Vainqueur, Vaincu, Fils

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Elle fit couler le poison le long du fil sans se laisser distraire, même quand Kang murmura quelque chose dans son sommeil. Une goutte coula vers ses lèvres, puis une deuxième. Stephania se prépara au moment où il halèterait et mourrait, tué par le poison.
En fait, il ouvrit brusquement les yeux, regarda fixement Stephania pendant un moment. L'incompréhension fit alors place à la colère.
“Putain ! Esclave ! Tu vas mourir pour ça.”
En un instant, il se retrouva sur Stephania et la plaqua contre le lit. Il la frappa une fois puis elle sentit la pression écrasante de ses mains, qui se refermaient sur sa gorge. Stephania haleta quand elle se sentit étouffer et se débattit en essayant de le sortir d'au-dessus d'elle.
De son côté, Kang l'écrasait de tout son grand corps, la plaquait sous lui. Elle se battait et lui riait en continuant à l'étrangler. Il riait encore quand Stephania tira un couteau de l'intérieur de son manteau et le poignarda.
Il poussa un hoquet de surprise quand Stephania le frappa la première fois mais elle ne sentit pas se relâcher la pression sur sa gorge. Des bords de sa vision, les ténèbres commencèrent à descendre sur elle mais elle continua à frapper machinalement, instinctivement et aveuglément parce que, maintenant, elle ne pouvait plus voir qu'un léger brouillard.
L'étreinte sur sa gorge se détendit et Stephania sentit le corps de Kang s'effondrer sur elle.
Il lui fallut beaucoup trop longtemps pour se dégager d'en-dessous de lui, haletante, et pour essayer de regagner conscience le plus vite possible. Elle tomba quasiment du lit puis se leva et regarda le corps massacré de Kang avec dégoût.
Il fallait qu'elle soit terre-à-terre. Elle avait fait ce qu'elle avait prévu, même si cela s'était avéré être très difficile. Maintenant, il fallait faire le reste.
Elle remit rapidement les draps en place pour donner l'impression, au premier abord, que Kang dormait. Elle inspecta rapidement la cabine et trouva le petit coffre où Kang gardait son or. Stephania se faufila sur le pont, la capuche baissée, puis se dirigea vers la petite barque qui se trouvait à la poupe.
Stephania y entra et commença à actionner les poulies pour la faire descendre. Les poulies grincèrent comme une porte rouillée et, de quelque part au-dessus d'elle, elle entendit les cris des marins qui voulaient savoir d'où venait ce bruit. Stephania n'hésita pas. Elle tira un couteau et se mit à scier la corde qui retenait le bateau. Elle céda et le bateau parcourut le peu de distance qui le séparait encore des vagues en chute libre.
Saisissant les rames, elle se mit à souquer en direction du port pendant que, derrière elle, les marins se rendaient compte qu'ils ne pouvaient pas la suivre. Stephania rama jusqu'aux quais puis grimpa à terre sans même se soucier d'amarrer le bateau. Elle ne comptait pas repartir de cette façon.
La capitale de Felldust était tout ce qu'elle avait semblé être vue depuis l'eau. La poussière lui tombait dessus en vagues pendant que, en son sein, des silhouettes évoluaient avec des intentions menaçantes. L'une d'elles se rapprocha de Stephania et elle la fit reculer en sortant son couteau.
Elle alla plus loin dans la ville. Stephania savait que Lucious était venu ici et elle se demanda ce qu'il avait ressenti pendant qu'il le faisait. Il avait probablement été un peu perdu, parce que Lucious ne savait pas comment parler aux gens. Il s'imaginait qu'il allait foncer vers les gens et exiger ce qu'il voulait, menacer, intimider. Lucious avait été un imbécile.
Stephania n'était pas une imbécile. Elle regarda autour d'elle jusqu'à ce qu'elle trouve les gens qui détiendraient de vraies informations : les mendiants et les prostituées. Elle alla les retrouver avec l'or qu'elle avait volé et leur posa encore et encore la même question.
“Que pouvez-vous me dire sur Ulren ?”
Elle posa cette question dans les ruelles et elle la posa dans les tripots où l'enjeu semblait être aussi souvent le sang que l'argent. Elle la posa dans des magasins qui vendaient des couches de vêtements contre la poussière et elle la posa aux endroits où les voleurs se rassemblaient dans le noir.
Elle choisit une auberge et s'y installa en faisant passer un message en ville : il y avait de l'or pour ceux qui accepteraient de lui parler. Ils vinrent, lui racontèrent des fragments d'histoire et de rumeurs, des potins et des secrets. Heureusement, Stephania avait tout à fait l'habitude de faire le tri dans un tel fatras d'informations.
Elle ne fut pas surprise quand ils vinrent la chercher, deux hommes et une femme, portant tous les vêtements que les habitants de la ville utilisaient pour se protéger de la poussière, arborant tous l’emblème de l'ex-Deuxième Pierre. Ils avaient l'air dur de personnes habituées à la violence mais cela aurait pu être le cas de presque tous les habitants de Felldust.
“Tu poses beaucoup de questions”, dit la femme en se penchant par-dessus la table, tellement près de Stephania que cette dernière aurait facilement pu la poignarder, tellement près qu'elles auraient pu être des confidentes en train d'échanger des commérages à un bal de cour.
Stephania sourit. “Effectivement.”
“Et tu t'imaginais que ces questions n'attireraient l'attention de personne ? Que la Première Pierre n'a pas des gens qui écoutent discrètement ce qui se dit ?”
Alors, Stephania rit. Croyaient-ils qu'elle n'avait pas envisagé qu'il y aurait peut-être des espions ? Elle avait fait plus que ça : elle s'en était servi. Elle avait cherché à obtenir des réponses en ville mais, en vérité, elle avait tout autant cherché à ce qu'on lui prête attention. Tous les imbéciles pouvaient aller frapper à une porte et se faire refuser l'entrée. Une femme intelligente faisait en sorte qu'on l'invite à entrer.
Après tout, pensa Stephania avec encore plus d'amusement, dans une romance, une femme ne devrait jamais se charger de toutes les sollicitations.
“Qu'y a-t-il de drôle ?” demanda la femme. “Es-tu folle ou seulement idiote ? Qui es-tu, de toute façon ?”
Stephania retira son capuchon pour que l'autre femme voie ses traits.
“Je m'appelle Stephania”, dit-elle. “Je suis l’ex-fiancée de l'héritier de l'Empire et l'ex-reine de l'Empire. J'ai survécu à la chute de Delos et aux efforts pourtant énormes d'Irrien pour me tuer. Je pense que votre seigneur voudra bien me parler, n'est-ce pas ?”
Elle se leva pendant que les autres se regardaient en tentant visiblement de décider ce qu'il fallait faire dans un tel cas. Finalement, la femme prit une décision.
“On l'emmène.”
Ils se placèrent de chaque côté de Stephania mais elle se fit fort de se déplacer en même temps qu'eux pour avoir plus l'air d'une noble que l'on escortait que d'une prisonnière. Elle tendit même le bras et posa doucement la main sur le bras de la femme comme elle aurait pu le faire en se promenant avec une compagne dans un jardin.
Ils traversèrent la ville et, comme c'était un des rares endroits épargnés par les tempêtes de poussière qui tombaient des falaises, Stephania ne s'embêta plus à porter la capuche. Elle laissa les gens la regarder, sachant que les rumeurs sur son identité et sa destination ne tarderaient pas à se répandre.
Bien sûr, malgré l'air que Stephania donnait à ce trajet, c'était quand même loin d'être une promenade agréable. Ceux qui l'accompagnaient étaient quand même des tueurs qui n'hésiteraient pas à l'assassiner si elle leur donnait la raison de le faire. Quand ils avancèrent vers un grand complexe situé au cœur de la ville, Stephania sentit la peur lui nouer l'estomac et elle ne la réprima que par la détermination qui la poussait à faire toutes les choses qu'elle était venue faire à Felldust. Elle se vengerait d'Irrien. Elle récupérerait son fils, que le sorcier avait capturé.
Ils lui firent traverser le complexe, passer devant les esclaves au travail et les guerriers à l'entraînement, devant les statues montrant un Ulren jeune qui se tenait sur les cadavres de ses ennemis. Stephania savait sans aucun doute que c'était un homme dangereux. Pour n'être assujetti qu'à Irrien, il avait fallu qu'il arrive par tous les moyens au quasi-sommet de la hiérarchie d'un des endroits les plus dangereux qui soient.
Perdre ici, c'était mourir ou pire que mourir mais Stephania ne comptait nullement perdre. Elle avait tiré des leçons de l'invasion et même de l'échec de sa prise de contrôle d'Irrien. Cette fois, elle avait quelque chose à offrir. Ulren voulait les mêmes choses qu'elle : le pouvoir et la mort de l'ex-Première Pierre.
Stephania avait entendu parler de gens qui avaient fondé leur mariage sur bien pire que cela.
CHAPITRE SIX
Ceres descendit du petit bateau et passa sur la rive, impressionnée par le fait qu'un endroit comme celui-là puisse exister quelque part sous terre. Elle savait que les pouvoirs des Anciens régnaient ici mais elle ne comprenait pas pourquoi ils gardaient cet endroit. Pourquoi créer un jardin au centre d'un cauchemar ?
Bien sûr, du peu qu'elle avait vu des Anciens, le fait qu'il existe un cauchemar pouvait être une raison suffisante pour l'existence du jardin.
De plus, il y avait le dôme, qui semblait être fait de pure lumière dorée. Ceres s'en rapprocha. S'il y avait une réponse à trouver ici, elle était sûre qu'elle serait quelque part à l'intérieur de ce dôme.
Il y avait une brume légère dans la lumière et, à l'intérieur, Ceres pensa voir deux silhouettes. Elle espéra que ce n'étaient pas d'autres sorciers morts-vivants. Ceres n'était pas sûre qu'elle aurait encore la force d'en affronter.
Quand Ceres essaya d'entrer dans la lumière, elle ne put s'empêcher de se préparer à ressentir une sorte de choc ou de force dont le but aurait été de la repousser. En fait, il n'y eut qu'un moment de pression puis elle traversa la lumière, entra dans le dôme et regarda autour d'elle.
L'endroit ressemblait à l'intérieur d'une pièce opulente avec des couvertures et des divans, des statues et des ornements qui semblaient être suspendus à l'intérieur du dôme. Il y avait aussi autre chose : des objets en verre et des livres qui parlaient de l'art de la sorcellerie.
Deux personnes se tenaient au cœur de la pièce. L'homme dégageait la même grâce et la même paix que Ceres avait vues chez sa mère et il portait les robes pâles qu'elle avait vues dans les souvenirs des Anciens. La femme portait les robes plus sombres d'une sorcière mais, à la différence de ceux d'au-dessus, elle avait l'air encore jeune, pas desséchée par le temps.
En les regardant, Ceres se rendit compte qu'ils avaient aussi l'air légèrement translucide qu'elle avait vu dans les autres parties du complexe, dans les souvenirs qui s'y trouvaient.
“Ils ne sont pas réels”, dit-elle.
L'homme rit en entendant ses paroles. “Tu entends ça, Lin ? Nous ne sommes pas réels.”
La femme tendit la main et lui toucha le bras. “Cette erreur est compréhensible. Après tout ce temps, j'imagine que nous ressemblons à de simples ombres de ce que nous avons été.”
Cette réponse prit Ceres de court. Elle tendit impulsivement le bras vers l'homme. Elle vit sa main lui traverser la poitrine. Elle se rendit compte de ce qu'elle venait de faire.
“Désolée”, dit-elle.
“Ce n'est pas grave”, dit l'homme. “J'imagine que c'est un peu déconcertant.”
“Qu'êtes-vous ?” demanda-t-elle. “J'ai vu les sorciers d'au-dessus et vous n'êtes pas comme eux, et vous n'êtes pas non plus comme les souvenirs, qui ne sont que des images.”
“Nous sommes quelque chose … d'autre”, dit la femme. “Je m'appelle Lin et voici Alteus.”
“Je m'appelle Ceres.”
Ceres remarqua que les deux personnes se tenaient proches l'une de l'autre; Lin gardait une main posée sur l'épaule d'Alteus. Ils ressemblaient tous les deux à un couple très amoureux. Est-ce que Thanos et elle deviendraient comme ça un jour ? Ils seraient probablement moins transparents, tout de même.
“La bataille faisait rage”, dit Alteus, “et nous ne pouvions pas l'arrêter. Ce que les sorciers prévoyaient de faire était maléfique.”
“Certains représentants de ton espèce ne valaient pas mieux”, dit Lin avec un léger sourire comme s'ils avaient déjà eu cette conversation plus d'une fois. “Tout est arrivé si vite. Les Anciens ont emprisonné les sorciers en l'état, leur magie a mêlé le passé à l'avenir et Alteus et moi …”
“Vous êtes devenus autre chose”, termina Ceres. Des souvenirs sensibles. Des fantômes du passé qui pouvaient se toucher l'un l'autre, même si c'était tout ce qu'ils pouvaient faire.
“J'ai l'impression que tu ne t'es pas battue pour échapper à tout ce que tu as trouvé au-dessus que pour entendre notre histoire”, dit Alteus.
Ceres avala sa salive. Elle ne s'était pas attendue à cela. Elle s'était attendue à trouver un objet, peut-être une chose comme le point de connexion qui contrôlait les envoûtements d'au-dessus. Pourtant, l'Ancien qui se tenait devant elle avait raison : elle était venue en ce lieu pour une raison précise.
“J'ai le sang des Anciens”, dit-elle.
Elle vit Alteus hocher la tête. “Je le vois.”
“Mais quelque chose la restreint”, dit Lin, “limite ses pouvoirs.”
“Quelqu'un m'a empoisonnée”, dit Ceres. “Il m'a retiré mes pouvoirs. Ma mère a pu me les restituer quelque temps mais cela n'a pas duré.”
“Le poison de Daskalos”, dit Lin avec une nuance de dégoût.
“Une chose maléfique”, dit Alteus.
“Mais une chose que l'on peut défaire”, ajouta Lin. Elle regarda Ceres. “Si elle est en est digne. Je suis désolée mais c'est beaucoup de pouvoirs pour une seule personne. Nous avons vu les conséquences que cela pouvait avoir.”
“De plus, étant donné ce que nous sommes, il faudrait beaucoup de gens pour le défaire”, dit Alteus.
Lin tendit la main et lui toucha le bras. “Peut-être est-il temps de voir de nouvelles choses. Nous sommes ici depuis des siècles. Même si nous pouvons créer beaucoup de choses, il est peut-être temps de voir ce qui viendra ensuite.”
Quand elle entendit ces paroles, Ceres réfléchit et en comprit peu à peu les implications.
“Attendez ! Si vous me soignez, cela vous tuera ?” Elle secoua la tête mais, à ce moment-là, elle fut interrompue par des pensées de Thanos et de tous les autres habitants d'Haylon. Si elle refusait de se faire soigner, ils mourraient eux aussi. “Je ne sais pas quoi dire”, admit-elle. “Je ne veux pas que quelqu'un meure pour moi mais beaucoup de gens mourront si je m'y oppose.”
Elle vit les deux esprits se regarder l'un l'autre.
“C'est un bon début”, dit Alteus. “Cela signifie qu'il existe une raison pour cela. Dis-nous le reste. Dis-nous tout ce qui t'a menée jusqu'ici.”
Ceres fit de son mieux. Elle expliqua tout ce qu'il y avait à savoir sur la rébellion, sur la guerre, sur l'invasion qui avait suivi et sur son incapacité à l'arrêter. Elle parla aussi de l'attaque menée contre Haylon qui, à l'instant même, mettait en danger tous ceux qu'elle aimait.
“Je comprends”, dit Lin en tendant la main pour toucher Ceres, qui fut surprise de ressentir une pression sur son bras. “Cela me rappelle un peu notre guerre.”
“Le passé se perpétue par échos”, dit Alteus, “mais il y a des échos qui ne peuvent pas être répétés. Il faut que nous sachions si elle le comprend.”
Ceres vit Lin hocher la tête.
“C'est vrai”, dit le fantôme. “Par conséquent, j'ai une question à te poser, Ceres. Voyons si tu comprends. Pourquoi tout cela est-il encore ici ? Pourquoi les sorciers sont-ils piégés comme ça ? Pourquoi les Anciens ne les ont-ils pas détruits ?”
La question ressemblait à une épreuve et Ceres avait l'impression que, si elle ne trouvait pas la bonne réponse, ces deux personnes ne l'aideraient pas. Vu ce qu'elles avaient dit que ça risquait de leur coûter, Ceres était étonnée qu'elles aillent même jusqu'à l'envisager.
“Est-ce que les Anciens auraient pu les détruire ?”, demanda Ceres.
Alteus réfléchit un moment puis hocha la tête. “Ce n'est pas la question. Pense au monde.”
Ceres réfléchit. Elle pensa aux effets de la guerre, aux déserts désolés de Felldust et à la destruction de l'île qui se trouvait au-dessus d'elle, au nombre tellement réduit d'Anciens encore vivants, aux invasions et aux gens qui avaient péri en combattant contre l'Empire.
“Je pense que vous ne les avez pas détruits à cause de ce que cela vous aurait demandé de faire”, dit Ceres. “A quoi bon gagner s'il ne reste plus rien après ?” Cela dit, elle supposait que c'était plus que ça. “J'ai participé à une rébellion. Nous nous sommes battus contre une chose grande et maléfique qui gâchait la vie des gens mais combien de gens sont morts maintenant ? On ne peut rien résoudre en se contentant de massacrer tout le monde.”
Alors, elle vit Lin et Alteus se regarder l'un l'autre. Ils hochèrent la tête.
“Nous avons d'abord toléré la rébellion des sorciers”, dit Alteus. “Nous avons cru qu'elle ne mènerait à rien. Ensuite, elle a grandi et nous l'avons combattue mais, ce faisant, nous avons provoqué autant de dégâts qu'eux. Nous avions le pouvoir de dévaster des paysages entiers et nous l'avons utilisé. Oh, comme nous l'avons utilisé !”
“Tu as vu les choses qui ont été faites à cette île”, dit Lin. “Quand je te guérirai, si je te guéris, tu auras cette sorte de pouvoir. Qu'en feras-tu, Ceres ?”
Il fut un temps, la réponse aurait été simple. Elle aurait renversé l'Empire. Elle aurait détruit les nobles. Maintenant, elle voulait seulement que les gens puissent vivre leur vie heureux et en sécurité; cela ne semblait pas être trop demander.
“Je veux seulement sauver les gens que j'aime”, dit-elle. “Je ne veux détruire personne. Je … Je crains d'être obligée de le faire. Je déteste cette idée. Tout ce que je veux, c'est la paix.”
Même Ceres fut un peu surprise par cela. Elle ne voulait plus de violence. Cette dernière ne devait servir que pour empêcher que des gens innocents se fassent massacrer. Sa réponse lui valut un autre hochement de tête.
“Bonne réponse”, dit Lin. “Viens ici.”
L'ex-sorcière alla au milieu des fioles en verre et des équipements alchimiques qui semblaient exister sous forme d'illusion. Elle y évolua en mélangeant des éléments et en modifiant d'autres choses. Alteus l'accompagna et ils semblèrent tous les deux travailler dans une sorte d'harmonie qui prouvait qu'ils se connaissaient forcément depuis de nombreuses années. Ils versèrent des solutions dans de nouveaux récipients, ajoutèrent des ingrédients, consultèrent des livres.
Ceres resta sur place en les regardant et dut admettre qu'elle ne comprenait pas la moitié de ce qu'ils faisaient. Quand ils se tinrent devant elle avec une fiole en verre, cette fiole lui sembla presque trop petite.
“Bois ça”, dit Lin. Elle tendit la fiole à Ceres et, bien qu'elle ait l'air complètement immatérielle, quand Ceres la prit, sa main rencontra du verre solide. Elle la leva et vit l'éclat du liquide doré qui était le même que celui du dôme qui l'entourait.
Ceres but le liquide et eut la sensation de boire la lumière des étoiles.
Le liquide sembla alors la traverser puis elle sentit sa progression dans la relaxation de ses muscles et l'apaisement de douleurs dont elle n'avait pas soupçonné la présence. Elle sentait aussi quelque chose croître en elle et s'étendre comme un réseau de racines qui lui traversaient le corps comme si les canaux le long desquels son pouvoir courait venaient de repousser.
Quand ce fut fait, Ceres se sentit mieux qu'elle ne s'était sentie depuis la période d'avant l'invasion. Elle avait l'impression qu'une profonde sensation de paix se répandait en elle.
“Est-ce fini ” demanda Ceres.
Alteus et Lin se prirent la main l'un à l'autre.
“Pas tout à fait”, dit Alteus.
Le dôme qui entourait Ceres sembla s'effondrer vers l'intérieur et son contenu disparaître en se transformant en lumière pure. Cette lumière se concentra sur l'endroit où l'Ancien et la Sorcière se tenaient jusqu'à ce que Ceres ne puisse plus les y distinguer.
“Ce sera intéressant de voir ce qui se passera par la suite”, dit Lin. “Au revoir, Ceres.”
La lumière jaillit vers elle, remplit Ceres et courut dans les canaux de son corps comme de l'eau dans des aqueducs récemment bâtis. Elle la remplit sans arrêt et Ceres eut l'impression qu'il y avait en elle plus de pouvoir qu'elle n'en avait jamais connu. Pour la première fois, elle comprit la véritable étendue des pouvoirs des Anciens.
Elle resta sur place, vibrante de force, et comprit que le temps était venu.
Il était temps de faire la guerre.
CHAPITRE SEPT
Jeva sentait la tension croître à chaque pas alors qu'elle se dirigeait vers la salle de réunion. Les gens du lieu de rencontre la regardaient fixement comme elle aurait pu s'attendre à ce que des étrangers regardent un ressortissant de son peuple : comme si elle était quelque chose d'étrange, de différent, sinon même de dangereux. Ce n'était pas une sensation que Jeva appréciait.
Était-ce seulement qu'ils ne voyaient pas beaucoup de gens avec des marques de prêtresse en ce lieu ou était-ce quelque chose d'autre ? Ce ne fut que lorsque les premières insultes et accusations vinrent de la foule grandissante que Jeva commença à comprendre.
“Traîtresse !”
“Tu as emmené ta tribu au massacre !”
Un jeune homme sortit de la foule avec la démarche arrogante que seuls les jeunes hommes pouvaient avoir. Il avançait vers la maison de la mort comme s'il possédait le chemin qui y menait. Quand Jeva voulut le contourner, il la bloqua.
Jeva aurait dû le frapper rien que pour cela mais elle était venue faire plus important que ça.
“Sors-toi”, dit-elle. “Je ne suis pas ici pour me battre.”
“As-tu complètement oublié les coutumes de notre peuple ?” demanda-t-il. “Tu as emmené ta tribu se faire tuer à Delos. Combien en sont revenus ?”
Jeva entendait sa colère, la sorte de colère que même ses compatriotes ressentaient quand ils perdaient un proche. Leur dire que le proche en question avait rejoint les ancêtres et qu'ils devraient en être heureux n'arrangerait rien. De toute façon, Jeva n'était même plus sûre d'y croire elle-même. Elle avait vu l'inutilité des morts provoquées par la guerre.
“Mais toi, tu es revenue”, dit le jeune homme. “Tu as détruit une de nos tribus et tu es revenue, lâche !”
Un autre jour, Jeva l'aurait tué pour une telle insolence mais, en vérité, les divagations d'un idiot ne comptaient pas dans le contexte de tout ce qui se passait. Elle essaya à nouveau de le contourner.
Jeva s'arrêta quand il tira un couteau.
“Tu ne devrais pas faire ça, mon garçon”, dit-elle.
“Ne me dis pas ce que je dois faire !” hurla-t-il avant de lui bondir dessus.
Jeva réagit par instinct et s'écarta de la trajectoire du coup en frappant de ses chaînes à lames. L'une d'elles s'enroula autour du cou du garçon et tira dessus alors qu'elle bougeait à une vitesse qu'elle avait longtemps travaillée. Le sang jaillit quand le jeune homme tenta de toucher sa blessure et tomba à genoux.
“Sois maudit”, dit Jeva à voix basse. “Pourquoi m'as-tu forcée à le faire, idiot ?”
Il n'y eut évidemment aucune réponse. Il n'y avait jamais de réponse. Jeva murmura les mots d'une prière pour les morts penchée par-dessus le jeune homme puis se releva et le souleva. D'autres villageois la suivirent alors qu'elle poursuivait sa route et, maintenant, Jeva sentait la tension là où, auparavant, il n'y avait eu que des plaisanteries. Ils la suivaient de près comme une garde d'honneur ou comme l'escorte d'une prisonnière que l'on emmenait à son exécution.
Quand elle atteignit la Maison des Morts, les anciens du village l'attendaient déjà. Jeva entra pieds nus, s'agenouilla devant le bûcher qui brûlait éternellement et y fit tomber le corps de son assaillant. Quand il se mit à brûler, elle se tourna vers les gens qu'elle était venue convaincre.
“Tu viens ici avec du sang sur les mains”, dit un Messager des Morts dont les robes tourbillonnaient alors qu'il avançait. “Les morts nous ont dit que quelqu'un viendrait mais pas que cela arriverait comme ça.”






