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Ainsi Roger avançait dans sa route et dans sa propre apologie, lorsque des cris lointains appelèrent son attention. Au milieu du long murmure qui bruissait au loin, on entendait s’élever de temps à autre la clameur d’alarme : au loup ! au loup ! Roger reconnut que c’était un de ces animaux lancé par des paysans qu’on poursuivait, et bientôt les aboiements des chiens, les sons du cornet à bec d’argent, lui apprirent que c’était une chasse en règle qui avait lieu. Il s’y précipita avec rapidité, et tout plein du désir d’abattre la bête féroce. Il courait joyeux de penser qu’il allait arriver sous son déguisement parmi de nobles dames et des chevaliers ; il se voyait inconnu au milieu de toute cette compagnie ; les seigneurs, irrités de ce qu’il leur avait enlevé leur proie, les dames souriant à sa bonne grâce, les valets et chasseurs l’épieu levé contre lui, et lui, Roger, après avoir rendu un sourire aux dames, jeté un regard insolent aux chevaliers et bâtonné quelques serfs, s’échappant sur son bon cheval Algibeck. Dans cet espoir, et regardant déjà ce qu’il avait rêvé comme accompli, il courait à faire siffler l’air autour de lui. À mesure qu’il avançait, les cris devenaient de plus en plus bruyants ; mais ils n’avaient pas cette ardeur sérieuse d’une chasse hardie ; et puis les chiens ne donnaient qu’à peine ; on entendait qu’ils avaient besoin d’être excités par le fouet ; et, en consultant l’allure de son cheval, il ne vit pas que, dans sa rapidité, elle eût rien de cette retenue que le meilleur coursier garde à l’odeur d’une bête fauve. Algibeck jouait en courant, sa tête ni son oreille n’étaient tendues et immobiles. Le vicomte soupçonna que ce pouvait être quelque jeu de serfs et d’enfants, et il reprit sa marche indolente. À peine avait-il fait ainsi quelques pas, que la chasse, qui d’abord semblait fuir devant lui, se rapprocha soudainement. Bientôt les cris : au loup… ! devinrent plus distincts, et il entendit qu’il s’y mêlait clairement des éclats de rire et des huées bruyantes ; les aboiements des chiens, quoique mous et inégaux, continuaient, et les cornets retentissaient de tout leur bruit criard et discordant. Dans ce moment, le vicomte se trouvait dans un chemin creux entre deux élévations couronnées d’arbres dont quelques-uns pendaient sur la route. Le bruit, les cris, les rires, se rapprochaient de plus en plus, et de temps à autre il s’y mêlait des lamentations d’une nature si singulière, que Roger s’arrêta tout court. Enfin sur la partie du bois qui s’élevait à sa droite, il entend crier les bruyères et se briser les halliers, et bientôt sur les branches d’un arbre presque horizontalement couché au-dessus de la route, il voit s’élancer un monstre énorme ayant la brune couleur d’un loup. Cet animal court avec légèreté jusqu’aux extrêmes branches de l’arbre, qui se plient et se brisent sous son poids, et il tombe lourdement aux pieds d’Algibeck, qui d’abord se cabre épouvanté, et qui presque aussitôt se rapproche et se penche sur le monstre en le flairant. À l’instant même, les valets armés de pieux arrivent, quelques chiens des plus animés se précipitent, et portent la dent sur l’animal haletant. Un cri de douleur atroce s’échappe de cette peau fauve et velue, c’est un cri d’homme ; un cri à briser l’âme d’un bourreau. D’un tour de son bâton ferré, Roger écarte les chiens et empêche les valets d’approcher.
— Holà, manant, lui crie un teneur de lesse, tu as frappé les chiens d’un noble homme ; commence par payer six deniers d’amende à moi son forestier, et laisse ce loup à la dent des mâtins, si tu ne veux qu’ils fassent de toi comme de lui.
— Si tu ne veux que je fasse de toi comme de tes chiens, repart le vicomte, réponds ; quel misérable, et quel infâme se disant libre et noble a pu te commander cette affreuse expédition ?
— Si tu veux le savoir, il te le dira bientôt lui-même, car il accourt en compagnie de sa noble et dame suzeraine ; mais comme il pourrait bien nous faire fouetter pour n’avoir pas fait selon ses ordres, va-t’en, à moins que nous ne lui montrions pour excuse deux peaux sanglantes au lieu d’une. Sus, mes chiens, sus au manant.
Roger fit tourner son bâton, Algibeck lança une preste ruade aux chiens qui venaient le flairer, et deux ou trois mâtins éclopés, hurlant à ameuter une contrée, allèrent se cacher derrière le forestier. Celui-ci et les valets qui arrivaient l’un après l’autre, indignés de l’audace du manant, brandirent leurs pieux contre lui ; mais Roger, les prévenant, adressa un coup de bâton si furieux sur la tête du forestier, que celui-ci, après être resté immobile un moment, ouvrit et ferma les yeux convulsivement deux ou trois fois, contracta ses bras, et tomba comme une lourde masse. Tous les autres serfs restèrent épouvantés. Cependant, à l’instigation de l’un d’eux qui paraissait plus hardi que les autres, ils allaient se précipiter sur Roger, lorsque les pas des chevaux retentirent dans un chemin qui aboutissait à la route, et bientôt quelques cavaliers débouchèrent à deux pas du vicomte.
Le malheureux que Roger venait de sauver avait profité du relâche qui lui était si soudainement arrivé pour essayer de s’échapper, et il s’était traîné à quelques pas de l’endroit où le vicomte tenait en respect chasseurs et chiens. À peine les cavaliers avaient-ils paru sur la route, que Roger descendit de cheval, et se tourna du côté du misérable gisant, qu’il chercha à secourir. Quelle fut sa surprise en reconnaissant sous ce bizarre accoutrement, tout recouvert de peaux de loup et avec une tête armée de dents énormes, le fameux Pierre Vidal, poète provençal ! Fou de poésie, et le plus souvent fou d’amour, il était célèbre par ses nombreuses extravagances ; et ses tentatives présomptueuses lui avaient valu plus d’une mésaventure. Roger comprit sur-le-champ quel avait pu être le crime de Vidal ; mais il ne devina pas qui avait pu inventer une si barbare punition d’une folie si connue. Pendant le peu de temps qui suffit à Roger pour cette découverte et ces réflexions, deux nouveaux personnages arrivèrent sur la route, et la voix d’un homme se fit entendre.
— Or, vous allez voir, noble dame, comme vos serviteurs savent punir ceux qui insultent par leurs désirs à l’austérité de votre vertu. Holà ! forestier apportez en hommage à votre maîtresse la patte de cet animal. C’est la main, noble dame, qui vous insulta en vous écrivant des vers d’amour qui parlaient d’espérance. Avec cette correction, le bout de langue qu’un Sicilien lui fit couper à Marseille pour avoir conté de longues histoires à sa femme, et l’oreille que lui arracha Beaudoin pour avoir écouté les doux propos de sa sœur ; je pense que la bête sera guérie de la poésie et de l’amour.
Après cette courte harangue le cavalier s’arrêta et demeura, fort étonné de ne pas voir le forestier présentant à la dame la main de Vidal coupée comme un pied de loup. Il répéta son ordre, et, s’irritant du silence qui répondit seul, il s’écria :
— Holà ! manants et écuyers, où est donc notre gibier et notre forestier ? auriez-vous laissé échapper le premier, et le second se serait-il échappé tout seul, de peur de notre fouet ?
— Hélas ! sire vidame, répondit le valet qui avait voulu ameuter ses camarades contre Roger, nous tenions le maudit animal lorsque ce manant s’est jeté entre lui et nous et a frappé vos chiens de son bâton.
— Et le forestier ne l’a pas étendu mort à ses pieds ? s’écria le vidame furieux. Par la Pâque, il a trahi sa maîtresse en me laissant ce soin.
— Il n’a pas trahi sa maîtresse, répond le serf, et il vous a laissé plus de soin que vous ne croyez, car il était homme lige de cette châtellenie, et vous devez vengeance à sa mort.
Et en disant ces paroles, le serf montra au cavalier le corps du forestier étendu la face contre terre et le bras jeté en avant de sa tête. À cet aspect, le chasseur, sans répondre un mot, se précipita sur Roger le pieu levé ; mais celui-ci, se retournant vivement, fit voler d’un coup de son bâton l’arme du chevalier, et, le saisissant par une jambe, le renversa durement de son cheval ; puis, s’élançant sur lui, il lui posa le pied sur la gorge avant qu’il eût le temps de se reconnaître, et lui cria :
— Vassal lâche et fanfaron, si tu bouges je te brise le crâne.
Le chevalier voulut se dégager, mais le pied du vicomte lui pesait comme une enclume sur la poitrine ; et les valets, le voyant ainsi livré à la merci de Roger, n’osaient s’avancer pour le secourir. La dame, à cet aspect, poussa vivement son cheval du côté de Roger ; mais en le regardant elle s’arrêta, et une subite pâleur lui blanchit le visage. Le vicomte à son tour laissa percer sur ses lèvres un sourire d’indignation et de mépris ; et, retirant alors son pied de la gorge du malheureux, il ôta son chaperon et dit à la dame, avec une courtoisie dédaigneuse :
— Ce sont de pareils loups qu’il faut à la Louve de Penaultier, je le sais, et ne m’en étonne pas ; mais peut-on savoir depuis quand elle les chasse, depuis quand il faut des hommes aux dents de ses chiens ?
Puis il ajouta à voix basse et presque inintelligible :
— Est-ce le rebut de ses baisers qu’elle leur jette ?
La pâleur d’Étiennette devint presque affreuse, malgré sa surprenante beauté. Cependant elle contint l’expression de la rage qui l’animait et fit signe à son vidame de se tenir à quelques pas. Puis du haut de son cheval, regardant Roger les paupières à demi closes, faisant glisser ses regards à travers ses longs cils, elle lui jeta un sourire, et, d’une voix qui tremblait doucement, elle lui dit, en paraissant vouloir respecter le mystère de son déguisement :
— Êtes-vous si mal appris, mon jeune bourgeois, de ne pas savoir que ce qui est permis à l’un est défendu à l’autre ? si vous m’aviez plus connue vous en seriez persuadé.
— Ce dont je suis persuadé avant tout, reprit Roger sans faire semblant de comprendre ce que voulait lui rappeler Étiennette, c’est qu’il n’est permis à personne d’user d’un chrétien comme d’une bête fauve, et, ce que je tiens pour vrai, c’est que le chasseur qui prête son bras et son cheval à ce cruel caprice d’une femme, est indigne de la ceinture militaire.
Étiennette, qui voyait qu’une querelle allait s’engager, se hâta de prévenir la réponse du chevalier, et dit sèchement à Roger :
— Maître bourgeois, si vous allez à Montpellier, priez de ma part la belle Catherine Rebuffe de vous dire s’il y a grande différence entre le jongleur qui se fait loup pour plaire à la dame qu’il aime, et le suzerain de quatre comtés qui se fait manant pour être rebuté par la fille d’un insolent bourgeois.
Ce fut le tour de Roger d’être interdit ; il regarda Étiennette avec colère : elle lui répondit par un regard de mépris. Cependant il se remit, et répliqua à la châtelaine :
— La différence, c’est que l’un sait ce qu’il fait et où il va, tandis que celui-ci est un pauvre fou dont on se sert comme d’un jouet.
— Ils sont aussi fous l’un que l’autre, dit une voix forte à côté de Roger ; seulement l’un est fou de la tête et l’autre du cœur, et tous deux sont des jouets de femme.
En se retournant, Étiennette et Roger aperçurent un homme d’une taille colossale, le visage barbu, le front presque couvert de cheveux noirs et crépus. Il était à pied, et portait comme Roger un long bâton ferré et un énorme couteau. Roger le regarda sans se rappeler l’avoir jamais vu. Étiennette eut un mouvement de joie en le reconnaissant.
— S’ils sont fous tous deux, répondit Roger en fronçant le sourcil, du moins il y en a un pour qui nul de vous ici n’a les dents assez longues ; et celui-là dit que ce sont des lâches, qui déchirent le faible et qui n’oseraient égratigner le fort.
Le nouveau-venu répondit fièrement :
— Voici un couteau qui a dépecé plus d’une peau qui se croyait plus dure que celle d’un loup.
À ces paroles, Étiennette et cet homme échangèrent un regard où tout un marché sembla conclu dans un instant. Le malheureux jongleur, pendant cette discussion, s’était traîné jusqu’aux pieds du vicomte. Il était couvert de morsures et inondé de sang ; il se souleva un peu lorsqu’il fut près du cheval d’Étiennette, et, se mettant à genoux, il lui dit d’une voix faible et presque inarticulée :
— Je suis votre loup, n’est-il pas vrai ? je suis votre loup. Oui, sire, répondit-il en se retournant vers Roger, la farouche Étiennette, dont la vertu sauvage lui a valu ce titre si beau de Louve de Penaultier ; cette fière châtelaine m’a dit : Je ne veux pas perdre ce nom que tu aimes, et pourtant je t’aime autant que tu aimes ce nom : deviens mon loup et la Louve te récompensera.
Roger jeta un regard de pitié sur le malheureux poète ; puis, s’adressant à la châtelaine, il lui dit amèrement :
— Oh ! je comprends maintenant les paroles de votre vidame : il faut effacer des propos de nos chevaliers le souvenir d’une nuit trop fameuse ; le traitement fait à cet amant doit servir de démenti au traitement fait à un autre. Du sang répandu sur une robe blanche y cachera des taches de vin, et quelques peaux de loup jetées sur un lit en voileront le honteux désordre. N’est-ce pas cela, Étiennette ?
Elle ne comprit que trop cette allusion à une nuit d’orgie ; mais elle n’eut pas la présence d’esprit d’y répondre : l’inconnu s’en chargea, et il ajouta avec un sourire significatif :
— Cela est vrai ; mais le choix est mal fait ; car un peu de sang noble et un habit de manant conviendrait mieux à cet emploi.
— Tu as raison, s’écria la dame de Penaultier, tu as raison.
Cette fois, le signe d’intelligence qu’elle échangea avec l’inconnu ne put échapper au vicomte. Il comprit toute la menace renfermée dans les paroles de cet homme, et l’assentiment donné à cette menace. Il regarda autour de lui, et vit qu’il n’était entouré que d’ennemis : cependant il était assuré qu’Étiennette n’oserait commander manifestement un meurtre à ses serviteurs, et qu’en se nommant il arrêterait l’obéissance des plus dévoués. Mais à un geste qu’elle fit, tous s’éloignèrent et disparurent dans le chemin par où ils étaient arrivés. Étiennette elle-même poussa son cheval vers ce chemin ; mais, se retournant tout à coup, elle revint sur ses pas et s’arrêta près de Roger. Le malheureux Vidal était étendu mourant à ses pieds : l’inconnu, à quelques pas, restait immobile, appuyé sur son bâton. La dame de Penaultier regarda un moment Roger : elle semblait se complaire à parcourir ces beaux traits si fiers et si calmes ; on pouvait voir qu’un ressouvenir faisait battre son cœur, enflammait ses joues d’une vive rougeur, et affaissait sous une pensée enivrante le dur éclat de ses yeux ; elle sembla combattre un moment cette pensée ; puis, s’en laissant dominer jusqu’à sentir ses yeux humides, elle tira de son sein une longue tresse et dit à mi-voix à Roger :
— Voici de beaux cheveux coupés sur le seul front qui se soit jamais appuyé sur mon cœur ; ah ! que j’en possède encore une fois autant, et j’en ferai une chaîne qui me liera comme une esclave et une servante !
En disant ces paroles, la voix d’Étiennette était faible et suppliante ; son corps à demi penché sur son cheval était comme suspendu au dessus de Roger ; elle planait, pour ainsi dire, au-dessus de lui, et son regard le dominait et l’embrassait à la fois. Un sourire de Roger, et il semble qu’elle tombait éperdue dans ses bras. Le vicomte recula d’un pas, et, sans lui répondre, il couvrit dédaigneusement sa tête de son chaperon, et lui cacha ces cheveux dont elle tenait une tresse si soigneusement conservée. À ce mouvement, Étiennette se redressa sur son cheval et cria à l’inconnu :
— Perdriol, il me faut de ces cheveux, c’est à toi à m’en donner. Voici de quoi les reconnaître !
Et en même temps elle lui jeta la tresse qu’elle avait en ses mains et une lourde bourse.
L’inconnu la saisit, et la faisant sonner, il répondit avec un horrible sourire :
— Si beaux que soient ces cheveux, voici de quoi payer toute la chevelure.
Aussitôt la dame de Penaultier, tournant bride, s’élança dans le chemin par où ses domestiques s’étaient éloignés, et du pied de son cheval elle heurta en passant le malheureux Vidal, qui, ainsi rappelé à lui, trouva la force de murmurer encore :
— Je suis votre loup…, je suis votre loup, n’est-ce pas ?
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