c'était le fait que Thanos n'aurait pas voulu qu'elle s'y prenne comme ça. Il n'aurait pas voulu qu'elle dupe les gens pour les amener à la mort ou qu'elle les force à affronter la puissance de Felldust sans savoir vraiment pourquoi ils allaient le faire.
“Prêtresse ?” demanda le vieil homme. “Es-tu venue parler pour les morts ?”
Que ferait Thanos dans cette situation ? Jeva connaissait la réponse à cette question. Elle l'avait construite en s'inspirant de la dernière fois qu'il était allé sur les terres de son peuple et de tout ce qu'il avait fait depuis.
“Non”, dit-elle. “Je ne suis pas venue parler pour les morts. Je m'appelle Jeva et, aujourd'hui, je souhaite parler pour les vivants.”
CHAPITRE QUATRE
Irrien arpentait les champs de cadavres, regardant autour de lui le carnage que ses armées avaient causé sans le moins du monde ressentir la satisfaction que cela lui donnait habituellement. Autour de lui, les hommes du Nord gisaient, morts ou mourants, écrasés par ses armées, massacrés par ses chasseurs. Irrien aurait dû se sentir triomphant en ce moment-là. Il aurait dû se sentir réjoui par l'étendue de la destruction ou par son pouvoir en voyant ses ennemis morts.
Au lieu de cela, il avait la sensation qu'on lui avait volé sa vraie victoire.
Un homme portant l'armure brillante de ses ennemis gémissait dans la boue, essayant de se raccrocher à la vie malgré les blessures qu'on lui avait infligées. Irrien prit une lance à un autre cadavre avoisinant et en transperça l'homme. Même tuer un faiblard comme celui-là ne le mit pas de meilleure humeur.
En vérité, cela avait été trop facile. Il y avait eu trop peu d'ennemis pour que ce combat vaille la peine d'être mené. Ils s'étaient déchaînés contre le Nord, avaient dévasté les villages et les petits châteaux, avaient même dévasté l'ex-forteresse de Lord West. Partout, ils avaient trouvé des demeures vides et des châteaux encore plus vides, des pièces que les gens avaient abandonnées à temps pour fuir devant la horde qui avait été sur le point de s'abattre sur eux.
Cela n'était pas frustrant seulement parce que cela signifiait qu'il ne pouvait pas jouir des victoires pleines de sens qu'il avait prévu de remporter. C'était aussi frustrant parce que cela signifiait que ses ennemis étaient encore en vie. De plus, Irrien savait où ils étaient parce que le lâche qui était resté dans le château de Lord West le lui avait dit : ils étaient à Haylon et ils renforçaient l'île où il n'avait envoyé qu'une partie de ses forces pour la conquête.
A cause de cela, chaque moment qu'Irrien passait en ce lieu lui donnait une sensation d'énervement. Pourtant, il y avait des choses à faire ici. Il regarda autour de lui et vit ses hommes travailler avec des bandes de d'esclaves capturés récemment pour démolir un des châteaux qui semblaient pousser en ce lieu comme des champignons après la pluie. Irrien ne voulait pas laisser ces bâtiments inoccupés derrière lui parce que cela donnerait à ses ennemis un endroit où se rassembler.
Plus que cela, ses hommes avaient l'air assez satisfaits de cette victoire facile. Irrien voyait ceux qui n'avaient pas été assignés aux équipes de travaux de force se reposer au soleil, jouer avec des pièces volées ou torturer des prisonniers qu'ils avaient capturés pour s'amuser.
Les profiteurs habituels étaient là, bien sûr. Quelqu'un avait installé un camp d'esclavagiste au bord de l'armée comme s'il en était l'ombre, avec ses charrettes et ses cages qui se remplissaient rapidement. Il y avait au milieu un espace dégagé où les esclavagistes négociaient pour acheter les meilleurs esclaves et les plus beaux, alors qu'en fait ils prenaient ce que les soldats voulaient bien leur vendre. Ces hommes étaient des charognards, pas des guerriers authentiques.
Ensuite, il y avait les prêtres de la mort. Ils avaient érigé leur autel au centre du champ de bataille, comme ils le faisaient souvent. Maintenant, les soldats leur apportaient les ennemis blessés qu'ils trouvaient et les traînaient sur la dalle en pierre pour qu'ils s'y fassent trancher la gorge ou arracher le cœur. Leur sang coulait et Irrien imaginait que les dieux des prêtres étaient probablement satisfaits de toute cette agitation. Les prêtres semblaient certainement le penser, eux qui exhortaient les fidèles à se soumettre complètement à la mort, vu que c'était le seul moyen de gagner ses faveurs.
Un homme semblait vraiment les prendre au sérieux. Il avait visiblement reçu des blessures pendant la bataille, dont une tellement grave qu'il avait besoin de l'aide de ses compagnons pour arriver jusqu'à la dalle. Irrien le regarda grimper dessus et exposer sa poitrine pour que les prêtres puissent le poignarder avec un couteau en obsidienne noire.
Irrien méprisait la faiblesse d'un homme incapable de lutter contre ses blessures. Après tout, Irrien ne permettait pas à ses vieilles blessures de le ralentir, n'est-ce pas ? Son épaule le faisait souffrir à chaque mouvement mais il ne s'offrait pas comme sacrifice pour protéger les autres de la mort. Selon son expérience personnelle, la seule chose qui tienne la mort à distance, c'était d'être le plus fort des deux guerriers. La force permettait de vivre. La force permettait de prendre ce qu'on voulait, que ce soit les terres d'un homme, la vie ou des femmes.
Irrien se demanda brièvement ce que les dieux de la mort des prêtres penseraient de lui. Il ne les vénérait que parce qu'ils renforçaient les relations entre ses hommes. Il n'était même pas sûr que ces dieux existent, sauf pour permettre aux prêtres qui ne pouvaient pas contrôler les hommes avec leur propre force d'acquérir du pouvoir.
Il imaginait que ces choses comptaient contre lui pour tous les dieux existants mais Irrien n'avait-il pas envoyé plus d'hommes, de femmes et d'enfants au tombeau que quiconque d'autre ? N'avait-il pas offert aux prêtres leurs sacrifices, n'avait-il pas soutenu leur prêtrise et fait de ce monde un lieu qu'ils puissent approuver ? Même si Irrien ne l'avait pas fait pour eux, il l'avait quand même fait.
Pendant un moment, il s'arrêta pour écouter le prêtre qui parlait.
“Mes frères ! Mes sœurs ! Aujourd'hui, nous avons remporté une grande victoire. Aujourd'hui, nous avons envoyé beaucoup d'ennemis rejoindre le monde d'au-delà par la porte noire. Aujourd'hui, nous avons rassasié les dieux pour qu'ils ne nous choisissent pas demain. La victoire d'aujourd'hui —”
“Ce n'était pas a victoire”, dit Irrien, dont la voix se fit facilement entendre par-dessus celle du prêtre. “Pour qu'il y ait une victoire, il faut qu'il y ait une bataille digne de ce nom. La prise de maisons vides est-elle une victoire ? Et le massacre des idiots qui sont restés alors que les autres ont eu l'intelligence de s'enfuir ?” Irrien regarda ceux qui l'entouraient. “Aujourd'hui, nous avons tué et c'est une bonne chose mais il reste bien mieux à faire. Aujourd'hui, nous allons finir ce que nous avons à faire ici. Nous allons abattre leurs châteaux et livrer leurs familles aux esclavagistes. Cela dit, demain, nous irons là où il y a une victoire à remporter, là où tous leurs guerriers nous ont précédés. Nous irons à Haylon !”
Il entendit ses hommes acclamer ses paroles, leur soif de bataille réveillée par la tuerie. Il se tourna vers le prêtre qui avait parlé.
“Qu'en dis-tu ? Est-ce la volonté des dieux ?”
Le prêtre n'hésita pas. Il prit son couteau, ouvrit le ventre à l'homme mort qui gisait sur l'autel puis sortit ses entrailles pour les lire.
“Oui, Seigneur Irrien. Leur volonté vous soutient dans cette entreprise ! Irrien ! Ir-ri-en !”
“Ir-ri-en !” chantèrent les soldats.
Donc, cet homme connaissait sa place. Irrien sourit et entra dans la foule. Il ne fut pas surpris quand une silhouette en robe se glissa juste à côté de lui et marcha à la même vitesse que lui. Irrien sortit un poignard sans savoir s'il allait en avoir besoin.
“Depuis notre dernière conversation, tu as été bien calme, N’cho”, dit Irrien. “Je n'aime pas qu'on me fasse attendre.”
L'assassin baissa la tête. “J'ai mené des recherches sur ce que vous m'avez demandé, Première Pierre. J'ai posé des questions à mes camarades de prêtrise, j'ai lu des parchemins interdits, j'ai torturé ceux qui refusaient de parler.”
Irrien était sûr que le chef des Douze Morts s'était énormément amusé. De toute la bande qui l'avait attaqué, N’cho était le seul survivant. Irrien commençait à se demander s'il avait fait le bon choix.
“Tu as entendu ce que j'ai dit aux hommes”, dit Irrien. “Nous allons à Haylon. Cela signifie que nous allons affronter l'enfant des Anciens. As-tu une solution pour moi ou devrais-je te traîner à l'autel pour que tu soies le prochain sacrifice ?”
Il vit l'autre homme secouer la tête. “Hélas, les dieux ne sont pas si impatients de me rencontrer, Première Pierre.”
Irrien plissa les yeux. “Ce qui signifie ?”
N’cho recula. “Je pense avoir trouvé ce qu'il vous faut.”
Irrien fit signe à l'autre homme de le suivre et les ramena vers sa tente. Il suffit d'un seul regard de leur maître pour que les gardes et les esclaves qui s'y trouvaient partent hâtivement et laissent Irrien seul avec N’cho.
“Qu'as-tu trouvé ?” demanda Irrien.
“Il y a des … créatures qui ont participé à la guerre contre les Anciens”, dit N’cho.
“Elles sont forcément mortes depuis longtemps”, précisa Irrien.
N’cho secoua la tête. “On peut encore les invoquer et je pense avoir trouvé un lieu où je pourrai en invoquer une. Cela dit, il faudra sacrifier beaucoup de vies pour cela.”
Irrien rit à ces paroles. Pour tuer Ceres, ce n'était qu'un petit prix à payer.
“La mort”, dit-il, “est toujours la chose la plus facile à organiser.”
CHAPITRE CINQ
Stephania regardait le capitaine Kang dormir avec un dégoût qui s'insinuait jusqu'au plus profond de son âme. La forme corpulente du capitaine remuait alors qu’il ronflait et Stephania dût se mettre hors d'atteinte quand il tendit le bras vers elle dans son sommeil. Il l'avait fait plus qu'assez quand il avait été éveillé.
Stephania n'avait jamais eu de mal à prendre des amants pour les amener à faire ce qu'elle voulait. C'était ce qu'elle prévoyait de faire avec la Deuxième Pierre, après tout. Pourtant, Kang avait été tout sauf doux et avait semblé prendre plaisir à trouver de nouveaux moyens d'humilier Stephania pendant la traversée. Il l'avait traitée comme l'esclave qu'elle avait brièvement été avec Irrien et Stephania s'était jurée de ne plus jamais être cela.
Alors, elle avait entendu l'équipage murmurer qu'elle n'arriverait peut-être pas à destination saine et sauve, après tout, et que le capitaine lui prendrait peut-être tout ce qu'elle avait donné et finirait par la vendre à un esclavagiste et que, au moins, il partagerait le butin en la livrant à l'équipage.
Stephania ne le permettrait jamais. Elle préférerait mourir. Cependant, il était beaucoup plus facile de tuer.
Elle se faufila silencieusement hors du lit et regarda par un des petits hublots de la cabine du capitaine. Port Leeward s'étendait pas très loin et la poussière tombait sur la ville depuis les falaises qui la surplombaient, visible même dans la demi-lumière de l'aube. C'était une ville laide, usée et exiguë. Même d'ici, Stephania voyait que c'était forcément un endroit plein de violence. Kang avait dit qu'il n'osait pas s'y rendre la nuit.
Stephania avait supposé que ce n'avait été qu'une excuse pour se servir d'elle une fois de plus mais c'était peut-être plus que ça. Les marchés aux esclaves ne seraient pas ouverts dans l'obscurité, après tout.
Elle prit une décision et s'habilla discrètement, se remit son manteau et en inspecta les replis. Elle sortit une bouteille et du fil avec la précision d'une femme qui savait exactement ce qu'elle tenait. Si elle faisait une erreur maintenant, elle était morte. Soit le poison la tuerait soit ce serait Kang qui s'en chargerait à son réveil.
Stephania se plaça au-dessus du lit et aligna le mieux possible le fil sur la bouche de Kang. Il bougea et se tourna dans son sommeil et Stephania bougea avec lui en faisant attention à ne pas le toucher. S'il se réveillait maintenant, elle serait bien assez près de lui pour qu'il la frappe.







